Quand l’épidémie de Covid-19 a frappé, j’étais en train de terminer ma résidence d’artiste à Copenhague. J’étais censé retourner au Soudan en février, mais les autorités danoises ont suspendu tous les voyages à l’étranger.
Il a donc fallu que je reste un peu plus longtemps au Danemark, et j’ai été aux premières loges pour observer la manière dont les pays riches réagissent à une pandémie.
Comme presque tout le monde autour de moi, j’ai vécu ce qui se passait dans l’anxiété. Mais j’ai aussi été amusé de lire les innombrables articles d’experts américains et européens, venus nous expliquer que les diverses restrictions imposées à la vie publique par les États allaient devenir la “nouvelle normalité”, partout dans le monde.
Désolé d’avoir à vous le révéler, mais votre “nouvelle normalité” est la “vieille normalité” pour des milliards de basanés et de Noirs de par le monde. Pour bon nombre d’entre nous, les restrictions, la répression et les privations sont une constante de notre quotidien.
Ne plus voyager
Vous ne pouvez plus voyager partout où vous le souhaitez ? Eh bien, la majorité d’entre nous n’a jamais pu voyager à sa guise – souvent parce qu’on n’en a pas les moyens, et, pour les peu nombreux qui ont assez d’argent, à cause des restrictions sur les voyages. Les interdictions de voyager, déclarées et non déclarées, n’ont rien de nouveau pour nous.
Pour franchir tous ces obstacles, nous devons remplir des piles de papiers nous demandant toutes sortes de choses – depuis le nombre de personnes à charge dans le foyer jusqu’aux récents voyages dans des “points chauds du globe”, en passant par une ancienne participation à des “activités terroristes”. Sans parler du fait que nous devons apporter la preuve, certificats à l’appui, que nous n’avons pas telle et telle maladie. Il faut notamment produire le carnet de vaccination contre la fièvre jaune, sans lequel on peut rester en quarantaine à l’aéroport.
Tout au long du traitement de la demande de visa, nous sommes maintenus à distance (cela ne vous évoque rien ?). Nous devons envoyer nos papiers par Internet, payer les frais de visa à une caisse séparée à la banque et attendre à l’extérieur de l’ambassade sous un soleil de plomb, car nous pouvons être un danger pour le personnel diplomatique.
Et bien entendu, une fois que nous obtenons le visa, nous ne sommes pas sûrs d’être admis dans le pays. À notre arrivée, on pourrait fort bien nous conduire sous escorte dans une petite pièce où nous retrouverions d’autres Noirs et d’autres basanés pour subir un interrogatoire. Et si notre tête ne revient pas aux autorités, elles peuvent fort bien nous faire repartir. Devoir renoncer à un séjour à l’étranger et reprendre l’avion en sens inverse est arrivé à beaucoup de monde pendant cette pandémie. Mais une telle mésaventure arrive aussi à de nombreux basanés et Noirs. Vous parlez d’“évacuation”, nous appelons cela une “expulsion”.
Certains basanés et Noirs essaient souvent de rallier les destinations de leur choix par bateau, et bien souvent ils ne sont pas autorisés à débarquer. De même, de nombreux bateaux de croisière remplis d’Occidentaux n’ont pas eu l’autorisation d’accoster en raison des craintes liées au Covid-19. En l’occurrence, ces personnes étaient des “indésirables”. Cruelle ironie du sort.
En Occident, bien sûr, on s’inquiète beaucoup de voir les élèves et les étudiants manquer les cours du fait de la fermeture des écoles et des universités. Eh bien, de nombreux enfants basanés et noirs ne peuvent pas aller à l’école, même s’il en existe une près de chez eux, ou bien ils doivent abandonner leurs études avant d’être diplômés en raison de leur pauvreté. Et là d’où je viens, les universités ont fermé chaque fois que le pouvoir en place a estimé que certaines activités politiques suspectes avaient lieu sur les campus.
La fermeture des commerces en Occident a fait beaucoup de bruit. Du jour au lendemain, les gens se retrouvaient obligés de vivre sans restaurants, sans coiffeurs, sans salles de gym, sans cinémas, etc. Des difficultés que de nombreux basanés et Noirs ne connaissent que trop bien, car c’est leur lot depuis toujours.
Un avant-goût de dictature
J’ai aussi été très amusé par la multiplication des spéculations sur le bouleversement de l’ordre mondial, avec la Chine qui en viendrait à dominer l’Occident. Nous aussi, nous connaissons cette peur. La domination étrangère a toujours été une réalité pour nous, qu’elle soit exercée par la Chine, les États-Unis, le Royaume-Uni, la France, ou toute autre puissance coloniale ou néocolonialiste.
De fait, il est démoralisant de savoir que son peuple n’est pas maître de son destin, et que quelqu’un, dans une capitale lointaine, va prendre des décisions aux conséquences le plus souvent dévastatrices sur son futur.
Maintenant, beaucoup s’inquiètent de la montée de la surveillance, de la répression policière, des états d’urgence, des “pouvoirs accrus” des États en raison de la pandémie. Eh bien, de nombreux basanés et Noirs ont une connaissance intime de la surveillance et de la tyrannie, ils ont vécu pendant de longues périodes sous des dictatures. Et ils sont nombreux à avoir passé toute leur vie dans un contexte d’état d’urgence.
Et effectivement, cette pandémie donne à de nombreux citoyens des pays développés un avant-goût de la dictature, ce qui les incitera peut-être à résister. Je vois déjà des individus, des groupes et des organisations se mobiliser pour construire un avenir meilleur, chanter ensemble, prier ensemble, se rappeler les noms des martyrs qui ont risqué leur vie pour nous mettre en garde et qui ont fini par succomber devant l’ennemi mortel.
Promesses de changement
Il y a un sentiment d’incertitude quant à l’avenir. Un sentiment qui engendre la peur, mais qui, d’un autre côté, invite les gens à espérer, à imaginer le monde autrement, à repenser les systèmes politiques ou l’économie, à échanger des idées, à débattre sur les réseaux sociaux et à lire quantité d’analyses sur ce qui pourrait ou devrait se passer.
J’ai connu tout cela moi aussi, comme tant d’autres basanés et Noirs qui ont vu naître des mouvements de résistance dans leur pays et qui y ont participé. J’ai vécu cela tout au long de l’année dernière, tandis que la révolution soudanaise faisait rage. Cela a été le cas également il y a près de dix ans, pendant le “printemps arabe”.
Et aujourd’hui, j’éprouve la même peur que l’année dernière, la même peur qu’il y a presque dix ans : je crains que lorsque la crise sera passée – le plus tôt possible, inch Allah – les choses ne changent pas du tout, que nous revenions à l’“ancienne normalité”.
Si pour nous, basanés et Noirs, il est clair que nous ne voulons pas revenir en arrière, je crains que de nombreux Occidentaux, tout en rêvant à un monde meilleur, reprennent le cours des choses comme si rien ne s’était passé, après la levée des restrictions. Malgré tous les débats, toutes les prises de conscience, ils oublieront alors que leur “ancienne normalité”, même si elle est confortable pour les privilégiés, n’était pas viable en définitive.
J’espère vraiment que les pays occidentaux, et le reste du monde, verront dans cette expérience un avertissement et que les promesses de changement seront tenues. Nous ne devons pas oublier que nous sommes tous sur le même bateau. Le système politique et économique mondial doit changer ; nous devons commencer à investir dans la justice sociale, l’égalité et la solidarité. C’est à cette “nouvelle normalité” que nous devons œuvrer.
Khalid Albaih
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