« Il n’y a pas d’institution raciste », affirmait encore le 8 juin Christophe Castaner, lors d’une conférence de presse, fustigeant seulement quelques policiers faillibles. La lecture de plusieurs procès-verbaux d’enquêtes que Mediapart a pu se procurer et dans lesquels le terme « négroïde » est utilisé pose pourtant question. Comment ce mot peut-il être utilisé par certains ? Toléré par les autres ?
Procès-verbal du 26 mai 2020, Division de la sécurité de proximité, Marseille.
« Constatons qu’il s’agit de deux jeunes hommes négroïdes », « le véhicule est conduit par un individu corpulent de type négroïde », « le premier passant devant la caméra est de type négroïde » ou encore « le passager est de type négroïde ».
Depuis 2011, « négroïde » est ainsi utilisé par des policiers marseillais de différents services : la direction inter-régionale de police judiciaire, la sûreté départementale, la brigade criminelle, dans le cadre d’enquêtes, avec des retranscriptions dans des procès-verbaux. Ces fonctionnaires de police rendent compte de cette façon de leurs filatures, restituent l’exploitation de vidéosurveillances ou décrivent des photos.
Procès-verbal de la brigade de répression du banditisme de Marseille, remis dans une affaire jugée en juillet 2019.
Loin d’être occasionnel, cet acte est parfaitement routinier. À tel point que le 29 mai, lors d’une audience de comparution immédiate, une magistrate du tribunal de grande instance de Marseille a tenu à rappeler fermement « qu’il est inadmissible d’employer le terme “négroïde”. Ce n’est pas la première fois que je le vois. Il est régulièrement utilisé dans les procès-verbaux. Il faut que la police cesse. C’est un terme raciste ».
Ce jour-là, encore une fois, le prévenu, un jeune homme suspecté de vol, avait été qualifié de « négroïde » par les policiers chargés de son interpellation. Contactée par Mediapart, la présidente de cette audience, qui a préféré garder l’anonymat, n’a pas souhaité faire davantage de commentaire.
Interrogée sur les faits, la présidente du tribunal de grande instance de Marseille, Isabelle Gorce, tente d’en minimiser la gravité. Selon elle, « l’emploi du terme “négroïde” par les policiers relève davantage d’un manque de vocabulaire, d’une pauvreté du langage. Il ne faut pas y voir la manifestation claire d’un préjugé raciste ».
Pourtant, même la direction générale de la police nationale (DGPN) explique auprès de Mediapart que « le terme négroïde n’est pas enseigné dans les écoles. Et ne fait pas partie des “qualificatifs” employés pour la description de l’origine ethnique apparente, ce terme étant raciste ».
Mais la DGPN n’apporte aucun commentaire concernant l’absence de sanction prise pour l’emploi de ce terme et préfère parler de « dérive locale ». La DGPN aurait-elle oublié qu’elle dirige la police y compris celle de Marseille ?
« Le terme “négroïde” a été créé en 1870, par Thomas Henry Huxley, en plein essor des sciences des races lié au développement du colonialisme, explique auprès de Mediapart l’anthropologue et directeur de recherche émérite au CNRS, Gilles Boëtsch.
« Tout l’Univers », revue hebdomadaire pour les enfants âgés de 12 à 17 ans, Hachette, 1962.
« Ce terme est porteur d’un préjugé raciste, poursuit-il. L’idée était d’établir une hiérarchie dans les races avec une race dominante supérieure qui est la race blanche. »
D’ailleurs, malgré la condamnation du racisme par l’Unesco en 1960, « on en retrouve par exemple encore la trace dans la littérature de jeunesse en 1962 », rappelle Gilles Boëtsch.
« C’est encore nécessaire, aujourd’hui, de rappeler qu’il n’y a pas de race biologique dans l’espèce humaine, même si l’on sait que le terme continue à être employé avec tous les préjugés qui le marquent. Nous savons aujourd’hui que l’espèce humaine (l’homo sapiens) est originaire d’Afrique, de la vallée de l’Omo en Éthiopie. À l’origine, nous étions noirs », conclut Gilles Boëtsch.
Concernant l’institution policière, l’historien et spécialiste des polices coloniales Emmanuel Blanchard observe que « l’emploi du terme négroïde ne relève pas du jargon professionnel. Son utilisation de façon officielle et non dissimulée par des policiers témoigne cependant d’une tolérance hiérarchique, voire institutionnelle, aux propos racistes diffusés dans la sphère des pairs ».
« Ces procès-verbaux ne sont pas sanctionnés par l’administration, poursuit Emmanuel Blanchard, aussi parce que dans certaines unités, il y a une perméabilité aux idéologies d’extrême droite ou racistes. »
Cette affaire renvoie également, selon l’historien, « à l’esprit de corps, au très fort corporatisme de la profession policière, où si officiellement le propos est de dire “il faut se défaire des brebis galeuses”, de fait, il est considéré que dénoncer un collègue est sans doute la plus grande entorse à l’éthique policière telle qu’elle est envisagée par les policiers eux-mêmes ».
Pour la politologue Françoise Vergès, spécialiste de l’esclavage et de l’histoire coloniale, « l’emploi du terme négroïde est évidemment raciste et très problématique ». Elle tient à bannir toute comparaison susceptible d’être faite avec l’utilisation du mot « nègre » par Aimé Césaire. « Lorsqu’il affirme “Nègre je suis, nègre je resterai”, c’est bien sûr par rapport à son histoire et c’est une revendication politique », précise-t-elle.
Françoise Vergès déplore qu’en 2020, l’adjectif négroïde puisse être encore utilisé. « C’est révélateur du racisme qui est structurel et qui sort naturellement lors de discussions ou d’écrits. » Elle refuse toute excuse de maladresse : « Dire : “je ne suis pas raciste, je n’avais pas l’intention de faire du mal”, n’est pas acceptable. La question ne doit pas être posée en termes d’opinion mais d’action. C’est-à-dire : que faites-vous contre le racisme ? »
Critères utilisés pour identifier une personne : Fichier dit de Traitement des antécédents judiciaires (TAJ). © Direction générale de la police nationale (DGPN).
Ironie du sort, c’est à Marseille, il y a moins d’un an, en juillet 2019, que le gouvernement avait décidé de lancer, avant de l’étendre au niveau national, une formation destinée aux policiers, gendarmes et magistrats pour lutter contre le racisme et l’antisémitisme. Une formation, à l’évidence, mal assimilée.
Sollicité, le ministre de l’intérieur Christophe Castaner n’a pas souhaité nous répondre. Il y a huit ans, l’un de ses prédécesseurs, Manuel Valls, avait pourtant tenu à condamner, publiquement, l’usage de cette expression aux « relents racistes ». Le terme avait alors été utilisé par un policier de l’agglomération lyonnaise dans le cadre du signalement d’une personne suspectée de vol.
Pascale Pascariello