Lorsque Agnès Buzyn quitte le ministère de la santé, le 16 février, elle estime que l’épidémie est sous contrôle : « Les cas en France ont été circonscrits, il n’y a pas de cas secondaires, pas de cas nouveaux depuis neuf jours. » C’est une illusion.
Seules étaient alors testées des personnes avec des symptômes revenant de pays considérés comme à risque, en Asie. Une circulation du virus sur le territoire national n’était pas envisagée. Il était pourtant bien là, au moins depuis la 3e semaine de janvier, comme le montre une étude de l’Institut Pasteur sur un lycée de Crépy-en-Valois (lire notre article ici).
Ce n’est que le 25 février au matin que le virus se dévoile en France, tragiquement, avec le décès d’un enseignant du collège de Crépy-en-Valois, testé positif au Sars-Cov-2. C’est le deuxième mort du Covid-19 en France, mais le premier sans aucun lien avec l’Asie.
Selon un rapport interne de Santé publique France, que nous nous sommes procuré, l’enquête épidémiologique lancée le 3 mars a échoué à trouver le « patient zéro » dans l’Oise. L’enquête met en lumière une chaîne de transmission à partir du lycée de Crépy-en-Valois vers le collège de la ville, mais aussi au sein de la base militaire de Creil, puis à l’intérieur des familles, dans les hôpitaux, et dans d’autres régions de France, de l’Île-de-France à l’Occitanie ou la Bretagne.
Le rapport n’a pas été publié car il est jugé « incomplet » par ses auteurs, des épidémiologistes de Santé publique France. Pour eux, il « sous-estime l’étendue des chaînes de transmission, en particulier au début de la diffusion du virus, du fait de l’existence aujourd’hui établie de formes de la maladie infra-cliniques (asymptomatiques ou pauci-symptomatiques), qui n’ont pas eu recours aux soins et n’ont donc pas été repérées ».
Autrement dit : les traces de ce virus sont impossibles à suivre. Il est même inutile de chercher ce « patient zéro » pour les épidémiologistes. L’intérêt de ces enquêtes est plutôt de mettre au jour les « chaînes de transmission, les lieux où elles ont pu être amplifiées et les facteurs favorisants ».
Dans l’Oise, Santé publique France attribue la diffusion large du virus à sa circulation pendant plusieurs semaines dans un collège et un lycée où il s’est manifesté par des « formes frustes ou peu graves chez les enfants adolescents ».
Dès la fin du mois de février, le nouveau coronavirus laisse ainsi deviner sa nature : il se diffuse de manière souterraine, grossit, affleure d’abord, avant de se transformer en ce « torrent qui a traversé nos hôpitaux, alors qu’on avait installé de simples casseroles contre des fuites d’eau », raconte le professeur Frédéric Adnet, chef du service des urgences de l’hôpital Avicenne, à Bobigny (Seine-Saint-Denis).
Le professeur Yonathan Freund, urgentiste à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, à Paris, reconnaît : « On a été dans un déni total. » Pourtant, dans cet hôpital parisien, le docteur Na, médecin interniste chinoise tentait d’alerter, jusque sur France inter, sur les hôpitaux débordés à Wuhan, les blouses et les masques qui manquaient déjà cruellement en réanimation. « On en plaisantait entre nous », dit l’urgentiste.
Fin février, les professeurs Éric Caumes et Jean-Michel Constantin, infectiologue et réanimateur à la Pitié-Salpêtrière, comparaient ce nouveau virus à une banale grippe, se préparant à quelques tensions sur l’hôpital. Ils jugeaient alors les politiques de confinement mises en place par la Chine ou l’Italie très largement excessives. « On s’est trompés sur le caractère contagieux du virus. Et la Chine a menti sur ses 3 000 morts à Wuhan », estime le professeur Constantin.
« En 30 ans d’expérience, j’ai géré beaucoup d’alertes épidémiques, raconte l’urgentiste Frédéric Adnet, le SRAS, le virus H1N1, le Mers-CoV, Ebola. À chaque fois, on s’est préparés et on n’a vu aucun malade, ou très peu. J’avais donc une impression de déjà-vu, le sentiment de redémarrer un cycle, dans la bonne humeur. » Mais, dans le même temps, l’urgentiste tique : « Pourquoi les Chinois confinent, pourquoi ils construisent un hôpital de 1 000 lits ? »
En France, tout s’accélère très vite. À la suite du décès de l’enseignant de l’Oise le 25 février, un autre patient, en réanimation à Amiens, est lui aussi testé positif. La Direction générale de la santé fait alors évoluer les pratiques de dépistage : elles sont élargies à tout patient hospitalisé pour une pneumonie. Le 27 février, l’hôpital Tenon à Paris découvre un cas positif, un vieil homme en réanimation. Au cours de sa prise en charge dans cet hôpital, il a contaminé 40 personnes. En lien avec le patient d’Amiens, huit cas sont dépistés sur la base militaire de Creil, et un cluster (foyer infectieux) est identifié à l’hôpital de Compiègne.
