A. L’appel ‘Se fédérer’ est fondé sur une idée centrale : créer un espace partagé de réflexion, d’échanges et de luttes qui dépasse les frontières des partis, syndicats, organisations ou encore associations – ce qui ne revient pas à les ignorer et encore moins à chercher à les nier purement simplement. Une telle démarche marque une rupture mais c’est aussi un pari : mettre au cœur des débats les luttes et les résistances – et donc les acteurs individuels et collectifs qui se mobilisent aujourd’hui. Elle est en résonance profonde avec les très nombreuses initiatives de solidarité des deux derniers mois, mais aussi avec l’incroyable mobilisation de la Marche des solidarités et la manifestation mardi 3 juin à l’appel du Comité Adama.
Des mobilisations et des luttes en France qui font écho à toutes les initiatives prises à travers le monde. Elle souligne aussi le fait que beaucoup d’initiatives, de luttes et de résistances (cf. la liste dans la page 2 de l’Appel) n’ont pas la forme traditionnelle et pérenne d’une organisation : association, syndicat ou encore parti. Elles apparaissent et n’existent qu’à travers l’engagement des individus qui ont choisi d’agir leur vie et de donner une dimension collective à leur démarche. Cela se traduit par le fait que, souvent, ces initiatives d’en bas sont considérées comme ne relevant pas de la ‘politique’. Et cela alors même que ces mobilisations et ces luttes sont, et de loin, les événements les plus importants et les plus massifs. Il suffit de rappeler le mouvement des Gilets Jaunes depuis novembre 2018, mais aussi les multiples mouvements à travers le monde : des mouvements des places aux mobilisations massives dans différents pays d’Amérique Latine mais aussi au Liban, en Algérie, au Soudan, etc. (la liste est longue, très longue).
Un point fondamental tient à ce qu’avec ces luttes et ces résistances la politique prend une dimension radicalement subjective, à la fois engagement individuel et construction d’une identité collective dans le rapport à l’Autre. Cela constitue une rupture radicale avec la conception traditionnelle de la lutte politique, qui reporte au lendemain de la révolution la pleine réalisation de chacun et qui se nourrit d’une vision pessimiste des humains dans la société actuelle : ‘ceux d’en bas’ ne sont pas à même de penser par eux-mêmes leur situation et la nécessité de s’engager dans la bataille pour la construction d’un autre monde : pour cela il faut des ‘émancipateurs’, des partis, des programmes, une stratégie.
Ces dernières semaines sont parus plusieurs textes – programmes – concernant l’urgence à changer le monde : des idées fortes, cohérentes, solidement argumentées. Mais ils ont en commun de ne jamais poser la question des acteurs. Dans un long entretien à l’Humanité (17 avril, également disponible sur le site « entreleslignesentreslesmots » [2]) Patrick Chamoiseau insiste faisant référence à « tous ces diagnostics portés sur le capitalisme, toutes ces alternatives possibles au néolibéralisme, toutes listes minutieuses du changement de notre rapport au vivant, des recettes pour sauver la planète, redéfinir nos humanismes, respecter le vivant, se changer soi-même avant de pouvoir changer le monde » il écrit « Tout cela nos intellects scintillants l’ont déjà formulé. J’ai moi-même écrit de nombreux manifestes. Tout cela nous a été ressorti en masse durant ce confinement – déconfinement. On est heureux de les entendre, et on s’enivre d’avance d’une fin du néolibéralisme et d’une remise en question radicale du capitalisme. Seulement, ce que l’histoire nous a montré, c’est que ces fulgurances prophétiques si justes et si précieuses se sont seulement accumulées au long des fleuves, rivières et ruisseaux de nos imaginaires ».
Lors des manifestations du CPE est apparu un autocollant, « Rêve générale » arboré par des milliers et des milliers de personnes dans de multiples manifestations pendant deux années de suite (et depuis il est réapparu à différentes occasions). « Rêve générale » construit / revendique un espace de la politique, défini comme individuel – collectif. Ce n’est ni un slogan (on ne le crie pas), ni un mot d’ordre formulant une revendication particulière. Il n’émane d’aucune organisation, parti ou syndicat : autocollant il suppose au départ un geste individuel (l’afficher sur soi) qui devient collectif par le seul fait que des centaines, des milliers d’autres personnes font ce même geste. De par sa forme (rêve masculin combiné au féminin générale) il met en avant cette tension entre l’individuel et le collectif, quand un collectif naît d’un geste individuel qui n’a de sens que par le collectif qu’il convoque. Quelque chose d’inaudible (faut-il dire insupportable ?) pour beaucoup, comme en témoigne la double entreprise de normalisation dont il a fait l’objet : soit supprimer le – e de générale et tout ramener au rêve, soit, au contraire, ajouter un g à rêve et rétablir un mot d’ordre révolutionnaire ‘conforme’. De par son contenu, rêve générale excède l’événement où il est affiché : la présence à l’événement devient un mode d’être, de présence au monde.
