Ces vingt dernières années, l’Asie a connu une croissance économique portée par l’argent envoyé par les ouvriers travaillant à l’étranger. De Manille à New Delhi, les responsables politiques ont appris à compter sur les contributions de ces millions de gens qui envoient une partie de leur salaire à leur famille restée au pays. Ces transferts sont devenus une source majeure de revenus assurant l’équilibre du budget des États et soutenant la consommation intérieure.
Jusqu’à présent, ce modèle d’exportation de la main-d’œuvre avait résisté à toutes les épreuves. Il a, notamment, survécu à la crise financière mondiale de 2008 et à la guerre commerciale sino-américaine lancée en 2018.
Mais, aujourd’hui, le coronavirus en révèle les faiblesses. Au niveau mondial, les transferts internationaux ont représenté en 2019 un total de 554 milliards de dollars [environ 491 milliards d’euros], un niveau historique, dépassant le montant des investissements directs étrangers pour de nombreuses petites et moyennes économies. En 2020, toutefois, la Banque mondiale estime qu’ils pourraient reculer de 20 %, soit de 109 milliards de dollars, pour tomber à 445 milliards de dollars [394 milliards d’euros].
Ce recul se fera essentiellement sentir en Asie, alors que partout dans le monde les chantiers de construction sont à l’arrêt, les hôtels et restaurants sont fermés, les bateaux de croisière restent au port, et que la baisse du cours du pétrole entraîne une réduction de la demande de main-d’œuvre étrangère.
Prenez l’exemple de l’Inde, un pays qui reçoit jusqu’à 83 milliards de dollars [73 milliards d’euros] de fonds transférés de l’étranger, soit près de 15 % de leur montant total en 2019. Et ce n’est qu’un exemple de pays parmi d’autres en Asie où la dépendance aux transferts internationaux pourrait se révéler très dangereuse.
Dans un rapport publié le 15 mai, des analystes du cabinet Fitch Solutions [une agence de notation internationale] ont mis en garde contre le risque d’instabilité politique lié à la baisse de ces revenus en Inde, en Indonésie, aux Philippines, au Pakistan et au Bangladesh.
Le risque d’un regain de nationalisme
Ils s’inquiètent du regain de nationalisme provoqué par la pandémie de Covid-19, qui incite les gouvernements à réduire le recours aux travailleurs migrants sur leur territoire.
Pour les analystes de Fitch, ces cinq pays ont un point commun : ils possèdent une “importante population, relativement pauvre” et ne disposent pas “de programmes de soutien gouvernementaux à même de protéger ou de garantir du travail pour une vaste majorité de citoyens travaillant dans l’économie informelle”. L’épidémie de coronavirus révèle les failles dans ce système reposant sur les fonds transférés de l’étranger, sur lesquels les gouvernements s’appuient sans discernement.
Voyez les Philippines. Douze millions de travailleurs philippins envoient chaque année plus de 35 millions de dollars [31 millions d’euros] dans leur pays d’origine, soit 10 % de la richesse du pays. Contraints de vivre loin leur famille, à New York, à Dubaï ou à Hong Kong, ils assurent la croissance de leur pays. Ce système est devenu une béquille sur laquelle se sont appuyés tous les gouvernements depuis les années 1980, les dispensant d’essayer de créer des emplois dans leurs pays.
Toujours plus de visas sont délivrés
Depuis 2016, le président Rodrigo Duterte s’efforce d’exporter encore plus de main-d’œuvre. Outre une politique pour garantir la délivrance d’un plus grand nombre de visas pour l’étranger, son gouvernement a créé une banque ciblant spécifiquement les travailleurs émigrés et envisage la mise en place d’un service public à leur intention. Autrement dit, il a institutionnalisé la pratique consistant à traiter sa population comme le premier produit d’exportation du pays.
Cette politique entraîne une véritable fuite des cerveaux. L’exportation des individus les plus brillants et compétents d’une population n’est pas seulement dangereuse pour eux, cela affaiblit également le marché du travail local, rendant l’économie nationale moins productive et moins innovante.
Ce système a rendu également les pays qui le pratiquent particulièrement vulnérables face à la pandémie, durant laquelle les économies du monde entier ont ralenti : 43 % des sommes transférés vers l’Indonésie viennent de pays membres du Conseil de coopération du Golfe [l’Arabie Saoudite, Oman, le Koweït, Bahreïn, les Émirats Arabes Unis et le Qatar], souffrant actuellement de la chute des cours du pétrole ; le Vietnam reçoit la moitié de ses liquidités internationales des États-Unis, et les envois de fonds internationaux représentent 6,5 % de son PIB.
Un cercle vicieux d’appauvrissement et de mécontentement
Ces remises migratoires “sont devenues une source majeure de revenus pour les économies non compétitives sur les marchés d’exportation, explique Vincent Tsui, analyste pour le cabinet Gavekal Research.
“Leur diminution pourrait déclencher un cercle vicieux d’appauvrissement et de mécontentement aboutissant à des défauts de paiement dans des marchés émergents bien gérés.”
Attisé par la pandémie, le nationalisme pourrait bien aggraver la situation.
Il faut créer des emplois et équilibrer le budget de l’État
Ces envois d’argent créent une forme de dépendance. À court terme, les gouvernements doivent renforcer les mesures de relance destinées aux ménages à faible revenu. Autrement dit, il va falloir distribuer des aides et des subventions pour couvrir les besoins essentiels de la population en matière de santé, d’accès à l’alimentation et de revenus. Faute de quoi l’Asie pourrait voir les impressionnants résultats de ses vingt dernières années menacés.
Le principal défi à relever est de créer des emplois et d’équilibrer les budgets nationaux. De Manille à New Delhi, les transferts de fonds internationaux ont constitué une solution de facilité pour les gouvernants. Les dirigeants doivent faire l’effort de créer des secteurs industriels et de services plus dynamiques et compétitifs. C’est ainsi qu’ils soutiendront la demande intérieure et généreront des sources de revenus fiscaux protégeant leurs économies des événements extérieurs.
Les êtres humains ne devraient jamais devenir le premier “produit” d’exportation d’un pays, faute d’une économie leur offrant suffisamment de perspective. On pourrait croire que les dirigeants nationalistes avaient compris. Il a malheureusement fallu une pandémie pour que cette évidence apparaisse aux yeux de certains.
William Pesek
Abonnez-vous à la Lettre de nouveautés du site ESSF et recevez chaque lundi par courriel la liste des articles parus, en français ou en anglais, dans la semaine écoulée.