« Nous n’avons pas encore reçu d’invitation ! », concluait en souriant Chen Chien-jen dans un entretien accordé à France 24 le 8 mai 2020. Vice-président de Taïwan et épidémiologiste de formation, il soulignait alors l’importance d’intégrer l’île et ses 24 millions d’habitants dans le système de l’Organisation mondiale de la santé (OMS).
Dans une campagne de lobbying inédite de par son ampleur, le gouvernement taïwanais réclamait de pouvoir participer, a minima en tant que membre observateur, à la 73e édition de l’Assemblée mondiale de la santé (AMS), qui s’est tenue à Genève du 17 au 21 mai. Taïwan avait pu néanmoins bénéficier du soutien de ses 15 alliés diplomatiques « officiels » (principalement de petits États d’Amérique latine et du Pacifique) ainsi que de membres de l’OMS « partageant les mêmes vues », selon la diplomatie taïwanaise ; à savoir les États-Unis, le Japon, le Royaume-Uni, la France, l’Allemagne, le Canada, l’Australie, la Nouvelle-Zélande et la République tchèque.
Les autorités taïwanaises plaident qu’avec moins de 500 cas et sept décès, elles peuvent faire profiter de leur expérience en matière de tests, de diagnostic, de contrôle des frontières…
Mais la puissante Chine, qui considère l’île comme une province, s’y est opposée voyant dans cette participation une manifestation d’indépendance. La partition est un vestige de la guerre froide. En 1949, le régime nationaliste dirigé d’une main de fer par le général Chiang Kaï-shek s’y était réfugié, vaincu par les communistes. Depuis, la République de Chine s’est démocratisée et une grande majorité de la population refuse toute intégration à la République populaire de Chine (RPC), ce qui instaure une indépendance de fait.
Le siège de la Chine à l’OMS, et plus largement à l’ONU, est occupé par la République populaire de Chine depuis 1972. Auparavant, c’est la République de Chine qui y siégeait.
« L’OMS, en adoptant la ligne de Pékin, prive d’accès aux informations les 24 millions de Taïwanais, met à risque les 60 millions de voyageurs qui transitent sur l’île chaque année et se prive de l’expérience de Taïwan », déplore auprès de Mediapart Wang Liang Yu, directrice du bureau de Genève de la délégation culturelle et économique de Taipei en Suisse.
Mais Pékin reste inflexible. De 2009 à 2016, alors que l’île était dirigée par un gouvernement nationaliste qui agissait en faveur d’un rapprochement avec la RPC, Taïwan bénéficiait du statut d’observateur à l’OMS. En 2016, un changement s’est opéré après l’arrivée au pouvoir de la présidente Tsai Ing-wen, opposée à toute forme d’unification avec la Chine et réélue haut la main en janvier dernier.
Dès lors, la Chine a accentué ses efforts pour ostraciser Taïwan. « Dès lors que Tsai Ing-wen a été élue, le secrétariat de l’OMS a arrêté de transférer des informations à notre gouvernement », souligne Kevin Lin, porte-parole de la représentation de Taïwan à Bruxelles.
Pour Pékin, exclure Taïwan des organes de l’ONU relève d’une stratégie à long terme : « L’obsession absolue aux yeux de Pékin, c’est la réunification. Il y a un vrai travail de sape. […] Dès les années 1950, le gouvernement chinois fut très proactif pour s’introduire dans l’environnement politique, faire reconnaître Pékin comme la seule Chine légitime. Le travail de la Chine fut patient et long », estime Emmanuel Véron, chercheur spécialiste de la Chine contemporaine.
« Prendre en étau Taïwan est la poursuite de sa politique internationale. La Chine a réussi à placer ses diplomates à des postes de directeurs ou secrétaires, ses sphères d’influence au sein de l’ONU, et ainsi à progressivement gagner de l’influence dans les institutions internationales. Avec la crise du Covid-19 tout s’accélère », poursuit le chercheur.
« La Chine a pu asseoir son influence à l’OMS depuis plusieurs années », souligne Chloé Maurel, chercheuse spécialiste de l’OMS. Entre 2007 et 2017, une Chinoise de Hong Kong, Margaret Chan, l’a dirigée. Le docteur Tedros Adhanom Ghebreyesus, un Éthiopien, ancien ministre des affaires étrangères de son pays, lui a succédé grâce notamment au soutien de Pékin lors des élections de 2017.
