Buenos Aires (Argentine), correspondance.– Des grilles quadrillent tout le quartier. D’un côté, des patrouilles de police, de l’autre des habitants enserrés dont les visages apparaissent parfois sur les images filmées par la télévision argentine qui a largement couvert cette opération inédite. Lundi 25 mai, Villa Azul, un quartier précaire de la banlieue de Buenos Aires où vivent environ 3 000 personnes, a entièrement été mis sous cloche, pour deux semaines, après la découverte d’un foyer de contamination de coronavirus.
Deux jours plus tôt, le gouvernement annonçait la prolongation du confinement, notamment dans Buenos Aires et sa grande périphérie où se trouve l’écrasante majorité des cas. La quarantaine doit durer jusqu’au 28 juin au moins, soit 101 jours au total.
« La concentration de l’épidémie est très claire dans les quartiers populaires et nous allons y concentrer toute notre attention », avançait alors le président péroniste Alberto Fernández, d’après lequel « les derniers seront les premiers ».
Tandis que chaque conférence de presse officialisant le prolongement de la cuarentena est accompagnée de comparaisons internationales mettant en avant « la réussite » argentine, dans le cas de ces zones, le président a souligné qu’aucune modélisation n’était possible. « Il n’y a pas d’antécédent, car en Europe et aux États-Unis il n’y a pas de quartiers populaires tels qu’ils existent en Argentine ou en Amérique latine », a souligné le président argentin.
L’Organisation panaméricaine de la santé a fait part de son inquiétude grandissante face à la forte propagation dans les bidonvilles, point commun à la majorité des pays de la région désormais. À Buenos Aires, près de la moitié des contaminations sont enregistrées dans les quartiers précaires, aussi dénommés « populaires », « vulnérables », villas, approximativement traduits par « bidonvilles ».
Environ un Argentin sur dix vit dans l’un de ces territoires aux constructions chaotiques, parfois très denses, sans accès formel aux services basiques comme les égouts ou l’eau courante.
Mais pourquoi cette propagation soudaine en Argentine ? Le pays s’illustrait justement par sa politique volontariste et le contrôle du virus. Un confinement strict mis en place dès le 20 mars quand le pays comptait moins de 200 cas et un réajustement régional des politiques d’isolement ont permis d’éviter la propagation à l’échelle du territoire. Vendredi 5 juin, le pays enregistrait 21 037 cas et 632 décès.
« Dans les quartiers populaires, la réponse de l’État a été confuse, désordonnée et elle est arrivée trop tard. Il y avait une certaine confiance concernant le faible nombre de cas dans le pays et les risques ont été minimisés », analyse Cristina Cravino, anthropologue spécialiste des questions d’urbanisme.
« Depuis le début de la pandémie, on dit qu’il faut garantir l’accès à l’eau, apporter des solutions d’hébergement alternatives, informer davantage, renforcer les dispositifs autour des cas suspects. Ces politiques qui semblent basiques n’ont pas été menées ou alors trop faiblement », abonde Rosario Fassina coordinatrice à l’ACIJ (association civile pour l’égalité et la justice), organisation non gouvernementale.
Car tous les observateurs mettaient en garde sur le fait que les quartiers vulnérables pouvaient se transformer en poudrières. Les logements insalubres et souvent surpeuplés rendent la distanciation sociale impossible. La mort de Ramona Medina, référente de la « Villa 31 », un des bidonvilles les plus peuplés de la capitale, implanté en lisière d’un quartier chic, a cruellement mis à nu les carences des bidonvilles.
Avant d’être contaminée par le coronavirus, elle dénonçait l’absence d’eau courante dans son logement : « Nous n’avons même pas ce qui est le plus basique pour l’hygiène », s’indignait-elle en se filmant depuis sa salle de bains où les robinets restaient secs.
« Le coronavirus met en évidence les inégalités structurelles du pays », relève Rosario Fassina. Cynique trajectoire que celle du Covid-19 dans cette région du monde où le virus a été importé par les plus privilégiés, de retour d’un séjour en Europe ou aux États-Unis. « Il y a une dette historique de l’État avec ces quartiers », souligne Cristina Cravino.
Serpent de mer depuis des décennies dans la capitale notamment, l’urbanisation des villas a fait ces quatre dernières années l’objet d’une politique tour à tour volontaire, confuse et inégale. Dans certaines villas, les habitants ont pu intégrer de nouveaux logements salubres construits à quelques pas de leur ancien domicile avec une connexion aux services basiques quand d’autres bidonvilles végètent.
