Crédit Photo : Assa Traoré et Youcef Brakni. Crédits Photothèque rouge/JMB.
Pourquoi, à ton avis, en France, on dénonce plus facilement les violences policières racistes aux USA que les violences policières racistes... en France ?
Youcef Brakni : Je pense que d’abord il y a la question de la distance. C’est toujours plus facile de parler de ce qui se passe loin que de parler de ce qui se passe ici. Et le fait de beaucoup parler des États-Unis, de saturer les médias d’images de ce qui se passe aux États-Unis, ça participe à la chape de plomb qui s’abat sur les violences policières racistes et les révoltes en France.
Deuxième chose, en France on a discours soi-disant « universaliste » : en France, on ne voit pas les couleurs ; en France, tout le monde est pareil ; en France, il n’y a que des citoyens ; les races n’existent pas… Alors évidemment, oui, les races biologiques n’existent pas mais, très concrètement, la France a construit un discours racial pour pouvoir dominer la planète. Elle l’a fait pendant la période coloniale, pour justifier sa domination sur d’autres peuples sur terre. On peut par exemple citer le discours de Jules Ferry [en 1885] où il expliquait ce fardeau de l’homme blanc, ce « devoir de civiliser les races inférieures » en Afrique. C’est donc l’Occident, l’Europe et notamment la France, qui a construit un discours racial, et ce ne sont pas ceux qui dénoncent le discours racial et la racialisation qui racialisent. Il ne faut pas inverser, mais c’est pourtant ce que certains essaient de faire en France.
C’est d’ailleurs le procès que l’on essaie de faire au Comité Adama, quand nous disons qu’il y a des similitudes entre la situation aux États-Unis et la situation en France. Il y a des similitudes historiques, la France elle aussi a une histoire de l’esclavage, il y a des villes en France qui ont été construites sur l’esclavage, je pense par exemple à Bordeaux, ou à Nantes, des villes qui ont été construites sur l’exploitation de la traité négrière. Et il y a bien sûr l’histoire coloniale, la France a été la deuxième puissance coloniale dans le monde, elle a colonisé l’Afrique et une grande partie de l’Asie. Il y a donc une histoire vis-à-vis de ces populations, vis-à-vis des populations noires et nord-africaines, et la situation d’aujourd’hui, les violences policières, ne viennent pas de nulle : ces violences qui visent dans l’écrasante majorité des cas les populations que l’on dit « racisées », c’est-à-dire noires et arabes, viennent de cette histoire.
Donc au total, la comparaison entre la France et les États-Unis est pertinente, même si bien évidemment on doit dire que tout n’est pas pareil, qu’aux États-Unis il y a des questions et des problématiques spécifiques, notamment liées au phénomène de déportation des populations africaines vers le continent américain.
Impossible évidemment de ne pas parler de la manifestation d’hier [mardi 2 juin] devant le Tribunal de grande instance de Paris : des dizaines de milliers de personnes demandant justice pour Adama et dénonçant les violences policières racistes.Tu peux nous en parler et nous dire ce que cela signifie politiquement pour vous ?
Pour nous c’est un tournant. On a atteint un niveau de mobilisation inédit hier. Avec le Comité Adama, on n’en est pas à notre coup d’essai, mais il y a eu une vraie montée en puissance depuis quatre ans [Adama Traoré a été tué le 19 juillet 2016]. On a organisé plusieurs événements politiques marquants, qui sont liés à une stratégie qu’a établie depuis quatre ans vis-à-vis de différents secteurs de la société, avec une ligne directrice, un objectif clair : imposer la question des violences policières dans le débat public, de l’imposer aux mouvements de gauche, notamment ceux qui sont dans une optique de conquête du pouvoir.
Concernant ces dernières, on voit bien que ces questions les gênent, dans le sens où, de leur point de vue, ce n’est pas très bankable, ça ne rapporterait pas de voix. Ils ont donc un discours qui se droitise, il ne faut pas braquer les syndicats de policiers, qui sont très puissants en France, il ne faut pas braquer l’es populations qui pensent que la police les protège, alors que la police sert à contenir les populations pauvres des quartiers populaires, les populations noires et arabes, pour empêcher qu’elles se révoltent face à leur sort.
