D’habitude, elle coud ses propres créations, avec une prédilection pour le wax, associé à des cuirs mats ou brillants. Mais depuis le début du confinement, Chona Djaura, 34 ans, confectionne des masques en tissu. Une cinquantaine par jour, qu’elle assemble à la machine dans son atelier de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis). Son père est mort du Covid quinze jours après le début du confinement. « Il était en Ehpad. Ils n’avaient pas de masques. » Coudre pour fournir aux autres l’étoffe protectrice. Pour se sentir utile. Et pour continuer à gagner sa vie, malgré tout.
Comme Chona, elles sont une trentaine de couturières réunies dans un réseau de confection créé en quelques jours à l’initiative de la régie de quartier de Saint-Denis [1]. Des salarié·e·s de plusieurs structures avaient besoin de masques. À la suite d’un appel sur Facebook, trois personnes proposent de coudre bénévolement des protections. « Surtout, la demande augmentait : habitants, commerçants, associations… Personne n’en avait », se souvient Mathieu Glaymann, le directeur de la régie, qui emploie trente salarié·e·s. Début avril, tout le monde cherche des masques. Des infirmières du centre cardiologique du Nord, une clinique de Saint-Denis où séjournent quarante malades, demandent de l’aide sur le réseau social. Surblouses, charlottes : elles n’ont plus rien. À Épinay-sur-Seine (Seine-Saint-Denis), la directrice d’une clinique réquisitionnée pour accueillir des patients Covid lance à son tour un appel : gants, surchaussures, tout manque.
Une chaîne de solidarité et de savoir-faire se met en place : une créatrice de La Briche foraine [2], un atelier d’artistes, aide à choisir les tissus et les attaches ; une association contribue à la sélection des étoffes ; des commerçants des marchés de La Courneuve et de Saint-Denis vendent moins cher des fins de série de textile. Plaine-Commune, l’établissement public du territoire (regroupant Saint-Denis, La Courneuve, Aubervilliers, Stains, Saint-Ouen…) verse 10 000 euros de subvention pour aider la création de la filière.
À ce jour, ce réseau solidaire a déjà servi 15 000 commandes de masques et fourni 20 000 kits pour les fabriquer soi-même, selon Mathieu Glaymann. Ils ont engrangé plus de 100 000 euros de recettes. L’objectif est « de créer un modèle économique dans l’économie sociale et solidaire ». Et de proposer des masques lavables et réutilisables, donc plus écologiques et à terme moins chers que les protections en papier qu’il faut changer tous les jours. À partir de toile d’hivernage offerte par une grande surface, ils ont aussi fabriqué des surblouses d’hôpital. Au départ, elles sont vendues trop peu cher et des fabricants s’inquiètent de prix qui cassent le marché. Elles sont désormais tarifées 7 euros l’unité.
La mairie de Saint-Denis leur a commandé 3 000 masques pour enfants, à destination des écoles. À Saint-Ouen, la crèche parentale les Microdoniens, le lieu culturel Mains d’œuvres et la librairie Folies d’encre leur achètent aussi des protections. Au total, une centaine de personnes interviennent dans cette chaîne, selon Laury Oung, en charge du suivi de la production et du contrôle qualité des masques. En plus des couturières et des livreurs, un plasticien a conçu le cheminement du kit, depuis la fourniture du tissu jusqu’au contrôle final du produit. Les masques sont découpés à la Briche. Une quarantaine de travailleurs en situation de handicap de l’ESAT de Stains assurent le lavage, le repassage et le conditionnement à l’unité. « Réunir une quarantaine d’indépendants et des toutes petites structures pour produire un même objet, c’est complètement inédit. Cela permet de produire en plus grande quantité, de soutenir différents types d’acteur. » Elle-même a été sollicitée via l’Atelier des madames, une association qui anime des ateliers de couture pour femmes. « L’idée est de rémunérer chaque personne à sa juste valeur et de sortir un modèle économique qui tienne la route. »