Ce qui se joue dans ces luttes et ces résistances, dans leur immense diversité, c’est « être et agir ensemble » pour une vie non mutilée ; c’est ce qui résonne très fort dans ‘se fédérer’ en référence directe avec la Commune de Paris.
B. Ce qui s’exprime dans les luttes c’est l’urgence d’une rupture avec le système et la barbarie du Capital, barbarie qui s’est révélée sous une forme particulièrement brutale ce derniers mois à l’occasion de la pandémie, en France mais aussi dans le monde entier. Rupture et non simplement dénonciation programmatique. Comme l’affirme clairement l’Appel : « nous ne sommes pas seulement, et pas d’abord, des ‘anti-‘. Dans La Haine de la Démocratie (La Fabrique, 2005), Jacques Rancière écrit : « L’intelligence collective produite par un système de domination n’est jamais que l’intelligence de ce système. La société inégale ne porte en son flanc aucune société égale. La société égale n’est que l’ensemble des relations égalitaires qui se tracent ici et maintenant à travers des actes singuliers et précaires. (…) Elle n’est portée par aucune nécessité historique et n’en porte aucune. Elle n’est confiée qu’à la constance de ses propres actes. La chose a de quoi susciter de la peur, donc de la haine, chez ceux qui sont habitués à exercer le magistère de la pensée. Mais chez ceux qui savent partager avec n’importe qui le pouvoir égal de l’intelligence, elle peut susciter à l’inverse du courage, donc de la joie » (p. 106). En écho à cette citation, pour comprendre l’enjeu de la rupture avec le système ici – maintenant, il faut faire résonner cette idée de Rancière de ‘de deux mondes en un seul’ : d’un côté, le monde du Capital dans la verticalité du pouvoir, de la domination et de l’exploitation, de l’autre, le monde de l’égalité et de la solidarité, dans l’horizontalité des rapports aux autres, où l’émancipation se joue au présent. Deux mondes qui coexistent mais irréductibles. Durant les deux derniers mois de la pandémie, ces deux mondes ont eu, chacun, une très forte visibilité.
L’émancipation signifie la rupture au présent avec l’ordre social, économique et politique. Toute lutte ou résistance se construit dans une tension entre le ‘contre’ et le ‘pour’. Parler de tension entre le ‘pour’ et le ‘contre’ ne renvoie pas à une dichotomie simple entre ce qui serait d’un côté une logique du ‘contre’, celle du conflit, de l’affrontement, de l’autre une logique du ‘pour’ où s’exprime ce qu’il s’agit de changer, l’enjeu en positif du conflit. Dans certaines luttes (notamment lors d’un conflit dans une entreprise) il y a primauté du contre (l’affrontement avec le patron). En revanche, les luttes en rupture avec le système ne sont pas réductibles à un affrontement : elles ont un contenu positif qui est premier et sa véritable dimension à la lutte : une transformation radicale de la vie. Dans les manifestations en cours aux USA suite à l’assassinat de George Floyd, la dénonciation des violences policières est indissociable de l’affirmation ‘Black lives matter’ qui lui donne tout son sens. Pour prendre un autre exemple plus ancien de cette dialectique du ‘pour’ et du ‘contre’, on peut citer ce qu’écrit Charles Piaget sur la pratique militante à l’usine LIP en 1968 : « Avec quelques jeunes, nous avons vite compris que nous n’avions qu’un pouvoir illusoire. Seul un collectif de salarié.es conscients, nombreux, peut constituer une force réelle. D’où notre acharnement à construire ce collectif. Cela s’est fait en cultivant l’unité avec la CGT, et surtout par une modification profonde de notre rôle de militant.es. L’essentiel est ailleurs ! Nous l’avions résumé dans un slogan : ‘Les 90/10. Passer 90% de son temps, de son énergie à construire une force autonome des salarié.es, syndiqués ou non. Une force qui pense et agit, un collectif dont les membres sont à égalité. Et 10% pour le reste, l’étude des dossiers, les rapports avec la direction et avec notre organisation syndicale’. « Un renversement complet de ce qui se passait alors ! Chaque lutte doit être l’occasion de concrétiser tout cela ; chaque lutte doit permettre l’émancipation de chacune et de chacun. C’est aussi important que les revendications ! Nous n’y parviendrons qu’en 1973, mais un grand pas en avant a été permis par Mai 68 » (In : Les Utopiques, Union syndicale Solidaires, 7, 2018 [3]).
