- Nouvelles incertitudes
- Tuerie à l’université et (…)
- Un « coup tordu »
- Une tentative préméditée
- Arrestations massives et (…)
- Les « cages à chiens »
- Rivalités de clans et discrédi
- Le « principal féodal »
- L’influence communiste et (…)
- « Faucons » et « colombes »
- Le poids du budget militaire
- Des armes nucléaires ?
- Exode rural et sous-prolétaria
- Poussée démographique et (…)
- Séduire les investisseurs
- Orthodoxie capitaliste ou (…)
- Les trois « Grands » et (…)
- Les bases et les affaires
- Un vieux dilemme
Depuis neuf mois, la Thaïlande s’est comme enfoncée dans son passé. Après trois années de démocratie turbulente, elle vit à nouveau à l’heure des militaires. Les poitrines chamarrées des officiers de la junte qui « conseillent » le gouvernement civil paradent d’autant plus volontiers que la mine austère et les tirades moralisantes du premier ministre ne rencontrent que peu d’échos dans un pays où tout, et surtout le pire, commence toujours par des sourires. Mei sanuk, dit la voix populaire, ce qu’il, faut bien traduire par « C’est pas marrant ». Condamnation sans appel, qu’on ne s’y trompe pas. Mei sanuk, l’augmentation récente du prix de l’essence avec sa flambée des prix ; mei sanuk, le zèle jamais vu des policiers rendus au règlement de la circulation ; la hâte d’après minuit avant le silence apeuré des heures de couvre-feu sur la capitale ; l’éviction des trottoirs de Bangkok de milliers de petits vendeurs ambulants si populaires, rejetés à la périphérie ; les rumeurs, vraies ou fausses, d’arrestations qui se poursuivent ici et là, dans la capitale, mais surtout en province ; la lecture des journaux si prudents...
On continue de vivre, cependant, dans le tintamarre d’une circulation pestilentielle, au bord de klongs aux eaux glauques. Les universités sont calmes, trop calmes peut-être ; les chauffeurs de taxi évitent de parler politique et les fiasques ambrées de « Mekong », le whisky thaï, font oublier à plus d’un le goût amer d’illusions perdues, dans le vacarme des juke-boxes et des Honda et les senteurs d’encens. Les tyrans d’hier, absous, sont peut-être les « hommes forts » de demain : inauguration d’un hôpital, remise d’un bouquet à un boxeur victorieux, le rondouillard maréchal Prapat Charusathien, lunettes noires et nœud papillon, soigne sa popularité, qui n’est pas négligeable, tandis que le maréchal Thanon Kittikachorn, rentré d’exil revêtu du safran des moines bouddhistes et défroqué dès qu’il fut convenable, mène une existence plus discrète.
Nouvelles incertitudes
Pour un peu, on se croirait revenu aux temps fâcheux de leur « dictature bonhomme ». La province somnole d’un sommeil localement troublé par de grandes manœuvres militaires, des coups de main de maquisards ou des incidents de frontière. Le peuple, qui avait repris la parole et balbutiait, se tait et regarde du côté des soldats si le premier ministre a lancé la Thaïlande sur un cours de douze ans de « démocratie guidée » – guidée par lui et des militaires, – les « guides » n’ont apparemment pas tous les mêmes plans de route.
Déjà, début février, les dissensions entre civils et militaires avaient manqué déboucher sur une tentative de coup d’Etat. La seule victime, en l’occurrence, fut un journaliste, Norman Peagam, correspondant à Bangkok de l’hebdomadaire « Far Eastern Economic Review », qui avait eu le tort de rendre compte de ces frictions et qui fut expulsé manu militari.
Deux mois plus tard, le 26 mars, dans la torpeur poisseuse de la pleine saison sèche, une poignée de soldats venus de la proche province tenaient quelques heures quelques points stratégiques de la capitale avant de se rendre, dans l’indifférence quasi générale. Coup de tête d’un général revanchard, qui n’a pas mieux réussi cette tentative que celle pour laquelle il avait été prié, six mois auparavant, d’aller se faire bonze ? Coup d’essai de maîtres d’œuvre autrement plus redoutables qui attendent leur heure, battent les cartes et écartent quelques imprudents ? Les deux, peut-être. Il est clair en tout cas que le temps des putsches est revenu à Bangkok. Le gouvernement issu du coup d’Etat militaire du 6 octobre connaîtra-t-il un sort meilleur que son prédécesseur de la période démocratique, qui n’a guère tenu que six mois ?
Tuerie à l’université et coup d’Etat
Pour tenter de comprendre ce qui se passe aujourd’hui, il faut faire un retour en arrière de quelques mois, revenir à ce rendez-vous d’octobre dernier où l’expérience démocratique, née trois ans plus tôt dans le sang, finit aussi dans le sang. Le gouvernement de M. R. (Mom Rajawong) Seni Pramot agonisait. Son demi-frère et prédécesseur, M. R. Kukrit Pramot, avait su – jusqu’à un certain point – résister aux pressions et aux contradictions croissantes. Lui, velléitaire, disposé à satisfaire tout le monde, ne sut que faire l’unanimité des mécontents. Le vent en poupe, l’aile gauche de son parti démocrate, appuyée par les groupes de pression des étudiants progressistes, des ouvriers et des paysans organisés, réclamait davantage de réformes et une riposte aux intrigues des clans et des cliques de droite.
L’aile droite du parti flirtait avec les militaires et avec le palais. Les forces armées, divisées, se retrouvaient néanmoins d’accord pour déstabiliser le régime : chaque clan s’efforcerait ensuite de ravir le pouvoir séparément. Les mouvements fascisants, défenseurs autoproclamés « de la nation, du roi et de la religion », gagnaient de jour en jour en influence. Dans la rue, les manifestations de progressistes se terminaient le plus souvent en carnages : des bombes artisanales ou des grenades à fragmentation balayaient la foule.
Dans cette bipolarisation croissante, le pays était devenu ingouvernable et largement ingouverné. Les facteurs de déstabilisation les plus décisifs furent assurément les tentatives des anciens dictateurs Thanom et Prapot de rentrer en Thaïlande. Le maréchal Thanom essayait une première fois, fin 1974 : il fut promptement refoulé et retourna à Singapour. Puis ce fut le tour du maréchal Propat, en août 1976 : les étudiants se mobilisèrent, une bombe fit deux morts et plusieurs blessés graves dons leurs rangs. Le maréchal reprit son exil à Taiwan, non sans être reçu par le roi et sans s’expliquer à la télévision.
Le 19 septembre 1976, le retour du maréchal Thanom, qui s’est fait ordonner moine pour la circonstance, déclenche une nouvelle levée de boucliers. Le gouvernement Seni tergiverse. Le premier ministre, fort critiqué, donne sa démission, puis la reprend. Le 29, une manifestation d’étudiants et de travailleurs dans la banlieue de Bangkok exige le départ de l’ancien dictateur dans les trois jours. En vain. Dans les tout premiers jours d’octobre, une nouvelle manifestation se déroule jour et nuit devant le palais royal puis à l’intérieur de l’université voisine de Thammasat. Les étudiants sont encouragés par la gauche démocrate. M. R. Seni forme, le 4 octobre, un nouveau gouvernement, dans lequel les principaux représentants de la droite ne figurent pas. La gauche du parti triomphe. Son succès sera bref.
Quelques jours plus tôt, le 24 septembre, deux militants progressistes qui collaient des affiches hostiles à Thanom ont été battus à mort puis pendus par une patrouille de policiers dans la province de Nakhon Pothom, près de Bangkok. A présent, une compagnie théâtrale étudiante mime devant les manifestants de Thammasat la pendaison des deux jeunes gens. La presse de droite publie des photos retouchées de cette scène, tendant à prouver que l’acteur principal s’est fait les traits du prince héritier. L’extrême droite crie au crime de lèse-majesté.
Un « coup tordu »
Dans la soirée du 5 septembre, les radios militaires – une centaine dans tout le pays – appellent à l’écrasement des « gauchistes ». La plus vociférante est la radio des forces blindées, où le colonel Uthan (militaire d’extrême droite, proche parent de la reine) et, notamment, le Dr Uthit Naksawot (recteur de l’université Kasertsart de Bangkok), se relaient au micro pour réclamer que justice soit faite et demandent au peuple d’exiger le départ des « mauvais » ministres. « Ne dormez pas, patriotes, clament-ils, les communistes s’apprêtent à envahir Bangkok au matin. Rendez-vous à Thammasat, il faut régler leurs comptes aux gauchistes. »
De minuit à deux heures du matin, plusieurs milliers de personnes se massent devant l’université, où le sit-in pacifique des étudiants se poursuit, grilles closes. « J’ai quitté les abords de l’université à deux heures dix, dit un témoin. Un quart d’heure plus tard, sur la radio de bord de ma voiture, Uthon annonçait que des coups de feu étaient tirés. Il narguait les policiers » « Le peuple a décidé d’agir parce que vous ne faites rien » - et encourageait les Krating Daeng à passer aux actes. » (Les Krating Daeng ou « Bisons rouges sont des groupes de jeunes miliciens anticommunistes qui se sont fait une spécialité de la destruction physique de gauchistes ». Leur « mentor » est un officier supérieur d’ISOC, l’organe central de la lutte antiinsurrectionnelle, le colonel Sudsaï Hasdin. Mais ce n’est que quelques heures plus tard, au petit matin, que le massacre commencera.
Les coups de feu entendus en pleine nuit ont apparemment été tirés de l’autre côté du fleuve Chao Phya, auquel l’université est adossée, Un officier supérieur d’ISOC nous confirmera que le plan de ses « amis politiques » était d’intervenir à deux heures du matin « Nous avions posté des tireurs d’élite sur l’autre rive du fleuve. Mais, côté Thammasat, des policiers, qui n’avaient pas été avertis, se sont mis à riposter : nous avons dû attendre le matin. » Curieusement, il semble que la majorité des étudiants sur le campus ne se rendent compte de rien.
