Nous en apprenons chaque jour un peu plus sur le virus SARS-CoV-2 et sur la maladie Covid-19 qu’il provoque. Notre compréhension des facteurs de transmission, de l’infection et de la maladie reste limitée, et, malheureusement, des interprétations erronées circulent.
Au Royaume-Uni comme aux Etats-Unis, les médias et les revues médicales se font largement l’écho du nombre disproportionné de victimes du SARS-CoV-2 parmi les minorités ethniques et les migrants. Bien entendu, cette disproportion s’explique en grande partie par les différences socio-économiques et les inégalités professionnelles. Car ce sont ces segments de la population qui conduisent les bus, qui font le ménage dans les hôpitaux, qui livrent les courses et qui s’occupent des personnes âgées dans les maisons de retraite. En règle générale, ce sont eux qui occupent un travail qui ne leur permettent pas d’échapper au virus, et des logements où s’isoler des autres est plus difficile.
Au Royaume-Uni, la revue médicale The Lancet s’est intéressée au très grand nombre de professionnels de la santé noirs et d’origines asiatiques, morts du Covid-19 dans le pays – poussant le gouvernement à enquêter sur cette inégalité choquante. Aux Etats-Unis, les données révèlent également des inégalités criantes. Les groupes afro-américains et latinos sont bien plus touchés que les autres segments de la population, comme l’a montré une étude réalisée par un centre de recherche indépendant (APM Research Lab), et la maladie se concentre dans les quartiers qu’ils habitent, selon un article publié par deux chercheurs de l’université Harvard (Jarvis T. Chen et Nancy Krieger). Au Royaume-Uni et aux Etats-Unis, ces injustices sont connues car des données ont été collectées et analysées.
Alors que chaque pays a son approche pour définir les catégories démographiques comme l’« appartenance ethnique » et la « race », la France s’oppose fermement à l’utilisation de ce genre d’étiquettes pour catégoriser officiellement les individus. L’absence de classification raciale permet d’éviter une interprétation fallacieuse, courante au Royaume-Uni et aux Etats-Unis, selon laquelle certaines inégalités que l’on observe indiqueraient l’existence de prédispositions génétiques, comme le rappelle un article publié par la journaliste scientifique Angela Saini (« Stereotype threat ») dans The Lancet, le 23 mai.
Sociologie du racisme
Malheureusement, que ce soit dans les médias ou les milieux scientifiques, il est très courant d’entendre que la réaction biologique à l’infection semble différer selon l’appartenance raciale. La sociologie du racisme n’a rien d’agréable, et, au lieu de regarder les choses en face, les gens se tournent vers les vieux mythes des différences raciales pour expliquer l’injustice.
La pression monte sur les pays européens autres que le Royaume-Uni : certains souhaitent que ces Etats récoltent des données sur les inégalités ethnoraciales face au Covid-19. Ce serait en effet un bon moyen de comprendre la tragédie sociale liée au virus, même s’il faut se garder de croire que ces catégories ont quelque chose de biologique.
Nos connaissances actuelles sur la pandémie reposent sur des données collectées auprès de cas testés positifs. Or, le fait de tester ou non une personne dépend principalement de la présence ou non de symptômes, mais aussi d’innombrables barrières, linguistiques et géographiques, toutes étroitement liées à des facteurs socio-économiques et démographiques. Ainsi, lorsqu’on mène des études sur les malades du Covid-19 pour observer leurs caractéristiques, on prend en considération, non pas tous les malades, mais seulement la partie émergée de l’iceberg – une partie fortement déformée par les déterminants sociaux des tests.
S’intéresser aux gènes
Certains chercheurs estiment néanmoins que l’origine ethnique pourrait constituer un facteur de risque chez des enfants pour lesquels a été diagnostiqué un syndrome inflammatoire post-infectieux associé au SARS-CoV-2 (un syndrome très rare, récemment découvert). Connaître l’origine ethnique des malades n’améliorera pas notre compréhension de l’étiologie et de la génétique de ce syndrome en particulier, ni du Covid-19 en général. Ces chercheurs motivent leur intérêt pour la question en invoquant le nombre disproportionné d’enfants issus de minorités qui ont été hospitalisés au Royaume-Uni avec ce syndrome. Or l’exposition au virus et les tests dépendent fortement des hiérarchies raciales dans la société, et ces inégalités en disent plus sur nous que sur le virus.
On croit également à tort que ces inégalités indiqueraient l’existence de différences génétiques ou de gènes uniques. Le génome humain étant à présent séquencé, nous savons que la quasi-totalité des variations génétiques humaines se produisent à l’intérieur des groupes raciaux, et non d’un groupe à l’autre. Bien entendu, comme la « race » est une construction historique et sociologique, sa définition (arbitraire) diffère d’un pays à l’autre, mais, quelle que soit la définition retenue, les recherches montrent que, s’il existe bien des différences entre les personnes, la race et l’origine ethnique sont de fort mauvaises catégories pour expliquer ces différences.
« Le lien simpliste entre “race” et génétique relève d’une croyance populaire erronée et n’a jamais levé aucun mystère médical »
De surcroît, au XXIe siècle, alors que l’extraction d’ADN est devenue une opération routinière et que n’importe qui peut être génotypé à moindre coût, ces catégories sont dépourvues de toute pertinence. A notre époque, lorsqu’on veut étudier la génétique, c’est aux gènes qu’on s’intéresse. Nous ne pouvons plus recourir à des catégories du XIXe siècle basées sur des mythes et des stéréotypes archaïques.
Si certaines variantes ou mutations génétiques paraissent réellement jouer un rôle important dans l’épidémie de Covid-19, les scientifiques exploreront cette hypothèse en collectant et en analysant les génotypes de personnes qui sont malades et de personnes qui ne le sont pas. Ils ne feraient que se fourvoyer en prenant en compte l’appartenance ethnique des individus. Le lien simpliste que l’on fait entre la « race » et la génétique relève d’une croyance populaire erronée, mais il ne lèvera pas le mystère médical du Covid-19 – il n’a, de fait, jamais levé aucun mystère par le passé. Historiquement, ce lien s’est avéré être une sinistre impasse, et c’est la raison pour laquelle la France a choisi d’interdire la collecte de données « raciales ». Mais c’est une arme à double tranchant car, si d’un côté, il décourage les mythes biologiques, de l’autre, il dissimule les réalités sociales.
Joanna Merckx (Epidémiologiste) et Jay S. Kaufman (Epidémiologiste)