Cette tension entre le ‘pour’ et le ‘contre’ n’est pas fixée une fois pour toutes, mais est ouverte sur un champ de possibles. Elle se joue et se rejoue dans la singularité de chaque lutte (cf. la liste des initiatives dans l’appel ‘se fédérer’). Ce qui est crucial, c’est inscrire dans les luttes aujourd’hui l’actualité de la rupture avec le système. L’émancipation n’est pas un objectif mais un mode de vie dans la lutte, c’est un pari sur la ‘vraie vie’ comme réponse au ‘manque à vivre’ : c’est ‘vivre autrement au présent’ qui dit le ‘manque’.
C. Le texte de l’appel fait, à différentes reprises, référence au ‘commun’ : biens communs mais aussi ‘être et agir en commun’. En France, la problématique du ‘commun’ est centrée sur les biens communs’ et le commun comme ‘droit d’usage collectif’ – en premier lieu dans les textes de Dardot & Laval. Dans leur livre Commun, en particulier dans le Postscriptum, ils présentent le commun comme refondant l’espace du politique à différents niveaux et dans différents domaines. Praxis instituante, le principe du commun désigne la participation à une même activité dans le cadre du respect des règles co-produites pour cette activité.
Cette problématique du commun a connu d’importants développements, notamment en Angleterre et aux États Unis depuis le début des années 2000 : publication de la revue The Commoner (en ligne) et de nombreux ouvrages et articles [4]. En anglais, il existe un verbe ‘to common’ inexistant en français, mais qui fondamentalement renvoie à ‘être et agir ensemble’. Cela signifie le dépassement en actes de la distinction entre le social et le politique, qui ne fait sens qu’en référence au système existant, avec ses places, ses hiérarchies et ses fonctions. Comme le souligne le mot d’ordre let’s reclaim our life, luttes et résistance se déploient sur tous les plans étroitement intriqués combinant (de façon infiniment variable) le quotidien, le social et le politique. Stavros Stavridès, auteur de deux livres The City as Commons et Common spaces of urban emancipation écrit : « Quand des individus produisent des communs, ils se créent eux-mêmes ». Et Georg Kokkinidis parle d’un processus de « self creating, self altering and self instituting capacities through reciprocal and mutually agreed relations with others » (Organization 22, 6 (2014), p. 847 – 871.
D. La très grande diversité des luttes (cf. l’Appel) constitue un défi de pensée, surtout si l’on se refuse à les catégoriser ou, pire encore, à les hiérarchiser, sans parler des luttes ‘en marge’ comme celle des migrants, des sans-papiers, etc. De plus, un très grand nombre de luttes en France et à travers le monde sont irréductibles aux traditionnels quatre grands domaines de lutte ; syndicalisme, féminisme, antiracisme, écologie, très souvent cloisonnés (acteurs, organisations).
Raul Zibecchi, journaliste et activiste uruguayen, insiste sur cette diversité des luttes à l’échelle du monde : « Aux quatre coins de la planète, des gens ordinaires descendent dans la rue, occupent des places, rencontrent d’autres gens ordinaires qu’ils ne connaissaient pas mais qu’ils reconnaissent immédiatement. Personne n’attendait qu’on le convoque, tous étaient mus par le besoin de se découvrir eux-mêmes. Ils ne calculent pas les conséquences de leurs actes, ils agissent sur la base de ce qu’ils ressentent, désirent, rêvent (…) Chaque sujet a sa propre rationalité, et nous pouvons tous être des sujets quand nous disons ‘Ça suffit comme ça / La coupe est pleine’. C’est un enjeu, alors, de comprendre ces rationalités alternatives, un processus qui ne peut avoir lieu que de l’intérieur et dans des mouvements qui naissent de la logique inscrite dans les actions collectives de ceux d’en bas » [5].