Avec la manifestation d’hier, on a franchi un nouveau cap, c’est une démonstration de force. Quand même BFM-TV qualifie cette manifestation de « démonstration de force », c’est bien qu’il se passe quelque chose. Nous on n’en a jamais douté, on savait qu’il y avait cette capacité de mobilisation, ce potentiel de mobilisation énorme dans les quartiers populaires. Depuis quatre ans, on va dans les quartiers, on s’est toujours prioritairement adressé aux quartiers populaires, on se déplace toujours, pour chacune des marches Adama, en amont, on se rend d’abord dans les quartiers, partout en Île-de-France, pour discuter avec les gens, faire de la politique avec eux. On a toujours su qu’un jour, ce serait massif. C’est ce qui s’est passé hier : une démonstration de force de ce que peuvent faire les quartiers populaires. Quand il y a une direction politique claire, un discours clair, ça fonctionne, et c’est cela qui est attendu dans les quartiers. Notre mot d’ordre était « Révolte contre le déni de justice », beaucoup nous auraient dit « Il ne faut pas dire révolte, sinon ils vont tout brûler, etc. » Bien au contraire ! « Révolte », c’est ce que tout le monde devrait dire aujourd’hui. Parce que quand un jeune homme meurt, le jour de ses 24 ans, tué par des gendarmes, ou quand d’autres, en moto, sont percutés, finissent écrasés… tout le monde devrait être révolté, et ce devrait être le mot d’ordre de toutes les organisations, politiques, syndicales, associatives, etc.
Mais malheureusement, et cela démontre aussi notre capacité de mobilisation car le rassemblement d’hier on l’a organisé seuls, ce que je constate, et là je ne parle pas du NPA, qui est toujours là, ni des groupes qu’on a l’habitude de voir, c’est que des gens comme Jean-Luc Mélenchon, François Ruffin, etc., parlent du rassemblement après, parce qu’il y a le rapport de forces, mais il n’y ont pas appelé avant. Et cela laisse un goût amer. Les choses étaient claires : c’est organisé par le Comité Adama, il n’y aura pas de récupération, et en fait je pense que c’est pour cela qu’ils n’ont pas appelé, parce qu’il n’y avait pas de possibilité de récupération, et je trouve ça lamentable. Mais je pense que là, avec le succès d’hier, ils ont pris un petit coup de pression.
Ce qui était frappant lors du rassemblement, au-delà du nombre de gens, c’est le nombre impressionnant de jeunes, des quartiers, raciséEs, avec notamment beaucoup de jeunes femmes.
Énormément de jeunes femmes oui, et cela s’explique par une chose très simple : aujourd’hui, Assa Traoré est devenue une figure de la lutte contre les violences policières, qui incarne la justice et la dignité. Elle est devenue un puissant moteur d’identification pour ces jeunes femmes. Quand les populations des quartiers populaires se sentent représentées, par quelqu’un qui parle le discours qu’elles veulent entendre, direct, radical, franc, sans concession, ça marche, les gens viennent dans la rue, se mobilisent. C’est aussi une réponse à ceux qui disaient que les quartiers populaires sont résignés, qu’il n’y a pas de politique dans les quartiers : hier, ça a été la démonstration du contraire.
Un dernier mot autour de « l’affaire » Adama. Où en est-on sur le plan judiciaire ? Quelles sont les prochaines échéances ?
Oui, c’est important, car il ne faut pas oublier que le rassemblement d’hier était organisé suite à une nouvelle expertise bidonnée [affirmant que les gendarmes n’étaient pas responsables de la mort d’Adama Traoré], réalisée par des charlatans, car je refuse de les appeler des experts, des personnes complices, qui rendent des expertises absurdes alors que les plus grands experts se sont déjà prononcés. On remarque d’ailleurs que c’est le même procédé qui est employé aux États-Unis avec George Floyd, avec une expertise qui dit qu’il est mort d’une pathologie cardiaque alors qu’on a des vidéos, tandis qu’une expertise indépendante explique qu’il est mort à cause du plaquage ventral : c’est exactement la même chose que ce qui se passe avec Adama Traoré.
Clairement, avec cette expertise bidon, l’objectif des juges était de rendre un non-lieu. Et mardi, une heure avant le début du rassemblement, les résultats d’une expertise indépendante que l’on avait demandée sont tombés, qui contredisent complètement les résultats de l’expertise bidon expliquant qu’Adama serait mort d’une pathologie cardiaque. Dans ces circonstances, ça va être compliqué pour les juges de rendre un non-lieu. On est venus à leur porte en appelant à se rassembler devant le tribunal, on était plus de 40 000, et s’il faut le refaire on le refera.