Pendant ce temps, autour du premier ministre, les tractations vont bon train. L’officier d’ISOC explique que le « chef » de ses « amis politiques » s’est « rendu devant Thammasat après minuit. Il s’est aperçu que la situation était extrêmement tendue, qu’il fallait faire quelque chose. Il est allé vers 2 heures trouver Seni, qui lui a affirmé avoir donné l’ordre à la police d’arrêter la manifestation (à l’intérieur de Thammasat). Or, la police affirmait de son côté ne pas avoir reçu un tel ordre. Il a tenté de négocier avec les ministres de gauche de Seni. Tout compromis s’est avéré impossible. Il a alors décidé d’agir ».
Qui peut être ce « chef » mystérieux ? Au matin, à la radio des forces blindées, un lieutenant colonel, Salam Bunnak, chef du Kongparb, une division spéciale de ta police thaïlandaise, expliquera qu’il s’est rendu dans la nuit auprès du premier ministre pour qu’ordre soit donné à la police d’arrêter la manifestation étudiante, mais qu’il a été éconduit. Toutefois, selon une source proche de l’ancien premier ministre, ce dernier a surtout « négocié » à cette heure de la nuit avec le lieutenant-général Charoenrit Charatromran, commandant en second de la B.P.P. – Border Potrol Police ou « police des frontières », une unité d’élite créée par la C.I.A. et placée sous le patronage direct de la reine – et plus particulièrement de l’unité de la B.P.P. attachée au palais royal.
L’officier d’ISOC poursuit « Nous n’avions pas le choix il fallait mettre fin à la confrontation et donc forcer la police à nettoyer l’université. Pour cela, nous avons eu recours à un coup tordu (a trick) je ne puis vous dire lequel. Mais ce que je peux vous dire, c’est qu’il a parfaitement réussi. »
C’est à l’aube que les événements s’accélèrent. Entre 5 heures et 6 heures, la B.P.P. relève la police régulière autour de l’université. Devant les grilles cadenassées se tiennent plusieurs milliers de personnes, vibrant d’une ardeur hystérique nourrie par les radios : pour l’essentiel, ce sont des nervis de divers mouvements d’extrême droite, divers services de police, dont certains brûlent de prendre leur revanche de l’affront subi trois ans plus tôt, lors des fusillades entre policiers et manifestants qui ponctuèrent la chute de la dictature Thanom-Prapat, et surtout une nuée de scouts de village qui, contrairement à leur nom, sont des individus pour la plupart âgés de plus de trente-cinq ans, pas nécessairement villageois, et dont l’apolitisme proclamé est au service « de la nation, du roi et de la religion », Ce mouvement s’est surtout développé depuis la mi- 1975 (en même temps que le Nawapon, mouvement « de masse » d’inspiration national-socialiste, et les Krating Daeng) avec la caution du palais. Qui a convoqué les « scouts » ce matin-là ? (Qui, au demeurant, a convoqué la B.P.P. et d’autres unités ?) Au niveau national, ils dépendent de la B.P.P., qui assure leur formation et leur encadrement ; au niveau de Bangkok, du gouverneur de la capitale, M. Thamnoon Thien-ngern, un des chefs de file de la droite démocrate.
Les dirigeants étudiants tentent de négocier l’arrêt pacifique de la manifestation : ils proposent de se constituer prisonniers si l’université peut être évacuée dans le calme. A 6 heures, le secrétaire général de la centrale étudiante (N.S.C.T.) et cinq autres étudiants – dont le « sosie » du prince héritier – se glissent hors de Thammasat et, escortés du général de police Chumphong Lohachalla, se rendent à la résidence du premier ministre, où ils sont arrêtés (sur l’ordre de ce dernier, semble-t-il). Un peu plus tard, des fascistes s’emparent d’un autobus et défoncent les grilles d’entrée de Thammasat. Une demidouzaine de policiers pénètrent dans l’université, agitant un drapeau blanc, pour parlementer avec les manifestants. Des coups de feu éclatent, tirés apparemment de l’intérieur. Un policier tombe, blessé. C’est le signal de la tuerie.
Qui a tiré ? Tous les manifestants rescapés que nous avons pu interroger sont unanimes : il n’a pu s’agir que d’une provocation, attribuée par les uns aux Krating Daeng, par d’autres au Sawot 60 (une unité de tireurs d’élite qu’aurait constituée le général Witoon Yasawat, ancien chef de mercenaires thaïlandais en Indochine), par d’autres enfin à un groupe mystérieux, « les Cinq Cents Chauves-Souris », appellation jadis attachée à une unité de marine...
Les policiers s’engouffrent dans Thammasat et ripostent. Côté fleuve, plusieurs centaines de manifestants ont pu quitter le campus avant l’aube (les policiers fermant les yeux), mais ceux qui, après le début de la fusillade, tentent de s’enfuir sont cueillis par les armes automatiques de la B.P.P. Devant Thammasat, des scènes ignobles se déroulent. Les étudiants qui tentent de fuir sont pris en écharpe par la foule, qui arrache les blessés aux ambulances, les achève à coups de chaise ou d’épieu dans le torse, brûle trois ou quatre cadavres sur des pneus, bâtonne des pendus, urine sur un cadavre devant un parterre de visages hilares ou horrifiés, tandis que jubile la radio des forces blindées (« le peuple se fait justice ») et que pérore M. Wattana Kiewwimon, le secrétaire général du Nawapon, qui tient meeting pendant que dure la fusillade ( « nous sommes en train de gagner »).
Cette violence extrême durera trois bonnes heures. La police, disent tous les témoins, laisse faire la meute ou n’intervient que mollement. Dans la nasse de Thammasat, plusieurs milliers d’étudiants, qui n’opposent aucune résistance, sont réduits à merci. L’après-midi, les « scouts de village » iront occuper Government House. Le prince héritier entouré de Thomnoon Thienngern, le gouverneur de Bangkok, et du maréchal de l’air Dawee Chullasap, les remerciera de leur intervention et les renverra dans leurs foyers.
Une tentative préméditée
Entre-temps le conseil des ministres siège sans désemparer depuis le début de la matinée. Les militaires du cabinet, notamment le général Chatchaï Choonavan, ministre de l’industrie, soutiennent la droite démocrate, avec le secret espoir de casser le parti démocrate pour accéder ensuite au pouvoir. Ils seront rapidement évincés. Selon le Dr Puey Ungpakorn [1], alors recteur de Thammasat, M. R. Seni Pramot finit, dans l’après-midi, par accepter de remanier à nouveau son cabinet pour y intégrer la droite, mais il est trop tard : une heure plus tard, une junte militaire prend le pouvoir sous la direction de l’amiral Sa-ngad Challowyoo, l’ancien commandant en chef des forces armées. Elle prend bientôt le nom de Conseil national de réforme administrative (National Administrative Reform Council, ou NARC).
La loi martiale est proclamée, le couvre-feu établi à Bangkok. Le Parlement est dissous, la constitution abrogée. Toutes les réunions – sauf celles des « scouts de village » – sont interdites. Les mouvements Krating Daeng et Nawapon s’autodissolvent (sur le papier en tout cas). Dans les heures et les jours qui suivent, plusieurs milliers d’arrestations sont opérées, La censure est en place. Les journaux, qui ont publié de pleines pages de photos des scènes sanglantes de la matinée du 6 septembre, sont saisis dès le soir. Une douzaine de périodiques qualifiés de « progressistes » sont interdits, leurs rédacteurs inquiétés, jetés en prison. Des dizaines de milliers de livres sont brûlés sur la place publique. Bangkok s’installe dans la peur et la répression.
La junte aurait souhaité, semble-t-il, maintenir M. R. Seni Pramot à la tête du gouvernement, mais celui-ci refuse. Deux jours plus tard, le 8 octobre, sous la pression du palais, un juriste peu connu, Thanin Kraïvitchien, forme le nouveau gouvernement, « conseillé par le NARC.
Officiellement, le massacre aurait fait quarante six morts, dont deux policiers [2]. En réalité, le bilan atteint « plus de deux cents morts » : c’est l’indication donnée à l’hôtel de ville le soir même [3] et reprise dans un rapport confidentiel adressé aux gouverneurs de province.
Qu’il se soit agi d’une tentative préméditée, soigneusement orchestrée, ne fait aucun doute. A Chiong Mai’, à la même heure, des éléments d’extrême droite se présentaient à l’université et, après une fouille précise des locaux, se contentaient de brûler des livres et des documents « subversifs ». Dans une ville universitaire du centre, Khong-Khaen, les arrestations d’étudiants « Procommunistes auraient commencé dès le 5 octobre. Les événements ont véritablement commotionné toutes les villes à population étudiante. Ailleurs, l’indifférence ou l’ignorance ont prédominé.
Seuls parmi les responsables et participants plus ou moins directs des événements du matin, la droite du parti démocrate (MM. Samok Suntarowet, promu ministre de l’intérieur, et Thamnoon Thien Ngern, gouverneur de Bangkok) et quelques membres du Nowapon (M. Thanin aurait, dit-on, appartenu à ce mouvement) ont tiré parti du coup d’Etat de l’après-midi et se sont retrouvés promus dans le nouveau gouvernement civil. De l’avis de nombreux observateurs, la médiation du palais parait seule à même d’expliquer un tel phénomène.