Chaque masque cousu par cette filière est vendu 8 euros l’unité. Plus chers que d’autres produits sur le marché. Mais cela permet aux couturières de gagner 200 euros par kit de cinquante masques, dont il faut retirer environ 25 % de charges. Le tissu arrive déjà découpé chez les couturières. Elles appellent quand elles sont disponibles. Un livreur leur apporte les tissus à vélo. Stéphanah Hayria, 27 ans, couturière de métier, cofondatrice de la marque Zahay (« à nous » en malgache) en fabrique entre vingt et vingt-cinq par jour. Elle travaille chez elle, à l’aide de sa propre machine à coudre et de sa surjeteuse, utile pour peaufiner les finitions. Elle estime qu’un mois de cette activité lui rapporte l’équivalent d’un Smic – autour de 1 500 euros brut par mois. Une bouffée d’air pour cette créatrice qui vend habituellement ses collections lors de points de vente éphémères en boutique. Venue de Madagascar en 2016, elle s’est installée à Dugny, non loin du parc de La Courneuve. « L’idée de nous organiser par nous-mêmes, ça me touche, dit-elle. Cela crée une solidarité. C’est un travail énorme pour moi, car je suis timide. C’est une façon de voir des gens et de rencontrer des personnes que je ne connaissais pas. »
Cette filière locale débutante pourra-t-elle se pérenniser en coopérative de confection ? De nouvelles commandes leur sont déjà parvenues : des charlottes en tissu lavables et réutilisables, d’autres masques. « Pourquoi ne pas à terme confectionner des t-shirts, des pantalons, des articles de mode », suggère Laury Oung. Au niveau national, 14 régies de quartier – sur 140 en tout dans des quartiers jugés prioritaires – ont mis en place une production de masques en tissu. « J’ai apporté la capacité à organiser un réseau rapidement, analyse Mathieu Glaymann. Mais les couturières sont capables de prendre en charge la commercialisation et le reste. J’adore le modèle des canuts lyonnais, des ouvriers qui s’étaient organisés entre eux. »
« Une boîte à outils géante d’auto-organisation »
À l’exemple de cette micro-filière textile, des coopérations nées dans l’urgence face au Covid vont-elles se poursuivre au-delà du confinement ? La création de réseaux de solidarité entre voisin·e·s, militant·e·s et collègues va-t-elle nourrir une vague de projets d’auto-organisation, à distance de l’économie de marché et des institutions ?
À Aubervilliers, un collectif lié à la Pépinière [3]@, une association qui organise des repas de quartier, s’est impliqué dans une maraude dès le début du confinement. Une cinquantaine de bénévoles ont livré jusqu’à 500 repas par jour à des familles dans le besoin, des mères isolées, des migrant·e·s. La cuisine départementale, qui fournit habituellement des collèges, étant mise à l’arrêt, des bénévoles l’ont redémarrée. Ce sont leurs barquettes de plats préparés que la « Pépimaraude » a distribuées.
Mais en cette fin mai, la collégiale du collectif vient de décider d’arrêter les livraisons : « Ça ne correspond pas à nos statuts de livrer de l’aide alimentaire pour l’État. Les repas cuisinés sous plastique ne correspondent pas aux besoins des familles que nous avons rencontrées. Elles veulent des légumes pour cuisiner. Et notre vocation, c’est faire de l’éducation populaire à l’alimentation saine, locale et bon marché », explique Sandy, régisseuse dans le théâtre. « L’assistance sociale, ce n’est pas notre idée, ajoute Gaspard. On organise des trucs à prix libre, de la transmission de savoirs et des coopérations portées par l’idée des communs. On ne fait pas d’humanitaire. On se conçoit comme une coopérative d’usage, pas comme un projet altruiste. »
Pour autant, ils veulent poursuivre leur action. Et discutent du projet d’ouvrir un marché à prix libre de produits bruts invendus au marché. « Récupérer uniquement un certain type de produit : de saison, le moins transformé possible, ni viande ni poisson », précise Linda. Ainsi que d’inviter les familles à des ateliers dans l’ancienne ferme maraîchère dont ils ont obtenu l’usage, tout près du canal Saint-Denis. « La question des savoir-faire en commun est une amorce vers l’autonomie », pour Gaspard, designer industriel de profession.
Carte de France de collectifs locaux de solidarité, sur le site de Covid-Entraide. Carte de France de collectifs locaux de solidarité, sur le site de Covid-Entraide.
