Dix-neuf minutes pour ne pas dire grand-chose. Dimanche 14 juin au soir, Emmanuel Macron s’est exprimé pour la quatrième fois depuis le début de la crise sanitaire afin d’en « tirer les premières leçons » et de « dessiner en quelques lignes » le « nouveau chemin » qu’il entend emprunter pour les deux dernières années de son quinquennat. Comme il l’avait fait lors de sa dernière allocution, le président de la République a lancé des promesses de « réinvention » [voir article ci-dessous], sans offrir de garanties concrètes.
Au lendemain de manifestations massives à travers toute la France [1], il n’a eu aucun mot pour dénoncer les violences policières – expression dont il refuse jusqu’à l’emploi [2] –, mais a rendu un hommage appuyé aux forces de l’ordre qui « méritent, selon lui, le soutien de la puissance publique et la reconnaissance de la Nation ». Assurant qu’il serait « intraitable » face au racisme, à l’antisémitisme et aux discriminations, il a jugé « inacceptable » que ce combat soit récupéré par ce qu’il appelle les « séparatistes ».
C’est en fin d’allocution que le chef de l’État a renoué avec le discours classique de la droite, appelant tout un chacun à s’« unir autour du patriotisme républicain » et n’abordant les mouvements actuels que sous l’angle du « communautarisme ». « La République n’effacera aucune trace ni aucun nom de son Histoire. La République ne déboulonnera pas de statue », a-t-il affirmé, confondant de nouveau l’histoire et la mémoire, comme l’a souligné l’historien Nicolas Offenstadt sur Twitter.
Avant cela, Emmanuel Macron a annoncé lui-même les dernières étapes du déconfinement, exercice jusqu’ici dévolu à son premier ministre : à partir de lundi, tout le territoire, « à l’exception de Mayotte et de la Guyane où le virus circule encore activement », passera en « zone verte », ce qui permettra « une reprise plus forte du travail, et la réouverture des cafés et restaurants en Île-de-France ». Il sera aussi possible de se déplacer en Europe, et même d’aller plus loin à compter du 1er juillet.
Le président de la République a également indiqué que les crèches, les écoles et les collèges devront se préparer dès lundi à accueillir « à partir du 22 juin tous les élèves, de manière obligatoire et selon les règles de présence normale ». Les rassemblements, eux, devront être « évités au maximum » et « resteront très encadrés », a-t-il expliqué, alors que le Conseil d’État vient de rétablir en partie la liberté de manifester sur la voie publique [3] et que des mobilisations des personnels soignants sont prévues mardi.
Confirmant la tenue du second tour des élections municipales le 28 juin [4], il a enfin autorisé les visites dans les maisons de retraites et autres établissements médico-sociaux. Fort de ces bonnes nouvelles, le chef de l’État s’est adressé un petit satisfecit quant à sa volonté de commencer le déconfinement à partir du 11 mai, alors que beaucoup, à l’époque, « le déconseillaient, il n’y avait pas de consensus, les avis étaient très différents y compris parmi les scientifiques ».
Au détour d’une phrase, il a de nouveau reconnu des « failles » et des « fragilités » dans la gestion de la crise, mais ne s’est pas attardé sur le sujet. Il a en revanche lourdement insisté sur « tout ce qui a été fait » et dont il exhorte à être « fier ». « Au total, nous avons mobilisé près de 500 milliards d’euros pour notre économie, pour les travailleurs, pour les entrepreneurs, mais aussi pour les plus précaires, a-t-il par exemple rappelé. C’est inédit. Et je veux ce soir que vous le mesuriez aussi pleinement. Dans combien de pays tout cela a-t-il été fait ? C’est une chance et cela montre la force de notre État et de notre modèle social. »
Si ces dépenses « se justifient en raison des circonstances exceptionnelles », Emmanuel Macron a tout de même prévenu : « Elles viennent s’ajouter à notre dette déjà existante. » Pour les financer, il se refuse toujours à rétablir l’impôt sur la fortune (ISF) ou à envisager de façon ponctuelle une « contribution des plus aisés », comme l’avait proposé le président de l’Assemblée nationale Richard Ferrand [5] – « nous n’augmenterons pas les impôts », a-t-il dit – et entend donc poursuivre sur la voie suivie depuis trois ans. Cette semaine, il a d’ailleurs fait savoir qu’il ne comptait pas renier ses réformes, à commencer par celle des retraites.
Le chef de l’État a ensuite déroulé un programme présidentiel – pour une « reconstruction économique, écologique et solidaire » – en contradiction complète avec les politiques qu’il conduit au jour le jour. Sur la méthode, il a assuré vouloir remettre les corps intermédiaires, des élus locaux aux syndicats, sans oublier les responsables associatifs, au cœur des décisions publiques. « Faisons-leur davantage confiance », a-t-il lancé, comme s’il n’était pas le seul à entretenir de la défiance.
« Je veux ouvrir pour notre pays une page nouvelle donnant des libertés et des responsabilités inédites à ceux qui agissent au plus près de nos vies », a-t-il également promis, en y incluant les universités, qu’il a pourtant récemment rendues « coupables » d’avoir « cassé la République en deux » [6]. Parlant de la jeunesse comme d’une « force », mais incapable de lui répondre lorsqu’elle le bouscule, il continue donc de lui proposer de vieux schémas de pensée [7].