Au même moment, arrivent les premières alertes d’Italie, où plusieurs centaines de personnes ont été testées positives dans le nord du pays. L’Italie cherche aussi son patient zéro (lire notre article ici), en pure perte.
Le 27 février, lors de la visite du président de la République à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, Éric Caumes prévient : « On a une situation à l’italienne, avec des chaînes de transmission autochtones. Le virus circule déjà parmi nous. » Mais il ne prend pas totalement la mesure de ce nouveau virus : « Je vois ça comme le virus de la grippe, qui touche les personnes fragiles. Le problème, c’est l’effet nombre. »
A posteriori, les urgentistes comprennent qu’ils disposaient d’un indicateur fiable : le nombre d’appels aux urgences. En Seine-Saint-Denis, les appels commencent à augmenter le 25 février. Mais ils ne parviennent pas alors à distinguer l’angoisse de la population, qui monte, vis-à-vis de la grippe ou du Covid-19, faute d’une politique de tests assez large.
Santé publique France, qui tente alors, aux côtés des agences régionales de santé (ARS), de tracer les cas, voit très vite la situation lui échapper. Dans un courrier du 1er mars, la directrice Geneviève Chêne informe le directeur général de la santé Jérôme Salomon d’une « diffusion accélérée en France métropolitaine ». Elle dénombre alors « 130 cas » confirmés, « l’apparition de plusieurs clusters », des « cas sporadiques ne pouvant être rattachés à des cas confirmés », des « foyers de transmission active ».
Douze régions sont déjà touchées. Et dans trois – les Hauts-de-France, l’Île-de-France, Auvergne-Rhône-Alpes –, « les ressources engagées dans l’investigation autour de chaque cas confirmé ne permettent plus de garantir l’identification de l’ensemble des chaînes de transmission et des contacts de cas dans une perspective de tracer et casser ces chaînes de transmission ».

Note du 1er mars de la directrice générale de Santé publique France Geneviève Chêne au directeur général de la santé Jérôme Salomon.
Le soir même, Jérôme Salomon reprend les éléments factuels mais ne partage pas l’analyse d’une perte de contrôle de l’épidémie. Il tente au contraire de rassurer : « Nous faisons tout pour ralentir la propagation du virus. » Les premières mesures restreignant les libertés publiques sont décidées dans l’Oise : les rassemblements sont interdits, la fermeture des écoles est décidée dans neuf communes du département.
« Le national n’a pas pris la mesure de la situation »
Une autre note de Santé publique France, datée du 6 mars, montre que les autorités de santé tergiversent sur le passage au stade 3, celui de l’épidémie, pour deux raisons. Premièrement, il aura « comme conséquence prévisible une accélération importante de la diffusion de virus », puisqu’il entraîne l’abandon de la recherche systématique des personnes contacts, « dont l’objectif premier est d’interrompre les chaînes de transmission ». La seconde raison anticipe déjà les pénuries de tests : le stade 3 « induira une demande accrue », à laquelle « il ne sera pas possible de répondre », prévient Geneviève Chêne. Le 14 mars, jour du passage au stade 3, les autorités décideront de réserver les tests aux personnes hospitalisées et au personnel soignant.

Note du 6 mars de Santé publique France « concernant le passage en phase 3 ».
« À cette époque, nous avions encore l’idée que les tests servaient avant tout à avoir une belle image de ce qu’il se passe sur le terrain. On disait : ce n’est pas avec des tests qu’on va sauver les gens. J’ai compris notre erreur quand j’ai vu qu’en Allemagne, leur mortalité absolue était bien plus faible qu’en France, alors qu’ils sont juste à côté du Grand Est, reconnaît l’épidémiologiste Antoine Flahault, directeur de l’Institut de santé globale de l’université de Genève. En réalité, en testant plus, les personnes adoptent plus naturellement les gestes barrières, participant de facto à éteindre les chaînes de transmission. »
Dans l’Est, le virus couvait depuis le rassemblement évangélique qui a réuni 2 000 personnes à Mulhouse entre le 17 et le 24 février. Le 1er mars, le cluster alsacien apparaît pour la première fois dans le compte-rendu de Geneviève Chêne, avec des cas au sein d’une famille dans le Haut-Rhin.