Dans sa contribution au recueil Social Reproduction Theory, Cinzia Arruzza (une des auteures du manifeste Féminisme pour les 99%, La Découverte, 2019) insiste longuement sur le fait que l’on ne peut pas hiérarchiser les luttes : « L’expérience concrète des grèves des femmes ainsi que la théorie de la reproduction sociale (…) a montré que la question de savoir si la lutte des classes devait être prioritaire par rapport aux luttes dites ‘identitaires’ était non seulement dépassée mais aussi erronée. Si nous pensons la classe comme un agent politique, le genre, la race, la sexualité doivent être reconnues comme des composantes intrinsèques de la façon dont les gens ont conscience d’eux-mêmes et de leur rapport au monde, et par conséquent agissent sur la façon dont ils se politisent et entrent en lutte. Dans la réalité, classe, race, genre ne sont pas vécues comme des phénomènes séparés et compartimentés, interagissant de façon externe : leur séparation n’est rien d’autre qu’une forme de catégorisation abstraite qu’il faut absolument distinguer d’une réflexion sur l’expérience vécue. C’est là un point essentiel pour les modes d’organisation politique, sur les stratégies et les tactiques politiques ; les formes d’organisation doivent toujours être enracinées dans l’expérience concrète des gens. Faire abstraction de cette expérience revient à remplacer le matérialisme par une forme de rationalité abstraite – plus précisément à plaquer des catégories analytiques sur la réalité et à projeter de façon livresque la lutte des classes (ce qu’elle est censée être) sur le vécu des gens » [6]. Ce point de vue est défendu avec force dans le Féminisme pour les 99%, en rupture avec l’idée (largement répandue dans différents courants féministes) selon laquelle les femmes sont concernées essentiellement, pour ne pas dire uniquement, par la lutte contre le patriarcat et les violences faites aux femmes. Pour les auteures de ce livre – manifeste, les femmes sont concernées par toutes les formes d’oppression liées à la barbarie capitaliste, et les luttes auxquelles elles participent sont indissociables d’une remise en cause de l’ordre existant.
Jacques Rancière, lui aussi, insiste sur la nécessité de décloisonner les luttes : « (…) il faudrait que chaque événement, chaque conflit, puisse constituer sa propre mémoire, sa propre accumulation, en s’emparant d’autres questions. Il faudrait que ceux qui travaillent dans le domaine de l’altermondialisme, des droits des femmes ou des gays, des étrangers, etc. constituent l’espace dans lequel cette appropriation mutuelle puisse avoir lieu, où l’on pourrait parler de tout. Autrement dit, ce qui est en discussion c’est cet élargissement des capacités, non pas seulement la prolongation des événements, mais la déclaration que, dans le fond, il n’y a pas d’acteurs partiels, exclusivement liés à tel ou tel combat. Il n’y a, dans le cas contraire, qu’une capacité d’universalisation des événements, préformée par la logique systémique ou par la logique de l’histoire » (J. Rancière, « Universaliser la capacité de n’importe qui », in : Jacques Rancière, Et tant pis pour les gens fatigués, p. 498).
Penser la diversité des luttes, sans la réduire à quelques cas exemplaires, est un défi de pensée, et en aucun cas on ne peut chercher à la réduire en parlant de ‘convergence des luttes’. Il est crucial de penser les résistances et les luttes comme une entreprise de construction d’un espace partagé. Pour désigner cet espace des luttes on peut reprendre le terme de ‘constellations’ – titre du livre Constellations. Trajectoires révolutionnaires du jeune 21e siècle (éd. de l’Éclat, 2014). Cet ouvrage (plus de 700 pages !) rassemble une série de récits où parlent des individus qui ont choisi de « tenir ensemble la vie et la lutte ». Le recours au terme de ‘constellations’ est explicité : « C’est pourquoi ce livre s’organise en ‘constellations’ : le ciel, comme le passé se lit, et les étoiles se relient selon l’œil qui les regarde » (p. 13). De ce terme de ‘constellation’, on retiendra l’idée que dans l’espace des luttes, chaque lutte – étoile a une visibilité propre, tout en entrant en résonance avec les autres luttes – étoiles. Ce double mouvement, à la fois singulier et en résonance, interdit toute forme de généralisation, inventaire ou typologie, mais aussi toute idée de ‘quelconque’ au sens d’une indifférenciation globalisante.