Arrestations massives et couvre-feu
Le gouvernement Thanin Kraïvitchien est très vite apparu comme isolé. Il doit son existence au soutien du palais et de la poignée de gradés du haut commandement qui ont formé la junte. Hormis la droite démocrate, il est constitué presque exclusivement d’amis personnels, universitaires et juristes du premier ministre. De larges pans de la droite civile et militaire – représentant de surcroît les milieux d’affaires les plus influents – n’y ont aucune représentation. Dans le mois qui suit, le gouvernement et la junte vont tenter d’élargir leur base sociale et politique en désignant les membres d’une assemblée législative (NARA) qui comprend une majorité de militaires et des représentants des professions et des régions, sinon des divers courants politiques de droite. Premier constat de la presse : « La représentativité de la nouvelle assemblée est bien en deçà de ce à quoi on pouvait s’attendre », écrit le « Bangkok Post », quotidien de langue anglaise qui reflète généralement le point de vue des milieux d’affaires pro-américains. Cette assemblée, dont les pouvoirs législatifs sont étroitement subordonnés aux décisions de la junte et de l’exécutif civil, n’est, selon l’expression d’un diplomate, « guère mieux qu’un forum supplémentaire pour les luttes d’influence qui sont la plaie du régime actuel. »
Loin de favoriser un début de consensus, les initiatives de la nouvelle équipe paraissent vouloir aliéner une à une les couches sociales qu’elle pourrait espérer rallier. Le ministre de l’intérieur, M. Samak Suntarawet, qualifie la police de « mafia avant de procéder à une épuration de ses dirigeants. Depuis, il a reçu des menaces de mort et échappé à au moins deux attentats. « Le premier ministre a déclaré la guerre à la drogue, à la corruption et au communisme », annonce un Livre blanc publié dès la fin octobre par le NARC. Des efforts plus ou moins énergiques seront faits en ce sens : ils ne réussissent qu’à gêner les intérêts établis – quand ils ne les camouflent pas davantage. Ainsi, selon diverses sources thaïlandaises et américaines, le Principal bénéficiaire des trafics de l’opium convoyé du « triangle d’or », dans le nord du pays, ne serait autre qu’un des « hommes forts » de la junte.
Les arrestations massives du 6 octobre et des jours suivants (quatre mille officiellement, jusqu’à dix mille selon d’autres sources) et des initiatives intempestives des nouveaux dirigeants leur ont forgé. une image de marque peu enviable. Le premier ministre fait preuve d’un anticommunisme que certains, même à droite, jugent « primaire ». Divers milieux conservateurs s’offusquent autant de ses penchants xénophiles (ne lui reproche-on pas d’avoir épousé une Danoise ?) que des péripéties de sa vie privée qu’ils lui prêtent, à tort ou a raison, en contradiction avec sa réputation d’homme intègre, vertueux et intransigeant sur les principes. Sa volonté de lancer la Thaïlande sur un cours de « démocratie guidée » aboutissant en 1988 à une sorte de « socialisme travailliste à la thaïlandaise » paraît excessive à ceux-là mêmes qui, sans faire preuve d’un grand attachement aux institutions démocratiques, admettent mal d’être maintenus aussi longtemps à l’écart du pouvoir. Son puritanisme militant est diversement apprécié. Les couches intellectuelles s’inquiètent : tout débat idéologique est interdit dans les universités les cours sur la « démocratie » n’y sont tolérés que sous l’égide d’instructeurs nécessairement formés dans les écoles de la guerre psychologique...
Les « cages à chiens »
Plusieurs diplomates occidentaux se seraient émus de ces « maladresses ». Au demeurant, les autorités ont fait des efforts au fil des mois pour présenter une image plus rassurante. Les patrouilles de soldats et de policiers en formation de tir sur les trottoirs et qui vérifiaient l’identité des conducteurs ont cédé la place au bout d’un mois à quelques fusils mitrailleurs montés sur jeeps qui rôdent dans les rues durant le couvre-feu, lequel a été reporté de minuit à 1 heure du matin. La nouvelle vague d’arrestations redoutée par les milieux d’opposition ne s’est pas produite. On ne parle plus officiellement de « camps de rééducation » pour les délinquants politiques des « cours de rééducation » sont donnés cependant, à l’occasion notamment d’offensives militaires. Les autorités pressent les centaines de Thaïlandais qui ont jugé plus prudent de s’exiler, de rentrer et assurent qu’ils ne seront pas inquiétés. Elles ne parviennent pas à convaincre : si la presse a cessé de faire état d’arrestations à Bangkok, on croit communément que celles-ci se poursuivent (il y aurait eu notamment’une rafle à Thammasat en janvier) ; quand bien même la bonne foi du régime ne serait pas mise en doute, il reste que l’avenir est trop incertain : que va-t-il se passer lorsqu’une outre équipe viendra au pouvoir ?
La quasi-totalité des quelque trois mille personnes officiellement arrêtées le 6 octobre ont été relâchées, le plus souvent sous caution (versée, dans certains cas, par les universités elles-mêmes). Le sort que réserve le régime aux cent quatorze détenus politiques (dont le secrétaire général du N.S.C.T., Sutham Sengprathum) encore officiellement incarcérés, sera, à cet égard, un test décisif de sa bonne foi. Leur procès s’est ouvert le mois dernier à Bangkok. Jugés à huis clos, ils sont passibles de la peine de mort. En outre, des informations convergentes font état du maintien clandestin en prison de plusieurs centaines de détenus politiques. Ainsi, cent quarante-six suspects communistes occuperaient, certains depuis avant octobre, les « cages à chiens » d’une prison d’ISOC contiguë au centre numéro 6 du CID – la D.S.T. thaïlandaise – au Soi Setsiri, dans le quartier de Samsen à Bangkok, dans des conditions voisines de celles des tristement notoires cages à tigres vietnamiennes de naguère [4].
A Thonburi, la ville jumelle de Bangkok, une prison toute neuve aurait été mise en service en octobre dernier, dans le quartier de Bang Kunnon ; les centaines de prisonniers politiques qui y seraient confinés (certaines sources parlent de « mille à deux mille détenus ») ne sont recensés sur aucune liste officielle [5]. En l’état actuel des choses, ces informations ne peuvent être contrôlées, pas davantage que les allégations de tortures et de sévices qui auraient été exercés sur des détenus, surtout pendant les premières semaines de détention, notamment au camp de Bangkaen, près de l’aéroport de Bangkok. En tout cas, l’affectation par le gouvernement de 54 millions de bahts à la construction de centres de détention et, accessoirement, à l’entretien de prisons existantes, n’était pas faite pour susciter un climat de confiance.
Rivalités de clans et discrédit de la monarchie
Isolé, issu d’arrangements précaires entre quelques civils et une fraction des forces s armées, le tandem Thanin-NARC, faute de savoir ou de pouvoir élargir substantiellement sa base politique, s’est mis à révéler ses failles. En dépit des dénégations officielles, les relations entre ses composantes civiles et militaires se sont détériorées et Je premier ministre doit consacrer une bonne part de ses efforts à colmater les brèches.
En février, la « commission anticorruption » rendait publique sans préavis les conclusions d’une enquête selon lesquelles le commandant du centre de la guerre spéciale de Lopburi, près de Bangkok, se serait rendu coupable d’une malversation de 2 millions de bahts (100 000 dollars). Les militaires ont aussitôt pris fait et cause pour ce général. Après compromis, celui-ci a été promu et envoyé dans le Sud, et le président de la commission remplacé par une personnalité plus « compréhensive »... Les factions de la droite et de l’extrême droite civiles écartées du pouvoir entendent, semble-t-il, prendre leur revanche. Pour avoir violemment critiqué le gouvernement, plusieurs journaux conservateurs (dont celui de t’ancien premier ministre, M. R. Kukrit Pramot) ont été suspendus et la radio des forces blindées fermée.
Les Krating Daeng ressuscités ont récemment mis en demeure le gouvernement de « changer de politique ». Compte tenu de leurs faibles effectifs, leur menace n’est guère sérieuse mais elle reflète leur désenchantement, commun à une partie de l’extrême-droite. Quant aux « scouts de village », ils sont devenus l’enjeu d’âpres luttes d’influence entre la droite démocrate et certains gradés. Des dissensions se sont fait jour également entre les trois principales personnalités de cette droite démocrate.
Rivalités personnelles et luttes de clans se traduisent, comme il est de tradition, par une foire d’empoigne économique. Les intérêts en place sont si solidement retranchés que toute décision peut être rapidement contredite, annulée ou reportée ; faute de protections suffisantes, les bureaucrates ne se hasardent guère à prendre de décisions : d’où une incohérence et une apathie générales qui font, plus encore qu’auparavant, le désespoir (mais aussi parfois la fortune) des milieux d’affaires, notamment étrangers. Les avanies d’Air Siam, la seconde compagnie aérienne nationale, morte deux fois en six mois de sa belle mort, en sont un exemple, de même que les ordres et les contre-ordres du ministère des transports qui se heurte à forte partie dans la réorganisation des compagnies d’autobus urbains.
Sous des apparences d’entente cordiale, des rivalités tout aussi profondes et sans doute plus déterminantes déchirent les forces armées. Traditionnellement, l’armée de terre jouait un rôle politique prépondérant, faisant et défaisant les gouvernements. Avec l’éviction des maréchaux Thanom et Prapat a pris fin la lignée des « hommes forts » qui assuraient sa cohésion. Artisan de leur départ, le général Krit Sivara apparaissait comme leur successeur naturel mais il est mort d’une crise cardiaque en avril 1976. Les factions ont fleuri de plus belle au sein de l’armée de terre, ce qui a comparativement renforcé l’influence de l’aviation et de la marine, aujourd’hui intégrées à la junte au pouvoir.
