Les députés ont été prévenants avec Agnès Buzyn, mardi 30 juin, lors de son audition devant la commission d’enquête consacrée à la gestion de la crise du Covid-19. À plusieurs reprises, ils ont même fait preuve de sollicitude envers la femme politique qui venait d’essuyer une sévère défaite aux élections municipales à Paris. L’ancienne ministre de la santé est apparue fébrile, souvent perdue dans ses notes, se tournant à de nombreuses reprises vers son ancien directeur de cabinet, Raymond Le Moign, muet mais assis à ses côtés pour l’assister.
L’objectif de cette audition est loin d’être atteint : Agnès Buzyn n’a que très peu éclairé les députés, elle qui a pourtant eu la responsabilité de la préparation du pays, jusqu’à sa démission du ministère le 16 février. Elle a plusieurs fois assuré avoir « préparé notre système de santé », grâce à sa « culture du risque » acquise quand elle était médecin oncologue, auprès de ses patients immunodéprimés, ou quand elle présidait l’Institut de radioprotection et de sécurité nucléaire. « Je suis toujours en anticipation », a-t-elle assuré en introduction.
Le 17 mars, au journal Le Monde [1], elle avait déclaré, comme une confidence, sur sa candidature à Paris : « Je savais que la vague du tsunami était devant nous. Je suis partie en sachant que les élections n’auraient pas lieu. » Si sa perception de la crise était si aiguë, alors toutes ses décisions paraissent incohérentes, voire irresponsables.
Il y a donc un mystère Agnès Buzyn que cette audition n’aura pas éclairci. Devant les députés, elle a précisé qu’elle avait plutôt eu le « pressentiment » que les élections ne pourraient pas se tenir, au cours d’une « discussion de salon » avec Édouard Philippe. Au lendemain du premier tour, quand elle parle à la journaliste du Monde, elle avait « passé une journée épouvantable », raconte-elle aujourd’hui. « J’étais très fatiguée, on m’accusait de ne m’avoir rien vu […]. J’ai dit au Monde : arrêtez de dire que je n’ai rien vu, j’ai tout vu. »
L’ancienne ministre a commencé par retracer la chronologie de la crise, jusqu’à son départ du ministère le 16 février. « Dans une nouvelle crise sanitaire, avec un agent pathogène émergent, on adapte la réponse aux informations dont on dispose », a-t-elle expliqué. L’alerte d’une épidémie de pneumonie à Wuhan de cause inconnue est lancée par la Chine le 31 décembre. « Le 21 janvier, on apprend que c’est un nouveau coronavirus », se souvient Agnès Buzyn. Elle situe l’annonce la plus importante le 22 janvier, « quand l’Organisation mondiale de la santé dit qu’il y a une transmission interhumaine ». Le risque épidémique prend alors corps.
Pour l’ancienne ministre, « ce que nous avons mis en place au ministère de la santé est sans commune mesure, en termes d’anticipation, avec ce que j’ai vu dans d’autres pays ». Le 21 janvier, lors de sa première conférence de presse sur le sujet, elle rappelle avoir déclaré : « Nous sommes au début de l’épidémie, la situation est très évolutive. » Si elle juge alors que le risque d’introduction en France « est faible », il « ne peut être exclu ». Elle s’est d’ailleurs félicitée, mardi, d’être « la seule ministre de la santé européenne à avoir organisé une conférence de presse aussi tôt ».
La rapidité de la propagation mondiale du virus est sidérante, et la France aux premières loges. Dès le 24 janvier, les trois premiers cas Français, de retour de Wuhan, sont diagnostiqués à Bordeaux. Elle assure alors relever les signaux faibles : « Le 23 janvier, les autorités chinoises ferment la ville de Wuhan, ce qui est très bizarre avec le nombre de cas affichés. » Le lendemain tombe l’information que les Chinois vont construire un hôpital de mille lits à Wuhan. « C’est discordant avec les cinquante cas », note-t-elle, en se trompant cependant, car à l’époque, il y a 600 cas rapportés à Wuhan. Et elle s’interroge sur le cas du malade à Bordeaux, qui est « passé à Wuhan deux jours mi-janvier » sans aller sur le marché aux poissons, alors considéré comme le cœur de l’épidémie. « Comment se fait-il qu’il ait attrapé cette maladie ? Mon niveau de préoccupation monte d’un cran. Le 25 janvier, je mets en branle le système de santé français », assure-t-elle.