Pour rendre compte de ce double mouvement on peut reprendre les termes de ‘contingent universel’ introduit par Jacques Rancière pour qualifier les luttes en rupture avec l’ordre du Capital : ‘contingent’ signifie que chaque lutte est singulière (acteurs, circonstances, enjeu) ; ‘universel’ signifie que toute lutte a une dimension qui fait sens au-delà de sa survenue (Rancière parle également des luttes comme « singularisation d’un universel »). Ce sens, qui excède les circonstances particulières de telle ou telle lutte, ne renvoie pas à un contenu, il ne relève pas non plus d’une symbolisation politique collective prédéfinie dont les luttes seraient des manifestations particulières. Ce qui est en jeu dans chaque lutte, c’est ‘être et agir en commun’ qui concentre trois moments : les acteurs qui décident d’agir leur vie et s’engagent collectivement dans une lutte, la création d’un espace partagé (celui de la lutte), l’enjeu de la lutte (‘le pour’). Chacun de ces moments marque une rupture avec l’objectivité sociale. Ces trois moments sont à l’œuvre dans chaque lutte, mais, à chaque fois, sous une forme singulière correspondant au ‘ici maintenant’ de la lutte : acteurs, circonstances, enjeux.
La barbarie capitaliste est là, inscrite dans le vécu quotidien de chacune et chacun ; la dénoncer suffit rarement à faire que les personnes se mobilisent pour lutter : cf. ce que Jacques Rancière écrit à propos du mouvement des Gilets Jaunes : « Les révoltes n’ont pas de raisons. En revanche, elles ont une logique. Et celle-ci consiste précisément à briser les cadres au sein desquels sont normalement perçues les raisons de l’ordre et du désordre et les personnes aptes à en juger. Ces cadres, ce sont d’abord des usages de l’espace et du temps. (…) Il y a là assurément bien des raisons de souffrir. Mais souffrir est une chose, ne plus souffrir en est une tout autre. C’est même le contraire. Or les motifs de souffrance que l’on énumère pour expliquer la révolte sont exactement semblables à ceux par lesquels on expliquerait son absence : des individus soumis à de telles conditions d’existence n’ont en effet normalement pas le temps ni l’énergie pour se révolter ». Ce qui est central c’est la rupture avec l’ordre de la police. De ce point de vue les luttes sont ‘imprévisibles’. Souvent, comme en Tunisie ou, plus récemment l’assassinat de George Floyd, une étincelle suffit à déclencher une mobilisation de masse.
Chaque lutte articule de façon singulière les trois ruptures qu’elle met en jeu : acteurs qui décident d’agir en commun, construction de l’espace de l’agir en commun, enjeu de la lutte (le ‘pour’). Chaque plan de rupture a sa logique propre tout en interagissant avec les autres plans. Chaque lutte crée un espace singulier lié à ceux qui ont choisi d’être présents et d’agir collectivement, et il ne saurait être question de proposer une quelconque typologie ou autre inventaire. Toutefois, il est possible de mettre en évidence au moins quatre grandes configurations – chacune de ces configurations correspond en fait à une grande diversité de luttes.
Configuration 1. Se réapproprier un espace public
Un ensemble de personnes investissent et se réapproprient un espace public ou privé, et en font l’espace d’une action en commun :
– le mouvement des places qui a déferlé aux quatre coins du monde ;
– l’occupation des ronds-points par les Gilets Jaunes ;
– les mobilisations / insurrections en cours en Algérie, au Soudan mais aussi au Chili, en Irak et au Liban ;
– les occupations d’usines et leur transformation en entreprises autogérées / sous contrôle ouvrier.
Configuration 2. Créer un espace comme espace de résistance
Dans son livre Territories in resistance, Raùl Zibecchi évoque le tournant dans les luttes qui à la fin des années 70 s’opère dans différents pays d’Amérique Latine avec ce qu’il appelle la ‘territorialisation’ des luttes. D’abord dans les campagnes puis en marge des grandes villes, on assiste à l’émergence de territoires autonomes centrés, pour les présents, sur la production – reproduction de la vie. Le mouvement zapatiste est le plus connu, mais d’autres expériences se sont multipliées dans toute une série de pays.