Le 6 octobre, plusieurs factions rivales s’apprêtaient à prendre le pouvoir, estiment la plupart des observateurs. Certaines furent vraisemblablement prises de court par l’initiative de l’extrême droite civile. Cette multiplicité d’ambitions semble confirmée par le sort malheureux de deux généraux d’extrême droite, anciens de la guerre d’Indochine où ils dirigeaient les mercenaires thaïlandais : les vainqueurs du jour les auraient mis en demeure de choisir entre se faire moine (solution adoptée par le général Chalord, celui-là même qui devait à nouveau tenter sa chance en mars dernier) ou prendre le premier avion en partance (ce qu’a préféré le général Witoon Yasawat, qui s’est ainsi retrouvé à Tokyo où on l’a ensuite prié de « superviser les activités des étudiants thaïlandais » ; il a été autorisé à rentrer à Bangkok en février). Le général Chalard a été exécuté pour « haute trahison quelque temps après sa dernière tentative malheureuse de putsch.
Selon certaines sources diplomatiques, l’initiative du coup d’Etat d’octobre serait revenue à deux généraux de l’armée de terre qui, faute de pouvoir s’imposer à eux seuls, auraient tout de suite fait appel au hou. commandement.
Toutefois, dans certains milieux militaires thaïlandais, on affirme que c’est le souverain qui, pour devancer ces généraux, a demandé au haut commandement d’intervenir. Le haut commandement, qui regroupe les dirigeants des trois armes, est composé de gradés occupant des fonctions essentiellement honorifiques. Il a aussitôt rallié les commandants de régions militaires, détenteurs du pouvoir réel dans l’armée de terre, ce qui a porté à vingt-quatre le nombre des officiers du NARC.
Mais cette combinaison ad hoc était précaire. Rapidement, des dissensions se sont fait jour en son sein. L’enjeu fondamental reste l’introuvable unité des chefs de l’armée. Autour du général Yot Thepasidin, commandant en chef adjoint (assistant commander in chief), les éléments restés les plus fidèles au maréchal Prapat (véritable « homme fort de l’ancienne dictature bien qu’il fût officiellement sous les ordres du maréchal Thanom) ont favorisé le retour des deux maréchaux dans un double but : accélérer la décomposition des gouvernements démocratiques susciter des réalignements décisifs parmi les militaires. Le premier objectif a été atteint : s’il n’en est pas encore de même pour le second, il semble que ce soit en assez bonne voie : plusieurs sources proches des milieux militaires affirment que le groupe Prapat a le vent en poupe. Pour la commodité de J’analyse, on oppose à cette clique deux autres factions principales : celles du haut commandement, autour du général Kriangsak Chamanand [6], et celle des militaires « professionnels », qui préféreraient ne pas intervenir dans les affaires politiques, et dont le porte-drapeau serait le général Serm na-Nakhorn, l’actuel commandant en chef de l’armée de terre (pourtant lui-même membre du NARC).
En fait, cette vue très simplifiée ignore bien d’autres divisions en clans et cliques qui sont fonction notamment de rivalités personnelles et dont les alliances se font et se défont au gré des circonstances. Dans ce contexte, la tentative de putsch manquée du 26 mars par le général Chalard et ses amis prend tout son sens ; il est évident que cet habitué des coups de force n’a pu se lancer à la conquête du pouvoir sans assurances de la part d’hommes plus influents. On songe ici à la fraction Prapat.
Compte tenu des chassés-croisés et des renversemehts d’avance perpétuels, il est hasardeux de se risquer à des prédictions. Toutefois, l’hypothèse la plus plausible et la plus fréquemment retenue est celle d’une prise du pouvoir à brève échéance par la fraction Propot, peut-être à la faveur d’une démission du gouvernement. Peu après son retour d’exil de Taiwan, Moo – « le porc », c’est le diminutif « affectueux que donnent les Thaïlandais à l’ancien dictateur a été reçu par le roi. Il lui aurait assuré qu’il n’avait pas l’intention de revenir au pouvoir – dénégation qui ne convainc personne. « La question qui se pose aujourd’hui, nous disait un diplomate asiatique à Bangkok, est de savoir si Prapat osera se faire catapulter au-devant de la scène – ce qui ne correspond ni à son tempérament ni à ses méthodes, – ou si, plus habilement, il mettra en avant une personnalité civile. »
Nous croyons savoir que le maréchal a passé un accord en ce sens avec l’ancien premier ministre M. R. Kukrit Pramot, seul homme d’Etat d’envergure capable d’être accepté tant par le palais que par une majorité de civils et de militaires, pour ne rien dire des milieux internationaux. Un autre candidat possible, mais moins satisfaisant pour tous, à la succession éventuelle de M. Thanin, serait le maréchal de l’air en retraite Dawee Chullasap, proche du haut commandement – à moins que, comme continuent de le croire certains membres de l’Assemblée, le gouvernement Thanin réussisse, de promesses en compromis, à durer assez longtemps pour que, la pression internationale aidant, des élections finissent par se tenir.
Le « principal féodal »
Tout cela dépendra aussi sans doute des volontés du palais. Ce dernier apparaît davantage partie qu’arbitre des conflits, rôle dangereux dans la mesure où il s’aliène ainsi bien des bonnes volontés. L’observateur de retour en Thaïlande après octobre est frappé en effet du discrédit complet de la monarchie dans les milieux cultivés de la capitale, non seulement parmi les intellectuels plus ou moins progressistes qui ont toujours émis des réserves sur le rôle du souverain dans les événements du 14 octobre 1973 mais – fait nouveau – parmi de larges couches socioprofessionnelles, qui ne comprennent pas que le roi ait cautionné par son silence la boucherie de Thammasat.
Un jeune hôtelier rencontré au hasard d’un déplacement dans le Nord n’hésitait pas à tenir devant nous et quelques-uns de ses amis des propos incendiaires sur le souverain qui, en d’autres circonstances, lui vaudraient, dans le meilleur des cas, la prison à vie. Le mariage précité du prince Wajiralongkorn avec sa cousine, au début de l’année, si peu de temps après les tragiques événements d’octobre, a été diversement accueilli, même parmi le petit peuple de la capitale. Dans les provinces, il est vrai, le souverain demeure une espèce de dieu incarné et les fréquentes visites héliportées de la famille royale dans les coins les plus reculés du royaume visent à entretenir une popularité qui, en ville, a fait long feu. En dépit du silence total des autorités, on sait qu’à au moins deux reprises au début de l’année, des bombes ont été désamorcées dons les locaux de Chiang Maï, dans le nord du pays ; que le souverain s’apprêtait à visiter.
« Il faut sauver la monarchie malgré elle », confiait récemment à un ami une personnalité royaliste connue. On n’a pas la dent plus dure envers le roi, la reine, leurs descendants et leur entourage immédiat que dans certains salons monarchistes de la capitale. Sans se faire l’écho de commérages souvent désobligeants, voire injurieux, notons que les intrigues de cour ne le cèdent en rien au byzantinisme des militaires et aux querelles des civils plus ou moins proches du gouvernement. De ces clivages il est mal vu de parler publiquement et, faute de pouvoir les évaluer à leur juste valeur, la tentation est grande, dans de nombreux cercles, d’en exagérer l’importance.
Le parti communiste de Thaïlande (P.C.T.) n’a pas été le dernier à s’apercevoir de la perte de prestige nouvelle de la monarchie. Depuis quelques mois, sa radio clandestine, « la Voix du peuple de Thaïlande », dénonce le « principal féodal le « chef des féodaux », et se dispense d’utiliser la formule compliquée qu’il est d’usage d’employer pour désigner Sa Majesté. Assurément, le temps des politesses est révolu en Thaïlande, envolé avec les dernières illusions d’une transformation de la société par des moyens pacifiques que nourrissait toute une fraction de la classe politique.
L’influence communiste et la lutte antisubversive
A Bangkok comme en province, beaucoup se sont mis à l’écoute régulière de la radio clandestine [7], qui commente les événements de la capitale – et du reste du pays – dans un délai souvent inférieur à quarante-huit heures. Les émissions s’entendent clairement d’un bout à l’autre du royaume chansons étudiantes, poèmes, pièces politiques dialoguées, commentaires, dans un thaï qu’on dit remarquablement pur et divers dialectes régionaux. « Les anciens dirigeants étudiants progressistes qui s’y expriment ont désormais une audience qu’ils n’avaient jamais eue », estime un professeur de l’université de Chulalongkorn, à Bangkok, qui a bien connu certains d’entre eux.
C’est par centaines, voire par milliers – quatre mille à huit mille, selon les estimations les plus sérieuses – que les étudiants plus ou moins progressistes, des dirigeants et militants ouvriers et paysans se sont enfuis dans les maquis au lendemain du 6 octobre ou ont passé le Mékong vers le Laos pour échapper à la répression. D’autres, plus fortunés, se sont rendus à l’étranger, en Europe, aux Etats-Unis ; certains, parmi eux, rejoindront par des voies détournées les « hommes de la forêt ». Mais plus nombreux encore sont ceux qui, par choix ou faute de savoir où fuir, sont restés à Bangkok : ils ont repris les cours à l’université ou cherché un emploi. « Ils veulent se faire oublier, mais eux ne sont pas près d’oublier », dit ce professeur, qui ajoute qu’un mouvement de résistance passive est perceptible dans plusieurs établissements. Certains murs d’édifices publics se couvrent à nouveau furtivement de slogans « gauchistes »...
Le P.C.T. est le grand bénéficiaire de cette situation. Des dirigeants étudiants, ouvriers, paysans, des hommes politiques socialistes, qui avaient parfois des réticences marquées envers certaines positions du parti, se sont ralliés à lui. Ils prônent aujourd’hui la lutte armée et la « résistance par tous les moyens » au régime de Bangkok et donnent une consistance nouvelle à la politique de front uni du P.C.T., plus évidente jusque-là sur le papier que dans les faits.