Elle débute alors un inventaire « des respirateurs, des lits de réanimation, des stocks de masques », elle demande « des scénarios de dangerosité à Santé publique de France » et « une réunion chez le premier ministre le jour même ». « Vous ne pouvez pas dire que je n’ai pas anticipé, je ne laisserai pas dire que les services n’ont pas anticipé. »
Seulement, cet inventaire des moyens ne l’a pas conduite à une prise de conscience de leurs faiblesses, pourtant criantes dès la fin du mois de février. Elle ne lance pas de commandes de respirateurs pour équiper plus de lits de réanimation, pas plus que de médicaments, alors que le problème des pénuries a été lancinant tout au long de son ministère. Elle ne s’inquiète pas non plus des capacités matérielles de multiplier les tests.
Les députés ont concentré leurs questions sur le sujet des masques. Quand la ministre de la santé a-t-elle pris conscience de la faiblesse du stock d’État ? Sa réponse n’est pas claire. Elle affirme ne pas avoir eu connaissance du courrier du 26 septembre 2018 de François Bourdillon, l’ancien directeur général de Santé publique France (SPF), au directeur général de la santé, Jérôme Salomon, dans lequel il alerte sur le fait que la plupart des masques étaient « non conformes », car « périmés ».
En revanche, elle a retrouvé dans ses « archives personnelles » un courrier du 3 octobre 2018 qui fait la liste de l’ensemble des produits périmés dans le stock stratégique de l’État, « et ils sont nombreux », relève-t-elle. Elle défend la décision de son Directeur général de la santé, qui le 30 octobre lance des commandes pour reconstituer les stocks, mais seulement de 50 millions de masques chirurgicaux, « voire 100 millions si les moyens le permettent ».
Mais les commandes ne sont jamais arrivées. Quand débute la crise sanitaire, il n’y a que 100 millions de masques chirurgicaux dans le stock d’État, très loin du milliard préconisé par les plan « pandémie » dans les années 2000. Et cela ne parait pas beaucoup l’inquiéter. Le 27 janvier, elle se félicitait d’avoir des « dizaines de millions de masques en stock », quand des Français se ruaient déjà dans les pharmacies pour en acheter.
Elle ne passe commande d’aucun masque chirurgical parce qu’« une commande était attendue fin février », explique-t-elle. Elle commande en revanche 1,1 million de masques FFP2, pour les soignants, le 30 janvier, puis 28 millions de masques FFP2 le 7 février. Elle le fait parce qu’elle prend alors conscience que les établissements de santé et médico-sociaux n’ont pas constitué de stocks, la consigne ne leur ayant jamais été passée, comme l’ont raconté aux députés les directeurs généraux de la santé. Cruel, le rapporteur Éric Ciotti lui a rappelé que les besoins des soignants sont alors de 40 millions de masques par semaine, et ceux de la population de 500 millions par semaine.
« Avec une épidémie, les mentalités évoluent », s’est contentée de dire Agnès Buzyn, admettant qu’il fallait « requestionner » les recommandations internationales qui limitaient le port du masque aux soignants, aux malades et à leurs proches dans le cadre du domicile. Mais les stocks de masques en février étaient très insuffisants, de toute façon, pour suivre ces recommandations.
Au fil des quatre heures, elle n’a presque eu aucun mot pour les soignants laissés sans masques dans les maisons de retraite, ou équipés de masques périmés dans les hôpitaux. Elle a même nié la gravité de la pénurie, se bornant à constater des « tensions ».
Agnès Buzyn a tenté de faire partager aux députés le constat de son impuissance, fin janvier, lorsqu’elle constate que les commandes de masques par les circuits habituels ne sont « plus possibles », puisque les Chinois sont les principaux fabricants de masques et qu’ils les « gardent pour eux ». Elle semble vouloir s’excuser en racontant avoir pris conscience que « la production du tissu des surblouses est située à Wuhan ».
À ce moment-là, le ministère de la santé ne cherche pas de nouveaux fournisseurs. Ce n’est que début mars qu’une cellule interministérielle est créée pour trouver des masques, comme l’a révélé une enquête de Mediapart [2]. « Quoi qu’il en coûte », déclarait pourtant, au même moment, le président de la République.