« On apprend le 1er mars que cette famille, qu’on a envoyée à Strasbourg, a participé au rassemblement évangélique, se souvient Marc Noizet, le chef de service des urgences de l’hôpital de Mulhouse. On se dit alors que ça va être compliqué. » Mais le départ de l’épidémie est plus précoce encore : « Entre le 24 février et le 1er mars, on voit le nombre des appels aux urgences doubler, poursuit-il. Le 3 mars, on ouvre nos 14 premiers lits dédiés aux malades du Covid-19, ils sont immédiatement remplis. Ce jour-là, on a triplé le nombre d’appels aux urgences par rapport à l’activité habituelle. »
Une cellule de crise est ouverte à Mulhouse le 2 mars. Le 7, le plan blanc est déclenché, qui permet de déprogrammer tous les soins non urgents. « Ce jour-là, on voit arriver nos premiers patients dans un état grave, qui doivent être pris en charge en réanimation. » Dès le 13 mars, l’hôpital doit démultiplier les postes de réanimation. « C’était un raz-de-marée, se souvient Marc Noizet. On n’a jamais été en capacité d’anticiper. Tous les jours, il fallait faire face à de nouveaux problèmes. »
Plus grave : pour l’urgentiste alsacien, « le national n’a pas pris la mesure de la situation. Autour du 10 mars, on entendait Jérôme Salomon préconiser de tester à l’hôpital toutes les personnes avec des symptômes. Mais nous, on n’avait déjà plus assez de tests. Des malades, il y en avait partout dans les rues. Notre préfet, notre ARS ont pourtant tenté de faire remonter les informations. De mon côté, je me suis exprimé dans les médias. Notre directrice a été contactée par le cabinet du ministre de la santé, assez tard. »
Dans la semaine du 9 mars, « plusieurs collègues urgentistes [l]’appellent » : « Ils me demandent : “C’est quoi cette agitation médiatique ?” Je réalise alors que l’information ne remonte pas. J’écris donc un mail à mes collègues urgentistes, pour leur dire de se préparer. » Il fera le tour de la France (lire notre article ici), participant à la prise de conscience.
En Île-de-France, le directeur général de l’ARS, Aurélien Rousseau, assure prendre conscience, « dès le 24 janvier, que la situation va être compliquée » : « On prend alors en charge les deux premiers patients, des touristes chinois, qui ont pris des bateaux mouches, qui sont allés dans les grands magasins… » Il dit avoir su très tôt que « le nombre de cas serait supérieur à notre capacité à mener des enquêtes épidémiologiques pour isoler et tracer les malades. À partir du 5-6 mars, on a les premiers clusters. À partir du 10 mars, on est dans une croissance exponentielle : 92 cas le 11 mars, 376 le 14. Le 15 mars, nos équipes sont sous l’eau. Mais on continue à tracer les cas, pour gagner un peu de temps sur l’épidémie, nous accorder quelques jours de préparation supplémentaires dans les hôpitaux ».
À Paris, Éric Caumes raconte avoir été rassuré, dans un premier temps, par le fait que le virus ne touche que faiblement les autres pays d’Asie. Mais au début de la semaine du 9 mars, l’infectiologue lit un article sur la stratégie d’endiguement à Singapour, publié dans le Journal of Travel Medicine. Y est décrit une gestion de crise centralisée et très élaborée : une recherche des cas active parmi tous les patients atteints de pneumonie, une grande latitude laissée aux médecins pour tester, une capacité de 2 200 tests par jour, pour une population de 5,7 millions d’habitants, l’isolement de tous les cas positifs à l’hôpital, la mise en quarantaine de 40 000 personnes contacts, des contrôles de température aux frontières et dans les entreprises, l’usage de masques.
