La manifestation qui s’est déroulée samedi 6 juin au soir sur la place Rabin à Tel-Aviv contre le projet du Premier ministre Benyamin Nétanyahou d’annexer d’une partie de la Cisjordanie paraît un succès retentissant pour la gauche israélienne.
Poussées par l’imminence de l’annexion, qui est prévue officiellement pour le 1er juillet, et influencées sans aucun doute par le mouvement de protestation mondial qui a suivi la mort de George Floyd à Minneapolis, des milliers de personnes ont participé à ce rassemblement. Si on la considère comme un état de l’opposition à l’annexion, cette manifestation est cependant un échec retentissant.
Entre la peur du coronavirus et le fait que parmi les organisateurs figuraient aussi bien des Juifs sionistes que des Arabes antisionistes, le rassemblement n’a réuni que des milliers de personnes alors que, sous d’autres auspices, il en aurait peut-être attiré des dizaines, voire des centaines, de milliers.
“Les vies palestiniennes comptent”
Galvanisés par la mort d’Eyad Hallaq, un Palestinien autiste abattu par la police des frontières israélienne à Jérusalem-Est la semaine dernière, organisateurs et manifestants se sont efforcés d’aligner cette manifestation sur le mouvement Black Lives Matter, qui déferle dans les villes américaines et le monde entier.
Ils ont brandi des pancartes “Les vies palestiniennes comptent”, ont exigé “Justice pour Eyad” et lancé à la police des slogans comme “Qui protégez-vous vraiment ?”
Les cent ans d’histoire de confrontation et d’occupation entre Israéliens et Palestiniens présentent-ils des parallèles avec les quatre cents ans de domination et de discrimination subies par les Africains-Américains aux États-Unis ?
On peut en débattre, mais il existe une différence indéniable : la majorité de l’opinion publique américaine reconnaît aujourd’hui la légitimité des griefs des Noirs alors que la majorité des Israéliens – y compris de la plus grande partie des Juifs de centre gauche – continue à considérer les Palestiniens, du moins ceux qui vivent au-delà de la ligne verte, comme des ennemis mortels bien décidés à détruire leur pays.
L’égalité de tous les citoyens
Les manifestations qui se déroulent aux États-Unis sont alimentées par une conscience aiguë d’injustices passées et actuelles.
La vidéo où on voit un policier étrangler George Floyd a consterné l’Amérique et poussé un nombre sans précédent de Blancs à se joindre à la lutte, qui était jusqu’alors limitée aux Africains-Américains et à des organisations politiques souvent radicales.
Leurs revendications sont simples et claires : qu’on mette fin aux violences policières et que le principe de l’égalité de tous les citoyens, quelle que soit leur couleur, énoncé par la Constitution soit enfin pleinement appliqué.
Si les manifestants israéliens ont fait de leur mieux pour faire écho à la vague de colère qui déferle sur les États-Unis, leurs efforts tomberont en grande partie dans l’oreille de sourds.
Compassion limitée pour les Palestiniens
Les Israéliens considèrent en effet les Palestiniens comme une menace. Beaucoup, peut-être pas tous, ne reconnaissent que depuis peu la discrimination systématique dont sont victimes les Arabes israéliens même si, comme les Noirs américains, ils sont officiellement égaux devant la loi.
Les Israéliens de gauche affichent peut-être une opposition de principe à l’occupation, mais leur compassion pour le triste sort des Palestiniens de Cisjordanie et de la bande de Gaza est, au mieux, limitée.
Pour la plupart des Israéliens, y compris de centre gauche, l’annexion condamne à mort la solution à deux États, qui représente selon eux la seule possibilité d’empêcher Israël de devenir un État d’apartheid ou binational.
S’ils s’opposent à l’occupation pour des raisons morales, ils abhorrent l’annexion parce qu’elle satisferait les revendications de leurs équivalents américains : les mêmes droits pour tous, y compris le droit de vote, ce qui sonnerait le glas de l’État juif auquel ils continuent à s’identifier.