Du coup, certains débats théoriques qui divisaient la gauche thaïlandaise se trouvent simplifiés ou dépassés : la possibilité d’une transformation pacifique, réformiste, de la société thaïlandaise relève pour la plupart désormais du domaine des illusions. « La lutte pour la justice et l’égalité, seule motivation de la plupart des étudiants avant octobre, s’est enfoncée dans une impasse sanglante la ratonnade de Thammassat », dit notre interlocuteur de Chulalongkorn. « Les étudiants ont payé cher la leçon, mais ils l’auront retenue : seule la lutte armée est à l’ordre du jour. » Le retour en force des militaires a ôté aux stratèges de l’anticommunisme un de leurs atouts traditionnels : l’espoir de pouvoir susciter un jour une « troisième force qui ferait pièce, en dernière instance, au communisme pur et dur du P.C.T. Est-ce là un des fruits des expériences indochinoises ?
Simultanément, l’heure n’étant plus aux divisions mais à la plus large union, on peut penser que les débats internes que connaîtrait le parti [8] auront été mis en sourdine. Les premières informations filtrant à Bangkok sur l’accueil fait aux nouvelles recrues dans les maquis n’ont pas manqué de tempérer l’enthousiasme de ceux qui en escomptaient un « assouplissement rapide » de la « ligne dogmatique » des dirigeants du parti : cinq mois après leur arrivée en masse, il semblait que les nouveaux venus commençaient seulement d’être intégrés aux unités combattantes ; ce laps de temps aurait été mis à profit pour leur donner une formation militaire et idéologique sur les lignes définies par le parti. Néanmoins, il reste vraisemblable qu’à plus ou moins long terme ces nouveaux éléments, venus d’horizons politiques différents quoique voisins, auront en retour une influence non négligeable sur la formulation de la politique du P.C.T. Déjà, dans les milieux progressistes de Bangkok, on parle de l’éventuelle formation d’un gouvernement révolutionnaire – hypothèse peu plausible pourtant dans l’immédiat, dans la mesure où le rapport des forces sur le terrain, s’il évolue favorablement pour les forces populaires, est encore loin, semble-t-il, de devoir basculer en leur faveur.
« Faucons » et « colombes »
La progression communiste est pourtant incontestable. Dès le lendemain du 6 octobre, l’armée populaire de libération (A.P.L.), bras armé du P.C.T., a intensifié ses coups de main. L’extension géographique de ses activités est sensible : elle se manifeste désormais dans tout le pays, y compris la plaine centrale, à l’exception d’un rayon de 200 kilomètres environ autour de la capitale.
Beaucoup de stratèges anticommunistes admettent volontiers que les méthodes de lutte employées aujourd’hui contre les communistes contribuent aux succès croissants de ces derniers. En février, le général Sayud Kherdpon, un des dirigeants d’ISOC, s’en prenait publiquement aux militaires traditionnels (qui – mais il se gardait de le dire – ont aujourd’hui une influence croissante sur le déroulement des opérations anti-insurrectionnelles) en établissant un parallèle entre la croissance du nombre de maquisards quand ces militaires étaient aux commandes et la diminution de ce nombre quand prévalaient les méthodes plus « élaborées » d’ISOC. « Depuis le 6 octobre, constatait-il, en matière de contre-insurrection (le gouvernement) s’est fermement engagé à poursuivre l’offensive militaire, en particulier dons le Sud où les opérations de nettoyage (« search and destroy ») sont à l’ordre du jour. (...) Notre cible doit toujours être le soutien des masses villageoises aux insurgés. (...) Aussi, quand je vois encore des ordres d’opération spécifiant pour tout objectif de « tuer des C.T. » (les « terroristes communistes »), je me sens un peu triste de ce que certains de nos commandants régionaux ont encore beaucoup à apprendre [9]. »
ISOC (International Suppression Operations Command) elle-même apparaît divisée entre « faucons » et « colombes », et le débat sur la meilleure façon de combattre les communistes est assurément un enjeu important dans un éventuel changement de régime : les tenants de la répression pure et dure s’opposent aux partisans d’une « riposte nuancée », qui souhaitent « gagner les cœurs » de la population rurale, voir reconnaître l’existence d’une opposition de gauche non communiste et même le retour à des formes plus souples, de « démocratie guidée » – en somme, la stratégie de la pacification qui a connu le sort que l’on sait au Vietnam.
Le poids du budget militaire
Le financement d’ISOC, annonce-t-on officiellement, sera substantiellement accru au cours de la prochaine année fiscale [10]. Pourtant, tout se passe comme si l’influence d’ISOC, ou du moins d’une partie d’ISOC, allait décroissant. Ainsi, en fin février, les centres de coordination et de coopération auraient été supprimés et leurs attributions confiées à l’état-major de l’armée de terre ; en d’autres termes, ISOC aurait perdu au profit des militaires son rôle de coordinateur des différentes forces – militaires, policières, administratives – participant à la campagne anticommuniste sur le terrain. Ces « ajustements » relèvent, semble-t-il, des dissensions entre policiers et militaires, entre factions militaires, et leur effet d’ensemble est favorable au découragement et au laisser-aller des forces gouvernementales plutôt qu’à un surcroît de combativité.
Telle est aussi l’impression qui se dégage de visites en province. Dans le Nord, vers Chlang Raï, tel haut fonctionnaire provincial prend discrètement contact avec les maquisards : « Il faut ménager l’avenir », dit-il. Un commerçant originaire de la province de Kalasin, dans le Nord-Est – vaste plateau aride adossé à des montagnes où est née la lutte armée voici une douzaine d’années, – nous confie « Dans mon village, il y a cinq ans, on ne savait pas ce qu’était un communiste ; l’an dernier, on m’a dit : « ils arrivent » ; maintenant, « ils » y sont. » En revanche, dans d’autres provinces ; des témoignages font état de reculs de l’influence communiste, dus notamment à l’afflux de réfugiés laotiens ou cambodgiens qui, expliquant ce qu’ils ont connu de « l’enfer rouge », sont une excellente propagande anticommuniste.
Dans le Sud, où de grandes offensives militaires sont en cours entre Surat Thani et Phattalung-Trang, les autorités n’exsudent pas l’optimisme : les bilans des prises sont aussi maigres que les efforts faits en faveur des populations civiles ; les opérations militaires semblent davantage fonction des disponibilités budgétaires que d’autres considérations (la seconde phase de l’opération « Protégeons le peuple » se déroulera jusqu’en septembre, ou plutôt « aussi longtemps que notre budget nous le permettra », nous a précisé par exemple le colonel Prasert Mongkolprasit, chargé des « affaires civiles » de ce programme), tandis que méthodes musclées, « bavures et maladresses de la soldatesque « fabriquent des maquisards », selon le mot d’un enseignant local. « Des gens continuent de disparaître entre les mains des militaires ou de la police spéciale », nous ont assuré plusieurs informateurs « ils sont liquidés et leurs corps jetés dans la jungle du haut d’hélicoptères. » Cinq cas auraient été recensés en janvier et février dans la région de Surat Thani à Trang. On nous a cité notamment celui de M. Khan, collaborateur de deux journaux locaux à Nakhon Si Thammarat. Retenu pour « interrogatoire » à la mi-janvier, il n’a pas reparu depuis lors. Les militaires, quand on les interroge sur ces allégations, se contentent de parler d’ « accusations non fondées ».
Dans l’extrême Sud, une force combinée de cinq mille hommes (un tiers de soldats thaïlandais, deux tiers de soldats malaisiens) ratisse la région de Sadao, où sont solidement retranchés des communistes malaisiens. Les offensives Big Star 1 et Big Star 2 (celle-ci reportée « sine die ») ont, semble-t-il, permis la capture d’une demi-douzaine de camps importants – mais vides. Après avoir fait état de la capture ou de l’élimination quotidienne de nombreux maquisards, les généraux thaïlandais, contredits par leurs collègues mataisiens, ont dû admettre que leurs troupes n’ont à aucun moment réussi à rencontrer l’ennemi... Si la double offensive a provisoirement désorganisé l’infrastructure communiste locale, un effort soutenu sur plusieurs mois, voire plusieurs années, que les militaires maloisiens jugent indispensables pour venir à bout des maquisards, paraît tout à fait exclu côté thaïlandais. Que faut-il penser, au demeurant, d’opérations militaires annoncées plusieurs semaines à l’avance, parfois avec un grand luxe de détails ?
Les journalistes étant soigneusement tenus à l’écart des combats au sol (tout au plus peuvent-ils survoler les zones d’opération à bord d’hélicoptères convoyant des officiers), c’est avec beaucoup de réserves qu’il faut accueillir les bulletins de victoire militaires : même quand elles ont l’initiative – et la mode est revenue aux grandes « opérations de nettoyage », – les forces gouvernementales se laissent fréquemment piéger par un ennemi insaisissable. Au demeurant, sur les cent dix mille hommes que comptent les forces armées thaïlandaises, les experts considèrent que le tiers seulement est opérationnel : n’a-t-on pas prélevé des unités d’élite à divers régiments pour constituer les troupes de choc qui opèrent dans le Sud ? [11]. C’est peu, face à des maquisards très mobiles (dont ISOC évalue le nombre à « plus de neuf mille » – contre deux mille en 1968) et totalement disproportionné à l’importance du budget qui revient à la défense et à la sécurité intérieure : un quart du budget total actuel [12].