En creux, il lit le manque de préparation de la France. « Je n’avais pas pris conscience qu’ils maîtrisaient à ce point-là, confie-t-il aujourd’hui. Ils avaient la capacité industrielle de multiplier les tests. À côté d’eux, nous sommes des pays en voie de sous-développement… »
Le 11 mars, sur LCI, devant le ministre de la santé Olivier Veran, Éric Caumes alerte : « On est persuadés que va se reproduire un scénario à l’italienne, dont on n’est pas vraiment sûrs que les autorités aient pris la mesure. » À ce moment-là, les hôpitaux du nord de l’Italie vivent des scènes de chaos. Olivier Véran est toujours rassurant : « On met tout en place pour faire face à une épidémie. Si l’épidémie est moins forte que prévue, tant mieux. Si l’épidémie est sévère, nous aurons mis le paquet pour préparer le système de santé. »
Ce soir-là, Éric Caumes a l’impression d’être « pris pour un con » : « J’ai fini par les croire, puisqu’ils n’arrêtaient pas de dire qu’on était prêts. J’avais encore une certaine confiance dans la capacité du système à encaisser. » Le jeudi, il déjeune avec le professeur Renaud Piarroux, parasitologue, son voisin à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière : « C’était la première fois que je parlais à une personne qui était plus pessimiste que moi. Et il m’a convaincu que même l’AP-HP n’était pas au niveau, que rien n’était prêt : ni les respirateurs, ni les lits, ni les masques, ni les tests. On n’était prêts pour rien. »
Tous deux se rendent le jour même dans le bureau de leur directrice, puis dans celui de Martin Hirsch, le patron de l’AP-HP. « On les a convaincus. »
Au cours de cette semaine du 9 mars, la dernière avant le confinement, arrivent les premiers travaux de modélisation de Santé publique France. Ils prévoient dans pire des scénarios 21 406 décès, sous-estimant encore la mortalité de ce virus. Mais ils permettent enfin de prendre la mesure du choc que s’apprête à vivre le système hospitalier.
Ils sont « sidérants, raconte Aurélien Rousseau, le directeur général de l’ARS Île-de-France. Il y avait un scénario catastrophe avec un besoin national de 46 000 lits de réanimation », alors que la France en a 5 000. Seule solution : « Travailler à aller le plus loin possible dans nos capacités. On pensait que notre limite en Île-de-France était de 2 000 lits. » L’hôpital s’est finalement surpassé : les médecins franciliens ont réussi à armer près de 3 000 lits de réanimation.

Scénarios de Santé publique France, du 10-12 mars, sur le nombre de décès, d’hospitalisations et d’admissions en réanimation.
« Le problème est moins les stocks, qui par définition se périment, que notre réactivité », analyse aujourd’hui l’épidémiologiste Philippe Sansonnetti. Mais, pour lui, le risque pandémique « doit entrer dans notre logiciel », comme c’est déjà largement le cas en Asie. « Comme l’écrivait Albert Camus dans La Peste, “on ne croit aux catastrophes que quand elles vous tombent sur la tête”. » Seule lueur d’espoir pour lui : « Nous sortons de la crise mieux que nous y sommes entrés. »
Le confinement a fait son effet, au-delà des attentes : « Depuis le 11 mai, il y a moins de cas qu’anticipé, constate Aurélien Rousseau, en Île-de-France. Mais c’est peut-être parce qu’on rate des cas. Je privilégie cette hypothèse. » L’ARS Île-de-France organise donc de grandes campagnes de dépistage, en installant des « barnums » dans des villes, où la population peut se faire tester sans ordonnance, ou encore en envoyant « 1,4 million de bons pour des tests PCR ».
Depuis le 11 mai, il y a 114 clusters en Île-de-France, dont 27 actifs, un quart dans des établissements de santé, et « la moitié dans des lieux de vie collectifs : des centres d’hébergements d’urgence, des foyers de travailleurs ».
Aurélien Rousseau assure suivre de près « plusieurs indicateurs : les appels au Samu, les passages aux urgences, le pourcentage de tests positifs, le taux d’incidence ». Aujourd’hui, la situation lui paraît « contrôlée ». « Les indicateurs sont bas mais ils ont cessé de baisser, met-il en garde. Quand on voit ce qui se passe à l’étranger, notre vigilance est au maximum. »
En mars comme en juin, la parole médicale est cacophonique. Éric Caumes alerte sur une seconde vague, « dès cet été », en raison du « laxisme » en France. L’urgentiste Yonathan Freund est de son côté agacé par les discours alarmistes : « Qu’est-ce qu’on veut : que le virus ne circule plus ? Alors il faut rester enfermés. Mais alors quand est-ce qu’on sort ? On a tous les indicateurs aujourd’hui, on peut surveiller le virus pour qu’il ne dépasse plus nos capacités d’hospitalisation. On verra bien ! »
Caroline Coq-Chodorge, Lise Barnéoud