On peut également mentionner d’autres expériences : Notre Dame des Landes, la mobilisation contre le TGV Lyon–Turin (sur ces deux luttes, cf. Contrées. Histoires croisées de la zad de Notre-Dame-des Landes et de la lutte No TAV dans le Val Susa, éd. L’Éclat, 2016), mais aussi la création à Kigali (Rwanda) d’une Maison de quartier pour cent vingt femmes rescapées du génocide : l’objectif est de reconstruire un présent pour ces femmes : travail de mémoire, coopératives (Florence Prudhomme, Rwanda, l’art de se reconstruire). Les cas qui relèvent de cette seconde configuration s’inscrivent dans la durée.
Configuration 3. Défendre / maintenir / restaurer un espace d’identité collective menacé ou perdu :
– les luttes des communautés ‘indigènes’ en Amérique (Amérique du Nord, Amérique Centrale et Amérique latine), en Asie du Sud Est, en Afrique, en Australie ;
– la lutte des Kurdes au Rojava ;
– la lutte des Palestiniens.
Configuration 4. La frontière comme scène politique
Avec la question des migrants on assiste à une extension sans fin des frontières qui ne sont plus un simple lieu de passage, mais un espace ‘entre-deux’. D’une certaine manière on peut définir les migrants comme des ‘hommes – frontières’. En conclusion de son livre Les Migrants et Nous, Michel Agier écrit : « Sur la voie d’un monde encore incertain, nous franchirions un pas important en reconnaissant l’existence, à Calais, Vintimille, Lesbos, Lampedusa et aux frontières en général, d’une scène politique qui demande la reconnaissance, de la négociation, éventuellement de la solidarité, et pas seulement une scène humanitaire ou sécuritaire qui induit la compassion et l’indignation, ou la peur et le rejet. Au moins peut-on suggérer qu’elle est sans doute là, la cause introuvable des migrants, c’est celle qui est portée par les migrants eux-mêmes, sur la frontière, devenue leur lieu de vie et de politique ».
E. Pour rendre compte des ravages causés par le capitalisme à la nature et du dérèglement climatique, plusieurs auteurs (Jason Moore, Daniel Cunha, Andreas Malm) ont proposé de caractériser la période qui s’ouvre avec le développement du capitalisme en termes de ‘capitalocène’. La notion de capitalocène vise à prendre en compte l’impact destructeur du capitalisme sur la nature (en rupture avec une conception du capitalisme limité à l’économie). Si la situation actuelle tend à conférer une forme d’évidence à cette thèse, sa prise en compte est beaucoup plus lente : on continue très souvent à distinguer les questions écologiques (qui, en fait, vont bien au-delà du simple dérèglement climatique) de la lutte contre le capitalisme.
Des trois auteurs, les thèses développées par Jason Moore nous paraissent les plus fécondes pour appréhender les luttes et les résistances dans toute leur diversité, ce qui suppose dépasser l’opposition entre combats contre l’exploitation et enjeux écologiques.
Jason Moore définit le capitalocène comme une façon historiquement déterminée d’organiser les rapports entre les hommes et la nature. Il insiste sur ce point : il ne faut pas partir ni des hommes (de la société), ni de la nature mais précisément de leurs rapports tels qu’ils se mettent en place et se redéfinissent dans l’histoire. La nature n’est pas une notion transhistorique, mais une construction historique. Sous le capitalisme la nature ‘travaille’ pour le capitalisme : c’est une nature abstraite, projetée, quantifiée, formatée. Afin d’inscrire les hommes et la nature dans sa recherche insatiable du profit, le capitalisme met à son service l’état, la culture et la science (quantification généralisée du monde en vue de sa marchandisation).
Le capitalocène est défini comme ‘écologie–monde’ c’est-à-dire comme « l’ensemble des rapports intégrant le pouvoir, le capital et la nature » (Jason Moore). Ce système repose sur deux piliers : l’exploitation du travail (salarié) d’une part, l’appropriation de la nature prise au sens large, d’autre part. Par ‘appropriation’ Jason Moore entend les processus extra-économiques qui identifient, s’emparent et canalisent du travail non payé (y compris la mise au travail de la nature) dans le circuit du Capital et cela en dehors du système marchand au sens strict.