Il est vrai qu’une énorme partie des fonds est consacrée à la modernisation des équipements militaires – à laquelle les Etats-Unis continuent de contribuer puissamment. Au cours de l’année fiscale 1977, Bangkok aurait dépensé quelque 45 millions de dollars en achats d’armes et d’équipement militaire. Les acquisitions au titre des ventes militaires américaines à l’étranger (F.M.S.), qui étaient de l’ordre de 6 millions de dollars par an de 1971 à 1973, sont passées à 20,5 millions de dollars en 1974, 11,4 millions en 1975 et 89,6 millions en 1976. Les ventes au titre du programme d’assistance militaire (MAP), en diminution, représentent tout de même 105,7 millions de dollars pour la période 1973-1975, 29,3 millions pour 1976 et 20 millions pour 1977. En outre, entre 1973 et 1977, Bangkok a acquis 81 millions de dollars d’équipement militaire américain ainsi que d’importantes fournitures pour les forces de police [13].
Des armes nucléaires ?
Les Etats-Unis ne sont pas la seule source d’approvisionnement. Selon des informations puisées à bonne source, une négociation est en cours pour l’acquisition par l’armée de terre de cinq cent quarante-neuf chars d’assaut Mark III de la compagnie britannique Vickers. L’aviation a hésité un moment puis renoncé à acquérir des Mirage. Washington l’a amplement équipée en appareils de contre-insurrection, dont 48 OV-10 C Bronco, 20 Peacemaker, 16 F-5 E Tiger II, etc. [14].
Plus intrigante est l’intention de certains milieux proches du pouvoir de doter la Thaïlande de l’arme nucléaire. M. Thanat Khoman, qui fut l’artisan dans les années 60 de l’accord secret qui permit l’établissement de bases américaines en Thaïlande et qui, aujourd’hui, membre de l’Assemblée, est, bien qu’il s’en défende, le conseiller officieux de la junte en matière de politique étrangère, reconnaît avoir approché l’ambassadeur américain et, précise-t-il, ceux « d’autres grandes puissances », en vue d’une telle acquisition. « Nous devons envisager toutes les possibilités, y compris celle d’une invasion, nous a-t-il dit. Nous devons être prêts à assurer notre propre défense, c’est-à-dire à disposer de notre propre force de frappe. Après tout, nous ne serions pas le premier petit pays à penser de la sorte. »
La junte a fait savoir aux Américains qu’elle attend d’eux qu’ils lui « fassent cadeau des munitions laissées en Thaïlande après le retrait des forces américaines » et certains observateurs se demandent si ces stocks ne comprennent pas des armes nucléaires, celles-là même auxquelles M. Thanat Khoman aurait pu faire allusion [15].
Le financement de ces achats, effectifs ou projetés, et l’entretien d’une machinerie bureaucratique militaire extrêmement lourde représentent un détournement colossal de fonds publics qui seraient pourtant d’une utilité vitale pour la remise en route de l’économie nationale, aujourd’hui gravement menacée.
Exode rural et sous-prolétariat urbain
Un des paradoxes de la Thaïlande est sa situation économique. Foncièrement saine, il suffirait de peu pour que l’économie prospère. Pourtant, elle est dans l’ornière, et certains indicateurs laissent présager une dégradation rapide. L’essentiel de sa force tient à sa production agricole – bien que l’agriculture, qui fait vivre 75 % de la population, ne représente plus qu’environ 22 % du P.N.B., et que ses rendements soient devenus les plus bas du Sud-Est asiatique après ceux de la Birmanie. Malgré cela, en 1976, la Thaïlande est parvenue à atteindre l’objectif fixé : exporter 1,8 million de tonnes de riz. Toutefois, la récolte de décembre dernier est en baisse de 1 million de tonnes de paddy sur la précédente – ce qui signifiera un important manque à gagner en devises cette année. (En outre, elle va devoir compter désormais avec la concurrence du Cambodge, déjà en mesure de proposer la vente de 100 000 tonnes de riz à la Malaisie, un des débouchés traditionnels du riz thaïlandais.) D’autre part, les recettes touristiques, troisième source de devises après le riz et le caoutchouc, ont considérablement baissé au lendemain du coup d’Etat d’octobre. En mars, il apparaissait que sur les treize mille lits d’hôtels de classe touristique de la capitale, seulement quatre à cinq mille étaient occupés choque jour [16].
Phénomène encourageant : alors que seuls les prix du caoutchouc et du tapioca sont en hausse, le exportations se sont accrues de plus de 30% en 1976 ; reflet du marasme économique, le taux de croissance des importations est en baisse (11 % en 1976). Néanmoins, la Bank of Thaïland prévoit pour 1977 un déficit commercial d’environ 20 milliards de bohts (1 milliard de dollars). Certes, rien de nouveau à cela : la balance commerciale est déficitaire depuis 1953. Mais les compensations traditionnelles au niveau des revenus invisibles sont en train de s’amenuiser ou de disparaître.
Entre 1950 et 1968, la Thaïlande a absorbé 1 milliard de dollars en aides et prêts étrangers. Les Etats-Unis ont déversé dans le pays le double de cette somme depuis 1966. Quant au capital étranger directement investi, rien ne laisse présager une correction prochaine de la forte tendance à la baisse observée depuis trois ans : les investissements étrangers directs sont tombés de 192 millions de dollars en 1974 à 87 millions de dollars en 1975 et à 52 millions l’an dernier.
Poussée démographique et malnutrition
La politique économique adoptée par le gouvernement Thanin, dans ces conditions, est assez surprenante. Pour l’essentiel, elle consiste en un retour à la tradition du « laisser-faire » des gouvernements militaires des années 60, après une courte période d’interventionnisme actif. Un facteur nouveau toutefois : l’accent mis sur l’industrialisation par le recours aux capitaux étrangers, tendance (pour l’instant plus virtuelle que réelle) qui correspond à l’évolution des nations capitalistes du Sud-Est asiatique dans la période actuelle.
A partir de 1958 (régime Sarit), passivité et conservatisme caractérisent l’attitude des gouvernements, qui se préoccupent uniquement d’équilibrer le budget et de disposer de fortes réserves de devises. L’industrie étant abandonnée au secteur privé, tout l’effort de l’Etat se porte sur le développement de l’infrastructure agricole et routière. Mais l’effet le plus net de cette politique est la rupture de l’équilibre ville-campagne et l’aggravation des conflits sociaux entre la bureaucratie urbaine et les couches sociales rurales.
L’insurrection d’octobre 1973, qui marque la fin de la période, coïncide avec la flambée des prix pétroliers et avec la récession dans le monde. Inflation et instabilité financière internationales frappent l’économie thaïlandaise de plein fouet en 1974 et 1975. Conditions économiques et considérations politiques poussent à un intervennisme croissant de l’Etat. Il s’agit avant tout de transférer les ressources vers les campagnes, où vivent les deux tiers de la population, tout en donnant satisfaction aux masses urbaines, politiquement éruptives. L’accroissement attendu de la production et de la productivité agricoles favorisera, pense-t-on, la croissance des exportations, ce qui compensera le manque à gagner provoqué par la diminution rapide de l’aide américaine. En même temps, l’élimination des plus criardes disparités de revenus devrait contribuer à terme à renforcer le tissu social, à le rendre moins perméable à l’influence communiste.
Cette philosophie préside à l’ambitieux programme de réformes lancé par le gouvernement Kukrit, qui s’appuie sur un budget délibérément expansionniste financé par des emprunts : distribution de 5 milliards de bahts aux assemblées locales élues (Tambon Development Scheme) ; loi de réforme agraire votée en mars 1975 prévoyant la distribution en cinq ans de 1,6 million d’hectares à cinq cent mille familles ; refonte des structures bancaires favorisant l’octroi de crédits ruraux fixation du prix d’achat et de vente du riz ; aide médicale gratuite dans les cliniques gouvernementales, autobus gratuit à Bangkok pour les plus pauvres, etc. – le tout étant en partie financé par des emprunts commerciaux en mars 1976, Bangkok recourt à un emprunt de 100 millions d’eurodollars, première tranche du financement international de 500 à 600 millions de dollars prévu au titre du quatrième plan quinquennal (1977-1981). La Thaïlande, dont les réserves étaient jusque-là trois fois supérieures au montant de sa dette extérieure, cesse ainsi d’être un pays sous-développé créditeur du reste du monde.
Le gouvernement Seni (avril-octobre 1976), beaucoup plus conservateur, fait partiellement marche arrière. Il supprime le financement par déficit, ramène le budget à 68 milliards de baths et entend l’équilibrer par le recours à des impôts fonciers. Le principe de réformes sociales est maintenu.
Après octobre, toutefois, le gouvernement Thanin se détourne de l’aide aux paysans et aux travailleurs urbains pour favoriser le développement du secteur manufacturier et des affaires. La priorité absolue est donnée aux investissements, dans l’espoir que la croissance industrielle contribuera à résoudre les graves problème du chômage et du déficit commercial croissant [17].
Avec la suppression des nouveaux impôts créés par le gouvernement Seni et l’accroissement substantiel du budget de la défense, l’une des toutes premières initiatives de la junte est de rétablir le prix-plancher du riz à la consommation. Les exportateurs doivent fournir à l’Etat 30 % de leurs ventes à l’étranger, à des prix inférieurs à ceux du marché. Ces fournisseurs répercutant assez largement leur manque à gagner sur le paysan, on en est revenu à la dangereuse situation antérieure – à la favorisation de la population urbaine aux dépens de la paysannerie. Or, la soupape de sûreté dont bénéficiaient les gouvernements de l’époque Sarit (l’expansion agricole, le défrichage et la mise en valeur de nouvelles terres) n’existe plus. Seul espoir : l’augmentation des rendements, qui stagnent depuis dix ans. Mais il faudra compter avec les effets démultiplicateurs de la croissance démographique, qui est de 26 ‰ : la population actuelle – environ quarante-trois millions d’habitants – aura doublé en 1999 [18].