Caroline Coq-Chodorge
• MEDIAPART. 1 juillet 2020 :
https://www.mediapart.fr/journal/france/010720/covid-19-agnes-buzyn-clame-devant-les-deputes-qu-elle-tout-vu-et-anticipe
Devant les députés, le récit d’un risque de pandémie perdu de vue
Devant la commission d’enquête sur la gestion de la crise du Covid-19, quatre directeurs généraux de la santé sont revenus sur les décisions successives qui ont désarmé la France. L’administration a même oublié l’exigence de protection des soignants.
Pour faire face à la pandémie de coronavirus, la France était prête, mais pas au bon moment. « Entre 2005 et 2011, il y a eu un travail intense de préparation face au risque pandémique. Nous étions prêts. » Mais en 2020, « nous avons subi et improvisé. Comment est-ce possible ? » s’est interrogé Didier Houssin, directeur général de la santé entre 2005 et 2011. Il a été auditionné, le 24 juin, par la commission d’enquête de l’Assemblée nationale sur l’impact, la gestion et les conséquences de l’épidémie du coronavirus Covid-19. Avant lui, trois autres directeurs généraux de la santé ont été entendus par les députés : William Dab, qui a exercé la fonction entre 2003 et 2005, Jean-Yves Grall (2011-2013) et Benoît Vallet (2013-2018).
Leurs trois récits se recoupent et s’éclairent. Ils ont livré beaucoup plus d’informations que Jérôme Salomon, l’actuel directeur général de la santé, qui a esquivé les questions des députés (lire notre article ici [3]). Ils décrivent une organisation administrative d’une effroyable complexité, où les responsabilités sont si enchevêtrées, et diluées, que certains objectifs ont été littéralement perdus de vue. Le sujet le plus emblématique, et le plus sensible, reste celui des masques, en particulier les masques FFP2 destinés aux professionnels de santé, perdus de vue par l’administration.
« J’avoue avoir été sidéré d’apprendre que le stock de masques s’était évaporé, a expliqué Didier Houssin. Nous avions, en avril 2010, 1 milliard de masques chirurgicaux et 700 millions de masques FFP2 pour les professionnels de santé exposés. Ce stock avait été calculé pour faire face à une vague épidémique de douze semaines. Nous estimions qu’en l’absence de vaccins et de traitements, la moindre des choses était de fournir cette protection à la population, et en particulier aux professionnels de santé. »
Puis le stock a fondu, à vue d’œil. Jean-Yves Grall en a commandé 100 millions en 2013. Benoît Vallet n’en a ensuite commandé aucun. Mais il a expliqué avoir organisé la centralisation des stocks de masques, mais aussi de médicaments, de respirateurs ou d’équipements contre le risque nucléaire, radiologique, bactériologique et chimique (NRBC) sur un seul site, à Vitry-le-François. « C’est un endroit sécurisé, contrôlé, où se rendent deux pharmaciens deux jours par semaine. » Quand il quitte la direction générale de la santé, en 2018, il y avait 714 millions de masques chirurgicaux, et 380 millions de masques FFP2. Et l’appréciation est alors que « le stock de masques est en bon état ».
Seulement, la même année, un laboratoire externe audite le stock, et son rapport est cinglant. C’est François Bourdillon, l’ancien directeur général de Santé publique France, chargé de gérer le stock stratégique de produits de santé, qui a rapporté le 17 juin aux députés ses courriers adressés à Jérôme Salomon. Il l’alerte en septembre 2018 sur le fait que la plupart des masques étaient « non conformes », car « périmés ». En octobre 2018, Jérôme Salomon lui écrit pour lui demander de lancer « une commande de 50 millions de masques, voire de 100 millions de masques si les moyens financiers le permettent », et de détruire les masques périmés. L’objectif du milliard de masques est alors définitivement perdu de vue. Et il n’y a plus aucun masque FFP2 à destination des soignants.
Pour Didier Houssin, la situation de pénurie en 2020 est « particulièrement grave pour les FFP2 » qui étaient dans les années 2000 destinés aux professionnels de santé, dans tous les contextes de soins. « Que les hôpitaux employeurs n’aient pas eu les masques pour protéger les soignants est contraire à la loi », a tancé William Dab.
Leurs successeurs Jean-Yves Grall et Benoît Vallet ont dû s’expliquer. Seulement, la responsabilité des décisions prises est difficile à retracer. Tous deux l’attribuent à une évolution de doctrine, en deux temps. En 2011, le Haut Conseil de la santé publique a limité l’usage des FFP2 par les professionnels de santé aux seuls gestes invasifs, au plus près des patients, comme en réanimation. Puis en 2013, le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale décide que « les employeurs sont responsables de la sécurité des travailleurs » et que l’achat de masques leur incombe, raconte Jean-Yves Grall.