Dans un patchwork de ses dernières allocutions, Emmanuel Macron a répété qu’il travaillait « dans un esprit de concorde » à « quelques priorités susceptibles de rassembler le plus grand nombre ». C’est surtout autour de sa personne qu’il souhaite rassembler dans la perspective de la présidentielle de 2022 – il a d’ailleurs évoqué « le cap de la décennie que nous avons devant nous ». Ainsi a-t-il déroulé un propos censé satisfaire toutes les strates de son électorat. Un propos truffé de formules, mais sans réponse concrète. Pour cela, il faudra encore attendre le mois de juillet, a-t-il conclu.
Ellen Salvi
• MEDIAPART. 14 juin 2020 :
https://www.mediapart.fr/journal/france/010520/macron-l-insupportable-comedie-du-1er-mai
Qui peut croire en la « réinvention » de Macron ?
Le président de la République assure que rien ne sera plus jamais comme avant la crise sanitaire. Mais tout, dans ce qu’il dit ou fait, laisse présager du contraire. D’autant que le même homme avait lancé les mêmes promesses de changement… il y a un an et demi.
Emmanuel Macron l’avait assuré : « Nous ne reprendrons pas le cours normal de nos vies, comme trop souvent par le passé dans des crises semblables, sans que rien n’ait été vraiment compris et sans que rien n’ait changé. » C’était le 10 décembre 2018, en plein mouvement des « gilets jaunes ». S’exprimant depuis l’Élysée, le président de la République avait pris le ton des grands jours pour amorcer ce qu’il allait bientôt baptiser « l’acte II » de son quinquennat. Au sortir d’une telle crise, il le promettait, plus rien ne serait comme avant.
Un an et demi après, le chef de l’État l’a de nouveau répété [8] : « Sachons, dans ce moment, sortir des sentiers battus, des idéologies, nous réinventer – et moi le premier. » Cette fois, la crise est sanitaire – elle sera aussi économique et sociale –, mais les mots sont les mêmes. Dans la majorité, chacun esquisse ses plans pour l’après. Toutes les options institutionnelles sont ressorties des tiroirs : le remaniement, le référendum et la dissolution. « Il ne faut rien écarter », affirme le chef de file des eurodéputés La République en marche (LREM) Stéphane Séjourné [9].
La même petite musique émerge des mêmes petits couloirs ministériels. Il faut tout repenser, retrouver « le dépassement » de 2017, ne se fermer aucune porte. La perspective de 2022 est déjà dans toutes les têtes. Ce coup-ci, ce sera pour de bon. D’ailleurs, les macronistes parlent aujourd’hui de l’« acte III » comme d’une évidence, alors qu’on peine à comprendre à quel moment s’est vraiment joué l’acte II. Les acteurs n’ont pas bougé, les dialogues non plus. Depuis les gilets jaunes, il y a certes eu un « grand débat », mais à quoi a-t-il servi sinon à refaire une campagne à mi-mandat [10] ?
l y a aussi eu quelques mea culpa d’Emmanuel Macron sur ses « petites phrases » et cette fâcheuse tendance qu’il a à se mêler de tout, quitte à court-circuiter l’ensemble du système. Mais la nature a rapidement repris le dessus [11]. Les plus tatillons rappelleront aussi que le premier ministre avait prononcé un deuxième discours de politique générale [12] dans lequel il promettait « un profond changement de méthode » afin de « remettre l’humain au cœur de nos préoccupations ». Et ensuite ?
Ensuite, l’exécutif a continué à imposer son projet au pas de charge, sans en modifier une seule virgule. « C’est pour le mettre en place que nous avons été élus », insistent en permanence les membres du gouvernement et de la majorité, la présence de l’extrême droite au second tour de la présidentielle de 2017 étant sans doute un mirage collectif [13]. Les corps intermédiaires, à qui l’on avait garanti une meilleure écoute, n’ont pas tardé à se rendre compte de la supercherie.
Il leur a suffi de voir entrer en vigueur, en novembre 2019 [14], la réforme de l’assurance-chômage, qualifiée de « tuerie » par le secrétaire général de la CFDT, Laurent Berger, pour comprendre que les promesses n’étaient pas au rendez-vous. S’est ensuivi l’épineux dossier des retraites et sa mobilisation sociale sans précédent, qui a finalement débouché sur un 49-3 [15], dégainé deux semaines avant que la France ne soit confinée. Une démonstration par l’exemple que rien, sur le fond comme sur la forme, n’avait réellement changé.
Pourtant, les ministres le juraient à l’époque : les revendications sociales avaient été entendues et tout était désormais fait dans les règles de l’art, y compris la réforme du système de santé et le plan d’urgence pour l’hôpital présenté fin novembre 2019 [16]. Au gouvernement, tous vantaient le caractère « exceptionnel » des mesures annoncées. Du jamais vu. Un « signe inédit de confiance du gouvernement envers l’hôpital public », pour reprendre les mots d’Édouard Philippe. Il aura fallu une pandémie mondiale – et une confrontation avec des infirmières [17] – pour qu’Emmanuel Macron consente finalement à reconnaître mezza voce « une erreur dans la stratégie ».
