Deux soirs de suite, on a pu voir dans le centre de Belgrade des jeunes encagoulés jeter des pierres et des feux de Bengale sur la police, positionnée devant le Parlement, puis projeter des pavés sur les gendarmes et reculer face à l’action des forces de l’ordre, sous les yeux ahuris des autres manifestants ne sachant trop comment réagir.
Sur certains visages transparaissait la colère, sur d’autres une résignation morose. D’aucuns se sont rendus dans le centre de Belgrade pour la bagarre, pour crâner le lendemain dans leur quartier en racontant le bras de fer avec la police et en montrant les bleus laissés par les matraques, tandis que d’autres étaient désespérés. Ce qui ne va pas sans rappeler la jeunesse palestinienne à Gaza, pour qui les jets de pierres sur l’armée et la police font partie du rite initiatique et de l’expression d’une colère impuissante. Est-ce à dire qu’il s’agit là d’une intifada anti-Vucic [le président serbe] ?
Cela ressemble fort, du moins pour l’instant, à une explosion des frustrations accumulées dans la société serbe ces dernières décennies, depuis la défaite des guerres des années 1990 (en Croatie, en Bosnie-Herzégovine et au Kosovo) en passant par la gestion de la pandémie, la corruption, l’autoritarisme et l’arrogance du président Vucic, jusqu’aux problèmes sociaux et économiques [qui provoquent] un manque de perspectives, qu’elles soient individuelles ou au niveau de l’État, lequel hésite entre se rapprocher de l’Union européenne, ou de la Russie, ou plus récemment de la Chine.
Une opposition écrasée et désunie
De toute évidence, ces frustrations sont présentes dans toutes les couches de la société serbe : à gauche comme à droite, chez les jeunes comme chez leurs aînés, chez les plus instruits comme dans les milieux plus populaires, chez les proeuropéens comme chez les prorusses, chez les nationalistes comme chez les libéraux. Tout cela fait pour l’instant le jeu de Vucic. Tant que les revendications des manifestants ne sont pas clairement articulées, le président serbe n’a rien à craindre.
Les militants de la droite radicale dominent les manifestations, ce qui suscite le doute d’une éventuelle conspiration avec le régime. Dans les premiers groupes de manifestants figuraient des supporters des clubs de football belgradois et des militants des groupuscules obscurs d’extrême droite, contrôlés, dit-on, par les services secrets, utilisés jadis par Slobodan Milosevic [l’ancien président de la Yougoslavie puis de la Serbie] et Arkan [chef des supporters et unités paramilitaires serbes, et criminel de guerre durant la période 1991-1995].
Les manifestants violents, qu’ils soient manipulés par le régime ou qu’ils obéissent à un mouvement spontané, ont dépossédé les manifestants citoyens et pacifiques (majoritaires ?) de leur contestation. Quant à ces derniers, on ignore leur nombre, leurs revendications, tout comme on ne sait qui les mène. En effet, Vucic a tant écrasé et désuni l’opposition serbe qu’il n’est en aucun cas menacé par des adversaires éparpillés et disparates, tout du moins pour le moment. Reste à savoir si l’opposition réussira à se réunir. Elle a su dépasser ses divergences pour faire tomber Milosevic en 2000, mais son union n’a pas duré longtemps, faute de confiance entre les partis, qui ont privilégié leurs propres intérêts.
Pour l’instant, Vucic a le soutien de la police, de l’armée, des services secrets et des ambassades occidentales, point non négligeable. Lors de la chute de Milosevic, tous les segments du pouvoir l’avaient lâché, et une solution de remplacement politique existait bel et bien. Sauf que, pour l’heure, il n’y a rien de semblable en Serbie. Par conséquent, Vucic peut manipuler plus facilement, tant à l’intérieur que sur le plan international, et ce en s’affichant comme la seule possibilité.
Comme une cocotte-minute
Vucic attend probablement que les protestations s’essoufflent. À l’instar de celles organisées par le mouvement “1 sur 5 millions” [contre l’autoritarisme de Vucic], qui ont duré plusieurs mois sans aboutir à aucun changement. Durant la crise sanitaire [liée à la pandémie de Covid-19], la révolte des casseroles [en signe de protestation contre l’état d’urgence et le couvre-feu] n’a apporté aucun résultat concret. Toutefois, il ne faut pas oublier qu’un grand mécontentement existe bel et bien dans les grandes villes. À Belgrade, à Nis, ou à Novi Sad, à peine 35 % de la population a voté aux élections législatives [du 21 juin dernier, remportées par le parti du président Vucic]. Que pensent les 65 % restants, qui ont suivi l’appel au boycott de l’opposition ? Ont-ils la possibilité de changer les choses ? Pour l’instant, il est difficile de se prononcer.
Le Kosovo, sujet traumatique, domine les dernières manifestations. Tel un cauchemar, ce sujet paralyse la société serbe depuis vingt ans. En réalité, l’enjeu, pour Vucic, des négociations [qui se tiennent sous la houlette de l’UE] n’est pas l’indépendance du Kosovo, mais sa reconnaissance par la Serbie, qui devra bien survenir un jour. Vucic en est conscient et tente de gagner du temps en faisant traîner la situation. C’est en cela que les contestations l’arrangent. La récente réunion de Paris du 10 juillet entre Vucic et le Premier ministre kosovar, Avdullah Hoti, organisée par Macron et Merkel, s’est soldée par le résultat habituel : continuer les négociations. C’est ce qui convient le plus à Vucic. Il pourra toujours dire qu’il a de nouveau défendu le Kosovo.
Bien évidemment, Vucic et ses tabloïds ont décelé une “empreinte” étrangère dans les contestations. C’est une manœuvre bien connue des autocrates. Le danger vient toujours de l’étranger ou des traîtres à la nation. C’est toujours le mantra quand on proteste contre Loukachenko, Orbán, Poutine ou Kaczynski, et maintenant contre Vucic. Toutefois, la Serbie n’est pas la Biélorussie, elle a malgré tout un potentiel pour une contestation citoyenne.
La Serbie ressemble actuellement à une cocotte-minute. Elle peut chauffer à ébullition, puis s’éteindre, mais elle peut aussi exploser. Vucic le sait et doit y faire attention. Ainsi que toute la région.
Vlado Vurusic
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