La bonne image de la police
Les adversaires du gouvernement actuel détestent la droite, jugent que le projet d’annexion de Nétanyahou débouchera sur une catastrophe et déplorent même l’occupation, qui pèse autant sur les occupants israéliens que sur les occupés palestiniens.
Même si l’indignation qui a suivi la mort de Hallaq était alimentée par une série de brutalités policières – en particulier à l’égard de Juifs d’Éthiopie à la peau noire –, les Israéliens sont loin d’être hostiles à la police en Israël ou à l’armée et à la police des frontières qui font régner l’ordre en Cisjordanie.
Les forces de l’ordre ont peut-être besoin de châtier les brebis galeuses et d’améliorer leur comportement dans l’ensemble, mais elles sont toujours considérées comme protégeant le pays et ses citoyens, y compris ceux opposés à l’annexion.
Deux générations de retard sur l’Amérique
On pourrait avancer que, malgré les fortes différences que présentent leur histoire et leur situation, les Israéliens ont simplement une ou deux générations de retard sur l’Amérique blanche.
Après tout, pendant la plus grande partie des quare cents ans de présence africaine-américaine aux États-Unis, et même après l’abolition de l’esclavage, la majorité des Américains blancs a vécu sans problème avec la discrimination et l’oppression dont les Noirs étaient victimes dans le Sud et avec les préjugés, le fanatisme et les violences policières qui régnaient ailleurs.
Pour la plupart des Américains, dont nombre de ceux qui soutenaient le mouvement pour les droits civiques, les manifestants noirs étaient dangereux, violents et largement responsables de leur triste sort.
De Richard Nixon, en 1968, à Donald Trump,, en 2016, les républicains qui ont remporté l’élection présidentielle ont bénéficié non seulement du racisme ouvert de nombre de leurs partisans, mais aussi de la peur latente de ceux qui soutenaient le mouvement pour l’égalité des droits en principe mais pour qui les Africains-Américains représentaient toujours une menace mortelle pour leur mode de vie.
Ce qui est exactement ce que la plupart des Israéliens pensent des Palestiniens.
L’écœurement collectif de l’Amérique
Comme les Israéliens aujourd’hui, les Américains progressistes ne participaient en général pas aux manifestations massives organisées par les Africains-Américains et leurs partisans à partir de la fin des années 1960.
Jouant sur les peurs de la population, les personnalités politiques de droite associaient ces évènements à la violence, au radicalisme et à l’antiaméricanisme – non sans preuves.
Le militantisme noir était assimilé à l’hostilité envers les Blancs et, à part les radicaux purs et durs, nul ne s’y identifiait ni ne souhaitait l’encourager.
Trump a eu beau tenter d’ôter toute légitimité aux manifestations Black Lives Matter en les associant au pillage et à la violence et en brandissant le cauchemar du terrorisme antifasciste, ses efforts sont tombés à plat devant l’écœurement collectif de l’Amérique et la force supérieure de ce mouvement massif.
La solution à deux États enterrée
En revanche, la droite israélienne a réussi au cours des vingt-quatre dernières heures à éclipser le succès de la manifestation de la gauche en se concentrant sur les quelques drapeaux palestiniens déployés pendant le rassemblement et les rares pancartes protestant contre l’exode forcé des Palestiniens [en 1948] ou demandant l’abolition du sionisme. Elle a en outre bénéficié de l’assistance active de médias de plus en plus soumis.
Israël compte peut-être bon nombre de racistes pour qui les Arabes sont intrinsèquement inférieurs et indignes d’être émancipés, mais la lutte nationaliste actuelle dissuade la majorité de la population de se dresser aux côtés de ceux qui sont ouvertement opprimés.
S’il doit y avoir un jour un mouvement de protestation unifié et puissant comme celui qui balaie les États-Unis depuis quelques jours, ce sera sans doute quand l’annexion sera proclamée, que la solution à deux États sera officiellement déclarée morte.
Les seules possibilités restantes seront l’apartheid ou le principe “une personne, une voix” qui a fondé les grandes décisions de la Cour suprême des États-Unis sur les droits civils dans les années 1960.
Chemi Shalev
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