La gestion de l’urgence mène « à des politiques discriminantes et punitives comme le verrouillage du bidonville de Villa Azul, s’insurge Rosario Fessina. Quand les cas ont explosé à Recoleta [quartier chic de Buenos Aires – ndlr], aucune grille n’a été installée. » Depuis Villa Azul, Julio Rodriguez, 55 ans, se résigne : « Il y a beaucoup de voisins contaminés, c’est moche (...) mais je comprends qu’on soit entourés de grilles, il n’y a pas tant de solutions pour éviter que le virus sorte du quartier. Ici, il y a beaucoup de mouvements vers Villa Itatí [autre quartier précaire limitrophe où vivent 16 000 personnes – ndlr]. Si le virus arrive là-bas, tu t’imagines ? » Plusieurs contaminations ont été confirmées dans cette autre villa entre-temps.
Dans les quartiers précaires de la capitale, l’État a déployé des équipes réalisant du porte-à-porte afin de détecter les cas symptomatiques, les tests se sont multipliés. La mairie de Buenos Aires a cependant rejeté toute mise sous cloche de la Villa 31 et de ses 45 000 habitants où les contaminations ont dans un premier temps grimpé en flèche. « Cela fonctionne très bien », a déclaré le maire de Buenos Aires jeudi 4 juin, assurant que depuis huit jours les nouveaux cas diminuaient dans ce quartier-là.
Sur le volet économique, les distributions d’aliments aux cantines sociales ont été augmentées et un bonus de 10 000 pesos (130 euros) distribué aux familles les plus modestes.
« On se sent accompagnés par l’État, assure Julio Rodriguez qui aide bénévolement à la distribution des vivres. Tout le monde est venu nous voir : la sécurité sociale, la mutuelle des retraités, le ministère du travail. Ils nous ont distribué de la nourriture, des bonbonnes de gaz, des couches pour les enfants, des produits désinfectants. »
Sur des vidéos que les habitants ont filmées vendredi 29 mai, après quatre jours d’isolement, les applaudissements en l’honneur de l’aide reçue et des bénévoles du quartier retentissent. « C’est une caresse à l’âme, on espère que cela va durer deux semaines seulement », confie Julio Rodriguez.
Depuis Córdoba (centre), ville également confrontée à la propagation des cas dans des villas, l’infectiologue Ernesto Jakob, qui est par ailleurs membre de l’équipe de scientifiques conseillant le gouvernement provincial, estime que l’arrivée du virus dans ces quartiers était « inévitable ». « Cela est dû à la surpopulation (...) et au fait que les habitants ne peuvent pas observer le confinement, car ils vivent de petits boulots au jour le jour et sont obligés de sortir travailler. »
Alors que le secteur informel représente au moins un tiers de l’économie argentine, les travaux précaires et non déclarés s’avèrent surreprésentés dans ces quartiers-là. Vente ambulante, maçonnerie, ménage, réparations : ces missions sont bien éloignées des postes s’adaptant au télétravail. Face à l’impossibilité habitationnelle et économique de respecter le confinement, le gouvernement a vite adapté sa politique, permettant les sorties dans le périmètre du quartier.
Si le nombre de cas explose, le taux de létalité se révèle cependant plus faible dans les bidonvilles. « Cela s’explique a priori par une population beaucoup plus jeune, remarque Ernesto Jakob. Aujourd’hui, la seule façon d’endiguer l’avancée du virus dans les villas est le porte-à-porte et l’isolement des personnes contaminées, c’est ce qui en train d’être fait. (...) Notre situation pourrait être bien pire, comme au Brésil. »
Mais bien plus que la crainte du virus, c’est celle de tomber dans l’extrême pauvreté qui habite Juan Sosa, 62 ans, depuis un quartier vulnérable de la capitale. « Ça fait plus de deux mois qu’on est confinés et rien n’est résolu ! Les gens veulent sortir travailler, ils sont prêts à courir le risque… », soupire ce peintre en bâtiment qui s’enorgueillit de vivre sans subsides.
Avec le confinement, il a perdu tous ses revenus et n’est pas éligible à l’aide du gouvernement. « C’est très angoissant. Peut-être que dans quelques jours, je vais devenir une personne de plus qui se rend à une distribution alimentaire. (...) ça va être long et moche. »
Pour l’instant identifié dans une série de quartiers, le coronavirus pourrait rendre la situation encore plus alarmante s’il s’infiltre dans la multitude de territoires précaires disséminés dans la banlieue de Buenos Aires, notamment. « C’est le défi du gouvernement, souligne l’anthropologue Cristina Cravino. Il va falloir anticiper et apporter des réponses extrêmement rapides dans ces quartiers-là. Aujourd’hui, quand on regarde la courbe, il y a deux pays. »
Camille Audibert