Un « plan massif » pour l’hôpital a été promis dès la fin du mois de mars, mais « il n’y a encore rien de très concret », déplore le collectif Inter-Urgences [18]. L’Élysée reconnaît d’ailleurs que la réflexion sur la gouvernance hospitalière n’en est qu’à ses « prémices ». La mise en place de la deuxième partie de la réforme de l’assurance-chômage, qui touchera les plus fragiles des précaires, a été renvoyée à la rentrée de septembre. Quant au projet de loi retraites, il est pour l’heure suspendu, le délégué général de LREM, Stanislas Guerini, se demandant s’il ne faudrait pas le reporter « dans le cadre d’un nouveau projet présidentiel ». [19]
L’idée même d’organiser une campagne autour d’un sujet qui a autant mobilisé les Français contre lui en dit long sur la capacité qu’ont certains macronistes de sentir le pays dans lequel ils évoluent. Tout comme le fait qu’une centaine de députés de la majorité aient envisagé que les salariés du privé et du public puissent donner des congés payés aux soignants. À entendre ces propositions, mais aussi à voir la façon dont plusieurs ministres se félicitent des trois premières années du quinquennat – « nos réformes économiques nous ont permis de gérer la crise », glisse l’un d’entre eux –, on en viendrait presque à croire qu’on vit sur Jupiter – la planète.
Car si la crise a donné raison à quelqu’un, c’est bien à tous ceux qui expriment leur colère dans la rue depuis des mois. A contrario, elle a non seulement révélé la faiblesse des politiques décidées d’en haut, mais elle a aussi mis au jour les arrangements d’un pouvoir incapable de se remettre en question lorsqu’il est pris en défaut. À ce titre, le sujet des masques est un exemple on ne peut plus criant. Pendant plusieurs semaines, l’exécutif n’a cessé de mentir pour cacher une pénurie s’étalant aux yeux du monde. Lundi soir, sur BFMTV [20], Emmanuel Macron a renoué avec ce que l’écrivain Jérôme Ferrari appelle l’« exercice constant du déni », en assurant face caméra qu’il n’y avait « jamais eu de rupture » de stock [21].
Ces propos ont légitimement indigné l’opposition. Ils ont surtout confirmé que le chef de l’État n’avait tiré aucune leçon de la période, car il ne s’exprimerait pas comme il le fait s’il avait réellement pris la mesure de ce qui se joue dans la société [22], où le rejet est tel qu’il paraît sans retour. Lui qui avait affirmé, lors de ses vœux pour 2019 [23], qu’« on ne bâtit rien sur des mensonges ou des ambiguïtés » continue de jouer les fauteurs de troubles [24]. Tout au long de la crise, il s’est costumé, tantôt en chef de guerre, tantôt en coach culturel appelant à « enfourcher le tigre », là où les atours d’un président de la République auraient sans doute suffi.
Ses différentes prestations ont plongé une partie de ses soutiens dans un abîme de consternation. Mais lui ne voit toujours pas le problème. De même ne comprend-il pas que le personnel soignant se moque éperdument des médailles qu’il envisage de leur remettre. Toute la déconnexion du pouvoir tient pourtant dans ce symbole : ceux grâce auxquels « la nation tient », comme Emmanuel Macron semble en avoir brutalement pris conscience, ne sont pas des enfants qui attendent une récompense en bronze ou vermeil.
Ceux qui défilent dans les rues le 1er-Mai ne sont pas des « chamailleurs ». Ceux qui luttent depuis des années contre les politiques néolibérales qu’on leur impose n’ont pas besoin de « pédagogie » supplémentaire. Ceux qui affichent leur défiance vis-à-vis d’un État en déliquescence ne sont pas des « Gaulois réfractaires au changement ». Alors quand BFMTV l’interroge sur cette défiance qui risque fort de lui jouer des tours d’ici deux ans, le président de la République ne devrait pas répondre, le sourire aux lèvres, qu’il ne s’« interroge pas sur [ses] états d’âme ».
Effectivement, il ne s’agit pas de ses états d’âme, mais de son exercice du pouvoir. Lorsqu’il poursuit en expliquant que « nous sommes un pays qui, depuis des décennies, connaît le doute et les divisions », le chef de l’État ne fait rien d’autre que se défausser de ses responsabilités. C’est le cas depuis le début de son quinquennat [25] : il est au cœur de tout, et pourtant, rien n’est jamais complètement de sa faute. « Je ne crois pas aux miracles, donc je pense que cette France défiante existe et n’a pas changé, dit-il encore. Ce qui est important, dans cette période, c’est que s’il doit y en avoir un dernier pour défendre la République dans toute son unité, c’est moi. » Moi, moi, moi. Et des millions de citoyens qui sont invisibilisés.
Ellen Salvi
• MEDIAPART. 20 mai 2020 :
https://www.mediapart.fr/journal/france/200520/qui-peut-croire-en-la-reinvention-de-macron