« L’Éthiopie est aidée financièrement et matériellement depuis plusieurs années par la Chine communiste. Le docteur Tedros se positionne dans le camp de la RPC dans le conflit entre Pékin et Taïwan : il a récemment accusé Taïwan de racisme à son égard. En réalité, il s’est avéré que les attaques racistes dont il a fait l’objet provenaient de trolls chinois (RPC) se faisant passer pour des Taïwanais… », dit Mme Maurel.
Au cœur de la stratégie d’exclusion, affirment les Taïwanais, figure un protocole d’entente (Memorandum of Understanding ou MOU) qui a été signé en 2005 entre l’OMS et Pékin, stipulant que toutes les décisions et informations à propos de Taïwan doivent transiter par la Chine. « Ce MOU est un secret de polichinelle, tout le monde sait qu’il existe et que c’est en raison de cet accord que l’OMS fait abstraction de notre participation. Depuis 2009, Taïwan a demandé à participer à 187 comités de l’OMS mais n’a été invité qu’à 57 d’entre eux, le taux de rejet est d’environ 70 % », soutient Kevin Lin.
« C’est une organisation humaine donc il est tout à fait possible de faire des pressions, ne pas envoyer un mail, exclure des personnes d’un groupe de mails qui devait être envoyé », explique Emmanuel Véron.
Pékin joue sur la corde sensible du financement, car l’OMS, dont le budget équivaut à seulement un tiers de celui des hôpitaux de Paris, manque de moyens. Seulement 20 % de celui-ci proviennent des contributions obligatoires des États membres, le reste dépend du bon vouloir de financeurs privés.
Dans un environnement où le secteur privé est perçu comme de plus en plus efficace et le rôle des gouvernements relégué au second plan, on note également à l’OMS une augmentation des dons provenant de milliardaires chinois. Le 20 avril, M. Tedros remerciait la fondation de l’illustre Jack Ma, créateur du géant de la tech chinoise Alibaba et membre du Parti communiste, pour ses dons de masques à l’OMS.
Pour M. Véron, « la philanthropie chinoise est de plus en plus proactive, la hauteur de financement des dons n’est pas claire non plus, il y a un gros manque de transparence ».
Les médias taïwanais sont également touchés. « Il n’y a aucun moyen de rentrer légalement à l’Assemblée, nous ne pouvons faire des interviews que parmi les mouvements à l’extérieur de l’Assemblée », témoigne une journaliste taïwanaise qui préfère garder l’anonymat et a suivi en 2017 et en 2018 une délégation de son pays à l’Assemblée mondiale de la santé.
Entre 2009 et 2016, époque du rapprochement, l’OMS et l’ONU accréditaient sans problème les médias taïwanais. Depuis, les journalistes taïwanais doivent recourir à des stratégies détournées pour couvrir les événements. En 2018, la journaliste a tenté de le faire sur le site de l’OMS et a reçu une lettre de refus, sans motif. « Au moment de m’inscrire, le système ne comprenait pas les cases habituelles “République de Chine” ou “Chinese Taipei” [nom utilisé par Taïwan quand elle participe à des organisations internationales ou des événements sportifs comme les Jeux olympiques – ndlr], j’ai donc décidé de jouer le jeu de la Chine en cochant l’entrée “République populaire de Chine”, mais même cela n’a pas marché. »
La représentation de Taïwan à Genève avait alors tenté d’obtenir 10 cartes d’auditeurs, tout en demandant aux journalistes de l’île de rester discrets. « En ce qui concerne ceux qui ont des cartes d’auditeurs, on envoie un journaliste (généralement issu d’un média public) pour entrer, et il partage ses informations. Si quelqu’un de l’assemblée sait secrètement que nous sommes dans la salle de réunion, on risque d’être surveillés. J’ai écrit sur mes articles que c’était la représentation de Taïwan qui avait fourni les informations », détaille la journaliste.
Pour François Wu, représentant de Taïwan en France, intégrer Taïwan « n’est pas qu’un problème entre la Chine et Taïwan. C’est une question universelle. Au XXIe siècle, les maladies sont mondiales, l’OMS doit changer, sinon la pandémie va revenir. Si on veut que l’humanité puisse faire face à ces défis, il faut que tout le monde soit dedans. » Encore faut-il que la Chine en soit persuadée…
Alice Hérait