Dans cette perspective, la nature désigne non seulement les forêts, les minerais, les sources d’énergie et les ressources naturelles mais aussi le travail non payé (à commencer par le travail domestique des femmes, mais aussi l’esclavage). Pour cela il faut revenir sur la coupure société/nature telle qu’elle se met en place au XVIe siècle. Dans le cadre de cette dualité société/nature, la nature est définie négativement, comme ce qui n’est pas reconnu comme faisant partie de la société. Font partie de la nature en tant que ‘hors société’ une partie des humains : indigènes, colonisés, esclaves ou personnes soumises au travail forcé, femmes en partie. Concernant le travail forcé (esclavage), il faut insister sur le fait que ce n’est pas un phénomène du passé : aujourd’hui on évalue les personnes soumises au travail forcé à 45 millions (le chiffre le plus élevé de toute l’histoire !).
Si le dérèglement climatique actuel est la conséquence directe de la façon dont le capitalisme ne cesse de piller / détruire les richesses naturelles, il faut cesser de faire du combat pour la planète un combat distinct de la lutte contre le capitalisme sur le plan social et économique. C’est ce qu’affirme avec force le slogan apparu dans le cadre du mouvement des Gilets Jaunes : « Fin du monde, fin du mois, même combat ! ». Il y a urgence à dépasser la division entre deux domaines de lutte, entre l’économie domaine des ‘Rouges’ et l’écologie domaine des ‘Verts’. Rappelons que pour Marx « le capitalisme se développe en épuisant les deux sources de richesse, la terre et les hommes » (cf. également le début du texte Critique du Programme de Gotha).
Une telle approche revient à donner toute sa place à la (re)production de la vie dans l’affrontement avec le Capital. Certes, la (re)production de la vie est largement formatée par le Capital et sa recherche du profit à tout prix : niveau des salaires, type de production, en particulier alimentaire, attaques contre les droits à la santé, à l’éducation, etc., mais le Capital échoue à un formatage absolu, comme Marx le souligne à propos de la puissance (force) de travail : un travailleur n’est pas un esclave.
Donner à la (re)production sociale de la vie une place centrale va radicalement au-delà de la dénonciation de la vie mutilée et du consumérisme forcené (ce qui reviendrait à reconnaître la victoire totale du Capital) ; l’enjeu est de faire du manque à vivre le ressort des luttes, au sens où c’est ‘vivre’ en tant que revendication d’une vie pleine et entière (le ‘pour’) qui désigne / pointe le ‘manque’ au cœur des différentes lutte (le ‘contre’). Se battre pour une vie digne d’être vécue marque la rupture avec le système. Ce recentrage sur la reproduction sociale ne signifie en aucun cas une minimisation de la lutte contre l’exploitation. Mais il est important de prendre en compte les nouvelles formes que cela prend aujourd’hui : explosion (surtout dans le Sud) du secteur informel, élargissement du travail des femmes tant au Nord (travaux subalternes / emplois comme domestiques, etc.) qu’au Sud (en particulier en Asie du Sud Est : textile au Cambodge et au Bengladesh, mais aussi électronique, en particulier en Thaïlande).
Faire du manque à VIVRE (articulant le ‘pour’ et le ‘contre’ et où c’est vivre qui dit le manque) l’enjeu central revient à ne plus penser la lutte uniquement en termes de ‘classes’ / ‘groupes sociaux’ avec la mise en évidence de différents ‘domaines’ de lutte hiérarchisés, mais à mettre les personnes / les humains, dans toute leur diversité et leur singularité, au cœur des luttes, en dehors de toute catégorisation a priori.
Jason Moore a montré comment l’avènement du capitalisme a signifié une coupure entre société et nature, rejetant une partie significative des humains (femmes, non Blancs, esclaves, etc.) hors de la société, centrée sur l’homme (mâle) blanc. Avec la reproduction sociale de la vie l’enjeu est de repenser l’espace des luttes : il n’est plus limité aux seules luttes des ouvriers dans les entreprises (classiquement les homme blancs), mais s’ouvre aux luttes de tous les ‘hors classe’ souvent marginalisés, et même invisibilisés.
La liste est longue, essentielle :
a. les femmes qui jouent un rôle central dans la reproduction de la vie, qu’il s’agisse du travail domestique non payé mais aussi dans tous les domaines du care, à commencer par la santé.
b. les sans- : sans-papiers, sans-logement, chômeurs, etc.
b. les personnes racisées dans toute leur diversité : travailleurs migrants, Noirs et Latinos aux Etats-Unis, minorités racisées dans de nombreux pays, victimes d’un génocide (Tutsis au Rwanda, Rohingas en Birmanie) ou de migrations forcées, etc.
c. les habitants des ‘bidonvilles’ et les travailleurs du secteur informel ;
d. les paysans pauvres et sans terre ;
d. les minorités indigènes ;
e. les migrants ;
et cette liste est loin d’être close.
