Bangkok, 6 octobre 1976. Ce matin-là, “aidé par la police, un groupe de militants de droite a envahi l’université Thammasat de Bangkok, accusant faussement des étudiants d’avoir organisé une mise en scène montrant la pendaison du prince héritier, Vajiralongkorn”, raconte Asia Sentinel. Officiellement, 46 étudiants ont été tués. Mais le bilan dépasse certainement la centaine de morts.
Quarante-quatre ans plus tard, l’histoire est-elle en passe de se répéter ? Parmi les milliers de jeunes Thaïlandais qui bravent depuis un mois l’interdiction de manifester, peu ignorent cette date et le dénouement tragique de la mobilisation de leurs grands-parents. Pour autant, rien ne semble pouvoir les dissuader de mener leur révolte à son terme. “Pas même les pluies diluviennes”, note le Bangkok Post, car ils étaient des milliers – entre 10 000 et 20 000 – réunis autour du monument de la Démocratie, dans la capitale, le 16 août. Un nouveau record d’affluence.
Au cœur de leurs revendications, rappelle le quotidien anglophone, trois demandes : “l’arrêt des tentatives d’intimidation contre les critiques du gouvernement, la rédaction d’un projet de nouvelle Constitution et la dissolution de la Chambre des représentants”. Mais au-delà, soulignent nombre d’observateurs, c’est un appel à dépoussiérer et à assainir les vieilles institutions, y compris la sacro-sainte couronne, que crient les étudiants.
Une monarchie absolue déguisée en démocratie
Et plus précisément encore un appel à ériger des garde-fous autour du roi Vajiralongkorn, à qui l’on prête de vils desseins. “Les jeunes manifestants disent à présent tout haut ce que tout le monde sait mais a toujours eu peur de dire, à savoir que le roi tente de restaurer une monarchie absolue déguisée en démocratie mais contrôlée par les militaires”, écrit Asia Sentinel, avant de citer un militant des droits de l’homme travaillant à Bangkok :
“Ces jeunes sont indignés à l’idée de vivre sous le règne d’un roi absent faisant exécuter sa volonté politique avec l’aide d’une coterie de militaires avides de pouvoir, violant les droits de l’homme et qui se drapent dans les couleurs de la royauté pour justifier leur influence.”
Oser critiquer la monarchie, sans même parler de la défier, est impensable dans l’esprit de la plupart des Thaïlandais les plus âgés, rappelle Pravit Rojanaphruk sur le site Khaosod. À la fois parce qu’ils ont grandi dans une Thaïlande où Rama IX, le père du roi actuel, était vénéré tel un demi-dieu, mais aussi parce que la loi punissant le crime de lèse-majesté est l’une des plus dures du monde. Avec la jeune génération qui, selon Asia Sentinel, “a grandi alors que la toute-puissance monarchique était sur le déclin” et ose poser des questions, la Thaïlande, jour après jour, “se scinde en deux univers parallèles”, écrit Pravit Rojanaphruk.
Sans parler des fractures économiques amplifiées par la pandémie de Covid-19. Le 17 août, les chiffres sont tombés : l’économie thaïlandaise – à l’arrêt quasi complet – s’est contractée de 12,2 % au deuxième trimestre, “le pire résultat en vingt-deux ans”, commente la Nikkei Asian Review.
Le mécontentement d’ordre économique pourrait ainsi ouvrir un second front de contestation. Et menacer davantage encore le gouvernement de Prayuth Chan-ocha, général arrivé au pouvoir en 2014 à la faveur d’un coup d’État et “légitimé” depuis par un scrutin controversé. Au point de l’inciter à reproduire l’épisode sanglant de 1976 ? Dans un article intitulé “Un troublant air de déjà-vu”, le Bangkok Post explique que “l’inquiétude monte autour d’une possible redite du massacre du 6 octobre 1976 à l’université Thammasat, à présent que le mouvement royaliste se mobilise pour défendre la monarchie”.
Ce qui fait dire à une source interrogée par Asia Sentinel :
“À l’heure actuelle, on dirait que les jeunes étudiants qui manifestent s’engouffrent dans une allée sombre, sans issue, entourée de loups n’attendant qu’un signal pour les dévorer.”
Courrier International
Abonnez-vous à la Lettre de nouveautés du site ESSF et recevez chaque lundi par courriel la liste des articles parus, en français ou en anglais, dans la semaine écoulée.