Ce sont donc les établissements de santé qui récupèrent la responsabilité des « stocks tactiques » d’équipements de protection pour les soignants. Ils perçoivent pour cela une enveloppe budgétaire de la part des agences régionales de santé (ARS). Ces « stocks tactiques » de « respirateurs, médicaments et masques » sont donc placés dans les établissements de santé sièges des Samu, assure Benoît Vallet. Un système d’information est même construit pour suivre l’état de ces stocks… « mais pour les masques FFP2, il n’y a rien d’obligatoire », reconnaît-il.
C’est Jean-Yves Grall qui livre l’information la plus sidérante de ces auditions : « Il n’y a pas de masques FFP2 dans les stocks tactiques » des établissements. À son départ en 2013 de la direction générale de la santé, la question des FFP2 n’a pas été « tranchée », il n’y a « pas eu de suivi », les ARS n’ont jamais reçu « d’instructions » à ce sujet. Pour cette raison, les professionnels de santé se sont retrouvés avec des masques périmés. Benoît Vallet a pourtant expliqué : « Si les masques chirurgicaux ne se dégradent pas, les masques FFP2 se dégradent dans un délai de 3 à 5 ans, ils perdent notamment leur capacité électrostatique. »
Didier Houssin a quant à lui vigoureusement mis en cause les députés, leur rappelant en préambule qu’il avait déjà eu « l’honneur » d’être auditionné en 2009, sur la gestion de la grippe A/H1N1. Il n’a rien caché de sa rancœur, interpellant nommément les députés Jean-Pierre Door (LR) et Jean-Christophe Lagarde (UDI) qui participaient déjà à la commission d’enquête de 2009. Leurs critiques ont selon lui « joué un rôle majeur dans l’affaiblissement de la préparation de la France au risque pandémique ».
Jean-Yves Grall s’est lui aussi défaussé sur « le contexte général de défiance vis-à-vis de la prévention en matière de sécurité sanitaire. Il y avait eu une commission d’enquête, un rapport : on en avait trop fait, tout ceci avait coûté trop cher ». Étaient alors particulièrement visées les 94 millions de doses de vaccins commandées, qui n’ont finalement que peu servi, et le milliard de masques stockés pour faire face à l’épidémie, qui n’ont pas non plus trouvé leurs utilisateurs.
L’audition des directeurs généraux de la santé dévoile aussi, d’une manière saisissante, une montée générale des risques, de plus en plus protéiformes. En 2003, William Dab a dû affronter la gestion de la première grande canicule. Puis dans les années 2010, la préparation aux risques sanitaires s’est concentrée sur le risque pandémique, devant les menaces de la grippe aviaire puis du virus H1N1. Entre 2013 et 2018, Benoît Vallet a dû gérer « les virus Ebola et Zika en 2014, les grippes de 2014 et 2016, le chikungunya en 2016, les vagues de chaleur, les attaques terroristes de 2015 et 2016, les ouragans Maria et Irma » qui ont dévasté la Guadeloupe et Saint-Martin en 2016. Il a reconnu que, pour faire face à ces multiples crises, il n’y avait pas eu de « moyens supplémentaires » de la part de l’État.
Pour William Dab, cette dérive relève d’une « vision comptable des missions de l’État ». « On pilote le système de santé en fonction de ses moyens, et pas des besoins. » Par rapport à l’époque où il l’a dirigée, « la direction générale de la santé a perdu 100 fonctionnaires ». Il a aussi mis en regard les dépenses de prévention en France, et le coût de cette crise faute de moyens de prévention. Le bilan est accablant : « Le confinement a coûté 350 milliards d’euros par mois. Alors que nous consacrons seulement 4 % des dépenses de santé annuelles à la prévention », soit 8 milliards d’euros par an. « Les pays qui ont une tradition de santé publique consacrent 10 % de leurs dépenses à la prévention. Ce sont des dépenses utiles ! »
Caroline Coq-Chodorge
• MEDIAPART. 25 juin 2020 :
https://www.mediapart.fr/journal/france/250620/devant-les-deputes-le-recit-d-un-risque-de-pandemie-perdu-de-vue