Toutes et tous sont concernés par la (re) production de la vie, quelles que soient les conditions / circonstances particulières auxquelles les un(e)s et les autres sont confrontés. C’est ce que proclame le titre du Féminisme pour les 99%. Manifeste : centré sur la situation des femmes et les oppressions dont elles sont victimes, il s’adresse en fait à la quasi-totalité de l’humanité (les ‘99%’) ; à n’importe qui en tant que faisant le choix d’agir sa vie.
F. L’antagonisme irréductible Capital / Humanité
Le philosophe bolivien Raúl Prada Alcoreza a déclaré : « Nous sommes passés de la lutte du prolétariat contre le capitalisme à la lutte de l’humanité contre le capitalisme ». Le remplacement de ‘prolétariat’ par ‘humanité’ souligne le redéploiement des luttes et des résistances dans tous les domaines de la vie.
Cette reformulation de l’antagonisme irréductible avec le Capital mettant en scène l’Humanité n’est pas le simple remplacement d’un terme par un autre. Cela signifie l’abandon de toute conception de l’affrontement en termes de camps prédéfinis opposant des groupes ou des classes. Cf. ci-dessus la référence à la définition de la politique par Jacques Rancière comme renvoyant à « deux mondes en un seul » : celui de l’inégalité (le système, l’État, le monde soumis à la logique du Capital), et celui de l’égalité – solidarité (l’émancipation). ‘Égalité’ renvoie ici au présupposé d’égalité d’une part, à l’idée de mise en commun d’autre part : « Un mouvement égalitaire n’est pas un mouvement de gens qui sont préoccupés à tout instant par le fait de réaliser l’égalité. Un mouvement égalitaire est un mouvement de gens qui mettent en commun leur désir de vivre une autre vie, pour le dire dans les termes les plus classiques » (Jacques Rancière, Méthode de l’égalité, p. 207).
En construisant l’espace des luttes comme espace autonome, en rupture avec le système, l’enjeu est d’inscrire dans le ici-maintenant la problématique de l’émancipation, trop souvent reportée à un affrontement ultime avec le pouvoir en place. Précisons que, lorsqu’on parle d’‘émancipation’, il faut entendre ‘auto-émancipation’ pour bien marquer le fait qu’il n’y a pas d’émancipateurs (le verbe ‘émanciper’ n’est pas un verbe transitif !).
La singularité des luttes réside en premier lieu dans la singularité de ceux d’en-bas. Les luttes ne partent pas d’une désignation de l’ennemi : c’est le ‘pour’ de la lutte qui définit le ‘contre’, et les luttes sont irréductibles à toute logique des camps. L’antagonisme Capital / Humanité renvoie à deux logiques irréductibles, d’un côté celle du profit à tout prix, de l’autre, celle de la vie non mutilée où ‘être humain’, comme rapport à l’Autre, est ce qui, dans la communauté, fonde l’égalité entre toutes et tous. Citons encore Jacque Rancière : « Si les gens s’engagent dans la politique, s’ils y consacrent leurs énergies vitales, c’est pour se faire une vie plus intense, avec davantage de communauté, et ce, au présent. C’est ce que je cherchais à montrer dans la Nuit des prolétaires : le futur communiste a toujours été un présent. Il n’y a pas de communisme en dehors de la mise en commun des capacités engagées dans des points de résistance. » (Et tant pis pour les gens fatigués, p. 672).
G. Deux extraits du poème Post-Merci de René Char :
Le monde jusqu’ici toujours racheté va-t-il être mis à mort
devant nous, contre nous ? Criminels sont ceux qui arrêtent le
temps dans l’homme, pour l’hypnotiser et perforer son âme.
(…)
Ah ! si chacun, noble naturellement et délié autant qu’il le
peut, soulevait la sienne montagne, mettant en péril son
bien et ses entrailles, alors passerait à nouveau l’homme
terrestre, l’homme qui va, le garant qui élargit, les meilleurs
semant le prodige.
H. Dans le cadre des ateliers ‘thématiques’ prévus, mais aussi pour le débat ‘nationalisation / socialisation / autogestion’ il paraît important qu’une large place soit faite aux luttes et expériences existantes et que la parole soit donnée aux acteurs de ces luttes.
Denis Paillard