Il faut donc s’attendre à une forte accélération de l’exode rural, d’une ampleur déjà catastrophique, parallèlement à une paupérisation accrue de la paysannerie – d’autant que la réforme agraire, pour symbolique qu’elle eût été, semble désormais oubliée (elle aurait dû être lancée au 1 janvier 1977) et que les quelques « projets de développement accéléré » et autres maigres efforts en faveur des paysans ont un caractère tout à fait limité. Or, le Bureau national des statistiques note pour l’année 1972-1973 que 82,2 % des paysans thaïlandais ne possèdent pas la terre qu’ils travaillent ; dans les seize provinces de la plaine centrale autour de Bangkok, 48,8 % des trois cent trente mille familles dénombrées sont des tenanciers (alors que, dix ans auparavant, cette proportion était de l’ordre de 10 %), dont 95 % sont très Fortement endettés.
Comment, d’autre part, ne pas redouter les effets de l’accélération de l’exode rural et du déséquilibre métropole-province sur le nouveau « lumpenproletariat » urbain, quand on sait qu’en 1973, alors que le revenu par tête à Bangkok était supérieur de 340 dollars à la moyenne nationale de 160 dollars, la consommation moyenne de calories dans les quartiers les plus pauvres de la capitale était inférieure de 30 % à la moyenne nationale ! [19]. Cette année-là, cinquante-cinq mille enfants de moins de cinq ans sont morts de malnutrition... [20]
Séduire les investisseurs
Abandonnant toute prétention à des réformes sociales, le nouveau gouvernement table sur le développement des investissements, prioritaire. Cette orientation a été affirmée d’emblée : restructuration du Board of Investments, dont le premier ministre a pris la direction définition d’un nouveau code d’investissement, offrant tous les avantages que les sociétés étrangères attendent désormais des économies sous-développées [21] ; réaménagement des services d’immigration pour en diminuer – sinon éliminer la corruption et la lenteur bureaucratique – simplification des procédures d’immigration et d’investissement pour les porteurs de capitaux et le personnel des sociétés étrangères (mais renforcement des contrôles pour les « indépendants » et pour les journalistes) ; poursuite ou lancement de grands travaux d’infrastructure industrielle (construction de la cité nouvelle de Nava-Nakhorn, « l’Ivry de Bangkok », à 60 kilomètres de la capitale ; plan de reconversion à des fins commerciales du complexe militaire aéro-portuaire d’Utapao-Sattahip, sur la côte est du golfe de Thaïlande ; édification d’un centre industriel portuaire à Phongnga, dans le Sud, etc). Enfin, le premier ministre supervise personnellement une demi-douzaine de projets d’implantation de multinationales qui avalent été bloqués dans la période précédente. Ainsi, la compagnie américaine Billinton s’est-elle vu attribuer à la fin de l’année dernière l’exploitation offshore de l’étain dans le sud du pays ; des sociétés japonaises et américaines s’intéressent aux minerais du Nord et du Nord-Est ; des sociétés françaises et britanniques à l’exploration et à l’exploitation du gaz naturel dans le golfe de Thaïlande.
Autre volet de la tentative de séduction des investisseurs : la mise au pas des travailleurs qui, si elle n’a pas été aussi radicale qu’on aurait pu !le redouter au lendemain d’octobre, s’accentue progressivement. Les grèves sont interdites les syndicats – encore embryonnaires après trois ans de démocratie – ont un poids négligeable ; dix-huit de leurs dirigeants ont été arrêtés. Il n’y a pas eu cependant de purge systématique dans leurs rangs. Le principe des négociations collectives est maintenu. Toutefois, les grèves qui ont éclaté dans le textile au début de l’année ont été sévèrement réprimées. Le nouveau code du travail en préparation est nettement plus rétrograde que le précédent. En outre, la promesse faite au lendemain d’octobre de porter rapidement de 25 à 28 bahts le salaire minimum horaire à Bangkok ne sera pas tenue : le gouvernement l’a jugée « trop inflationniste » – alors qu’il devait augmenter en avril celui des fonctionnaires (sur des fonds affectés par les gouvernements précédents à l’aide aux campagnes).
Orthodoxie capitaliste ou réformisme
Toutes les conditions paraissent donc réunies pour allécher les investisseurs. Pourtant, les capitaux sont loin d’affluer. Officiellement, on s’attend à un accroissement de 13 % des investissements fixes du secteur privé en 1977 (en regard d’une baisse de 9 % l’année précédente). Il est peu probable que cette attente soit comblée, à en juger par le climat qui règne dans les milieux d’affaires. Les capitaux thaïlandais massivement – et frauduleusement – exportés dans les années « démocratiques » sur les places financières d’Asie ne sont pas rentrés, estiment les spécialistes. A quelques exceptions près, les investisseurs étrangers restent dans l’expectative.
La méfiance des hommes d’affaires a des causes multiples, souligne-t-on. Comme le note un conseiller commercial européen : « Il faut bien dire que le plus facile est fait en matière d’investissements et qu’il faudrait aujourd’hui prendre « le second choix », c’est-à-dire de gros investissements rentables à long terme, avec tous les risques que cela suppose. » Dans ces conditions, les considérations politiques priment. La poursuite de la récession mondiale pèse sans doute moins qu’un sentiment d’insécurité qui perdure, en dépit de la relative stabilité que connaît la région depuis le retrait américain et du retour au pouvoir à Bangkok d’une équipe militaire. Les hypothèques qui pèsent sur le sort de cette dernière jouent en sa défaveur. En fait, les gros intérêts féodaux et compradores sont politiquement associés aux groupes militaires et affairistes qui briguent la succession. De son côté, le département américain du commerce notait fin novembre dernier que « la communauté d’affaires est mécontente de la lenteur du processus de prise de décision du gouvernement » [22].
Pour tenter de se tirer d’affaire, le gouvernement Thanin entend obtenir des institutions internationales 2,6 milliards de dollars pour financer le plan quinquennal. (qui prévoit des dépenses totales. de 31 milliards de dollars). Le 25 mars, le groupe consultatif de la Banque mondiale a donné le feu vert pour un prêt d’environ 4 millions de dollars. Modeste début. Néanmoins, la Thaïlande est en train de s’engager sur la voie de l’endettement tout en sacrifiant ses réserves fortes, base de son indépendance traditionnelle, au profit non d’une politique réformiste tentant de remédier aux déséquilibres socio-économiques majeurs du pays mais d’un acte de foi capitaliste pour l’instant sans écho et qui devrait rapidement accentuer ces déséquilibres. En outre, n’y a-t-il pas une gageure à vouloir résorber le chômage par la promotion d’industries étrangères qui, pour la plupart, sont fortes utilisatrices de capitaux mais faiblement créatrices d’emplois – alors que la migration rurale vers les villes est évaluée à un demi-million de personnes par an et que, faute de vouloir ou de pouvoir fixer la paysannerie, ce chiffre devrait grandir rapidement ? Enfin le retour au moins temporaire à la passivité traditionnelle en matière budgétaire et à la taxation du seul commerce extérieur « laisse l’économie plus exposée que jamais aux caprices des fluctuations des prix mondiaux », si bien que « la Thaïlande se retrouve aussi vulnérable aux crises suscitées par l’étranger qu’elle l’était au début de la décennie ; or, à moyen terme, l’économie mondiale promet d’être considérablement moins stable qu’elle ne l’était au cours des années 60 ». [23].
La lutte pour le pouvoir reflète un choix entre deux politiques économiques : conservatisme de l’équipe Thanin-NARC, ou bien réformisme et interventionnisme que symbolise M. R. Kukrit Pramot. Toutefois, si l’ancien premier ministre reprenait du service, il devrait vraisemblablement le faire avec d’abord l’appui de la bureaucratie militaire liée au maréchal Prapat, dont les intérêts colossaux ont fructifié dans la période Sarit : on peut douter dès lors qu’il soit en mesure de reprendre sa politique de réformes avec la même vigueur qu’en 1975-1976.
Il y va cependant du coup d’arrêt au communisme : une politique de réformes éclairées, surtout associée à des méthodes plus « souples » de répression et à une certaine forme de « démocratie contrôlée », plutôt que « guidée ou « cadenassée » comme c’est le cas aujourd’hui, contribuerait à réduire les inégalités les plus flagrantes et ainsi à freiner, au moins pour un temps, la progression communiste que tout, actuellement, paraît s’ingénier à favoriser.
Au demeurant, l’anticommunisme pratiqué par l’équipe Thanin-NARC ne satisfait guère les pays capitalistes de la région qui, au niveau des textes au moins, entendent lutter contre l’influence communiste davantage par des réformes et des progrès sociaux que par des faits d’armes et une répression aveugle. Telle est en effet la « philosophie » de l’ASEAN (Association des nations de l’Asie du Sud-Est) qui regroupe, outre la Thaïlonde, la Malaisie, Singapour, l’Indonésie et les Philippines. Il n’est pas indifférent que, lors de sa visite officielle à Bangkok au début, de l’année, le premier ministre de Singapour, M. Lee Kuanyew, ait demandé à rencontrer en priorité M. R. Kukrit Pramot : sa requête fut vivement rejetée par M. Thanin...
Les trois « Grands » et les voisins
La tournée des capitales de l’ASEAN, entreprise au début de l’année par le premier ministre thaïlandais est loin d’avoir eu les effets qu’il en escomptait. Assez ironiquement, il appartint à M. Malik, ministre des affaires étrangères de l’Indonésie, le plus anticommuniste des pays du Sud-Est asiatique, de corriger publiquement les propos des responsables thaïlandais qui parlaient déjà de transformer l’ASEAN en un pacte militaire anticommuniste. Au demeurant, un tel pacte serait superflu, du fait de la multiplication des accords de coopération bilatéraux ou trilatéraux en matière de sécurité et de défense. Plus encore, il serait nuisible, en donnant aux pays indochinois un nouvel argument de propagande.
Dans les capitales régionales, on suit avec une inquiétude à peine dissimulée la tension croissante entre la Thaïlande et ses voisins socialistes et surtout la dégradation de ses rapports avec le Cambodge – alors même que prédomine dans le reste de l’ASEAN une politique pragmatique, relativement conciliante, de bon voisinage avec l’Indochine, le Vietnam en particulier, dont on ne redoute plus guère aujourd’hui qu’il se Pose en puissance militaire conquérante. A cet égard, l’annonce par le ministre thaïlandais de l’intérieur, M. Samok Suntorawet, que le Vietnam s’apprêtait à envahir la Thaïlande à la mi-février a surtout fait sourire. Si la presse régionale donne un grand retentissement aux événements de Thaïlande – opérations militaires, coups de main aux frontières, – les autorités n’en laissent pas moins percer leur désapprobation de l’évolution suivie depuis octobre à Bangkok tant dans le domaine de la répression anticommuniste que dans celui de la politique économique (dont elles critiquent notamment la tendance au protectionnisme).
La dégradation des rapports avec le Cambodge a pris en effet un caractère préoccupant. Les accrochages frontaliers se sont multipliés, débouchant sur le « massacre d’Aranyaprathet » où vingt-neuf villageois auraient été sauvagement abattus et égorgés (avec le bétail) par des « Khmers rouges » en territoire contesté et dans des circonstances encore mal élucidées : bien que les notes de protestation du gouvernement cambodgien paraissent implicitement revendiquer la responsabilité du massacre, des doutes subsistent quant à l’identité réelle des auteurs de cette sauvage boucherie. Du moins cet épisode a-t-il servi à alimenter en Thaïlande une nouvelle vague anticommuniste qui, en quelques jours, conduisit certains milieux de droite à condomner les méthodes et les options du gouvernement Thanin, et Bangkok passa très près cette semaine-là d’une tentative de coup d’Etat. Toujours est-il que les ponts sont coupés aujourd’hui entre Bangkok et Phnom-Penh. lis ne semblent pas près d’être rétablis.
Les bases et les affaires
Le ton des relations diplomatiques avec le Vietnam et le Laos reste froid. Les accords de coopération économique avec Hanoï sont bloqués. Principal handicap à un rapprochement avec le Laos : le fait que la Thaïlande serve de base complaisante aux mouvements de « résistance » antigouvernementale laotiens (et cambodgiens à la frontière cambodgienne) qui donnent de plus en plus de fil à retordre aux autorités de Vientiane, aux confins de la plaine des Jarres et dans le Sud-Laos. Si les Thaïlandais ont accepté le lourd fardeau que représentent sur leur sol des dizaines de milliers de réfugiés d’Indochine [24], ils ont aussi été prompts à en tirer parti ces réfugiés sont mis à contribution pour de sombres activités au-delà des frontières. Le haut commissariat aux réfugiés des Nations unies (U.N.H.C.R.) perd progressivement le contrôle des camps, où les généraux thaïlandais recrutent de petits groupes de volontaires pour des missions de renseignement, d’agitation, voire de sabotage.
Plusieurs indices laissent penser que les EtatsUnis pourraient être impliqués dans ces activités subversives, notamment par le biais de diverses organisations charitables (couvertures notoires des services spéciaux américains pendant la guerre d’Indochine) devenues particulièrement actives parmi les réfugiés depuis quelques mois. (A l’inverse, il est vrai, Bangkok s’inquiète, bien tardivement, du fait que des centaines d’étudiants thaïlandais pourchassés après le 6 octobre se sont réfugies au Laos et que les pays indochinois pourraient – mais cela reste encore largement à démontrer – apporter une aide substantielle aux révolutionnaires thaïlandais.)
Chinois et Soviétiques suivent l’évolution de la situation en Thaïlande avec une extrême attention. Les diplomates chinois entretiennent des rapports courtois avec les autorités thaïlandaises civiles et militaires, et les dirigeants du parti communiste de Thaïlande auraient été proches de la « bande des quatre », éliminée à Pékin.
En privé, les représentants soviétiques à Bangkok laissent entendre que Moscou se méfie des successeurs éventuels du gouvernement Thanin et du NARC et serait plutôt en faveur d’une démocratisation progressive de l’équipe au pouvoir. Radio-Moscou ne s’est pas privé de dénoncer le coup d’Etat d’octobre, « fomenté par la C.I.A. », et la répression qui a suivi. Depuis un an environ, l’U.R.S.S. a fortement accru son implantation en Thaïlande, où elle ne compte pas moins de soixante-dix-neuf représentants officiels ou semi-officiels. (personnel diplomatique, fonctionnaires internationaux, journalistes). Dans la période démocratique, les Soviétiques courtisaient les formations politiques potentiellement progressistes et les syndicats, et paraissaient avoir manqué quelques points dans les milieux universitaires – sans toutefois parvenir à susciter, comme dans des pays voisins, un embryon de parti communiste pro-soviétique. Aujourd’hui, ils inviteraient à des séjours d’étude en U.R.S.S. certains membres influents de l’aristocratie et de la famille royale et s’efforceraient de pénétrer les milieux militaires, tout en continuant de pousser à la signature d’un accord culturel soviéto-thaïlandais.
Quant aux Etats-Unis, leur attitude paraît hésitante. Une forte présence militaire dans le pays ne leur est plus nécessaire. Selon des informations en provenance de Washington, le nombre de conseillers américaines en Thaïlande serait réduit de cent dix-sept à quarante en 1978. Mais des rumeurs insistantes et une certaine reprise récente des activités de l’USOM à Bangkok laissent penser que quelques centaines – et non quelques milliers, comme on l’a écrit parfois hâtivement [25] – de conseillers a civils ont repris pied en Thaïlande, surtout, semble-t-il, pour assurer la remise en état de quelques bases essentielles. La stratégie islo-navale américaine (voir « le Monde diplomatique » de septembre 1975) exige simplement l’accès, en tout temps, à des bases-points d’appui pour d’éventuels raids éclairs sur des objectifs limités à partir de positions insulaires ou des porte-avions de la VIIe flotte. Sur ce point, Washington a obtenu satisfaction : le général Kriangsak Chamanand, un des dirigeants du NARC, a fait savoir très vite que, pour avoir accès aux bases thaïlandaises, il suffirait aux Américains d’en faire la demande au moment voulu. Il ne semble pas non plus y avoir de problème quant au second volet de leur présence occulte en Thaïlande : les stations de radar et autres centres d’espionnage électronique (de Ramasoon à Daï Intanon), dont leurs techniciens continueraient d’assurer le fonctionnement en attendant que la relève soit prise par des techniciens thaïlandais.
Un vieux dilemme
Pourtant, si les militaires américains peuvent se féliciter de la tournure des événements en Thaïlande, il n’en va pas tout à fait de même, semble-t-il, des civils du département d’Etat. Ils seraient intervenus (et M. Carter lui-même, juste avant sa prise de fonction) pour qu’une sourdine soit mise à la répression. N’a-t-on pas dit à l’époque que les diplomates américains étaient atterrés des déclarations et décisions à l’emporte-pièce du premier ministre, « le moins diplomate des hommes d’Etat » selon un ambassadeur occidental ? Si ces premières réactions semblent avoir vécu et si certaines sociétés multinationales américaines – ou japonaises – se félicitent de la levée des obstacles dressés par les gouvernements de la période démocratique, il n’en reste pas moins que la politique économique d’ensemble est loin de correspondre aux vœux des milieux d’affaires internationaux (et nationaux). Washington et, dans une moindre mesure, Tokyo, partagent assurément les critiques qui s’expriment, assez librement de Singapour à Manille. Toute question de respect des droits individuels mise ? à part, Washington peut être conduit à se demander si l’équipe au pouvoir depuis octobre est la plus qualifiée pour promouvoir ses intérêts.
Certains progressistes thaïlandais estiment que le maintien pour quelques mois encore de l’équipe Thanin-NARC favoriserait à moyen terme la prise du pouvoir par les communistes. Paradoxalement, ce point de vue est partagé par une portion croissante des milieux anticommunistes.
A cet égard, il est intéressant de se reporter aux propos tenus par M. Somchaï Rakwichit, grand stratège d’ISOC, lors d’un séminaire universitaire à Singapour sur l’évolution de la Thaïlande « Si les communistes poussent trop fort leur « guerre du peuple », disait-il, il est très vraisemblable que les Thaïlandais modérés et apparemment apolitiques formeront une force politique majeure (sur l’échiquier thaïlandais). Si tel est le cas, très vraisemblablement, la Thaïlande ne deviendra pas un autre Vietnam. Toute- fois, les conditions tragiques d’un autre Vietnam peuvent se trouver réunies si la prise inconsidérée du pouvoir par une faction militaire et/ou par l’extrême droite produit une opposition étendue et violente des Thaïlandais modérés d’inspiration démocratique. L’extrême droite pourrait alors se livrer à des mesures répressives sans discrimination qui jetteraient la majorité du peuple thaïlandais dans les bras des communistes. Le résultat le plus vraisemblable serait une guerre civile où triompheraient le P.C.T. et l’A.P.L. – et un autre « Vietnam » [26].
M. Somchaï s’exprimait ainsi il y a un an, bien avant les événements du 6 octobre 1976. Propos prophétiques ?
Marcel Barang
Journaliste et traducteur.