Ce collectif ne rejette pas le cadre institutionnel : il touche des subventions publiques et a signé un contrat avec la municipalité. Mais lors de leurs maraudes, à leur grande surprise, ses membres ont livré de la nourriture à des personnes non couvertes par les services sociaux municipaux, témoignent-ils. Des sans-papiers, des squats minuscules découverts par bouche-à-oreille. Des habitant·e·s trop inquiet·e·s de l’administration pour s’en faire connaître. « On a répondu à la désorganisation de l’État. Pendant le confinement la demande d’aide a explosé alors que les services sociaux avaient peu de personnel disponible. On a vu que la taille des administrations et leur degré de centralisation posaient des problèmes en cas de choc, alors que des citoyens ont pu s’adapter plus rapidement au changement grâce à l’intelligence collective. Un espace est plus résilient que l’autre. Les laboratoires de solutions doivent être à une échelle micro, pulsionnelle, comme des prototypes. »
À Saint-Denis, Zone sensible [4], une ferme urbaine et un lieu d’événements culturels, s’est lancé en 2018. Un hectare de terres maraîchères cultivées en permaculture, en face de la cité du Clos Saint-Lazare, de Stains. Jusqu’ici, elle fournissait des restaurants parisiens en légumes bio et locaux. Mais face au Covid et aux déflagrations sociales de l’épidémie dans le département, le Parti poétique, le collectif qui exploite la parcelle, a décidé d’offrir sa production à des structures d’aide à Saint-Denis, Stains et Pierrefitte-sur-Seine. « Sur ce territoire, c’est la question de la survie qui est posée, estime Olivier Darné, artiste et fondateur du collectif. Puisque les restaurants sont fermés, nous ne pouvons plus leur vendre. Mais je ne nous vois pas monnayer des paniers à des Amap. C’est difficile dès les débuts de mois ici désormais. »
Sur sa page Facebook, le collectif écrit que « dans un territoire comme le nôtre, en Seine-Saint-Denis, nous ne sommes pas à égalité sur une multitude de sujets mais lorsque les besoins premiers et vitaux pour les plus fragiles ne sont plus assurés, alors nous devons inventer de nouvelles armes ».
Sur quelles munitions compter pour s’entraider sans créer de dépendances vis-à-vis de réseaux mieux dotés en capital ou entregent ? Covid-entraide, un réseau de solidarité entre groupes locaux créé au début de la pandémie pour rendre visible les initiatives, veut aujourd’hui construire « une boîte à outils géante d’auto-organisation », explique Joël, l’un de ses créateurs. Retour d’expérience sur le fonctionnement interne, partages d’outils sanitaires, enquêtes et entretiens avec des collectifs de diverses cultures politiques : « On aimerait remplir la notion consensuelle d’entraide en l’étoffant de toutes les pratiques qui s’inventent dans différents espaces : associations citoyennes, mouvement climat, ZAD ». Leur carte de France des solidarités (à consulter ici [5]) recense environ 600 groupes actifs.
« La répression n’est jamais loin »
Par leurs distributions d’aide alimentaire, de masques et de gel hydroalcoolique auto-produit dans plusieurs métropoles et villes de banlieue, les Brigades de solidarité populaire (BSP [6]) ont créé en quelques semaines un réseau suffisamment déterminé pour livrer des centaines de repas par jour. À Paris, dans le XVIIIe arrondissement, elles mobilisent environ cent personnes, dont une quarantaine régulièrement actives, selon le groupe média rencontré dans le cadre de cet article. « C’est difficile d’habiter Paris, de s’approprier son espace, de le transformer face à toutes les captures commerciales, immobilières et policières dont il fait l’objet », constatent-ils.
Comme d’autres collectifs locaux, les BSP ont rempli un vide. Pendant le confinement, des associations humanitaires ont fermé ou réduit leur distribution de nourriture, des services sociaux se sont arrêtés. À Paris, des sanisettes et des fontaines d’eau ont été taries pendant plusieurs semaines. Des SDF et des migrant·e·s se retrouvent affamé·e·s et assoiffé·e·s. Au point que certains ont bu l’eau du canal, selon une BSP. « Ce n’est pas qu’on fait mieux les choses que les institutions, c’est que rien n’était fait, se souvient-elle, pour décrire les premiers jours du confinement. On ne peut pas laisser les gens sans manger et sans boire. Nous avons été convoqués par une situation. On ne pouvait pas ne rien faire. » Ils ont distribué environ 200 repas et une quinzaine de paniers de légumes par jour.
Affiches de la Brigade de solidarité populaire, à Paris, dans le 18e (JL).
Dans le détail, ils découvrent qu’en tant qu’habitant·e·s de la Goutte-d’Or, ils ont un accès plus direct aux personnes chez eux, sur leur pas de porte, dans de petites rues que les bénévoles de la protection civile ont pour consigne d’éviter par sécurité. « Mais nous ne sommes pas des travailleurs sociaux. C’est un rapport plus humain à la solidarité. On propose aux habitants du quartier de participer, de cuisiner, de filer des recettes. Un homme vivant en hôtel est venu marauder avec nous. Ce qu’on fait : couper des légumes, distribuer de la nourriture, tout le monde peut y contribuer. »
Depuis des semaines, habitants et petits commerçants leur offrent nourriture, couches, produits sanitaires. Les éditions Xérographes leur prêtent un local. Le restaurant Les Trois Frères une cuisine. Un menuisier leur a donné le diable qu’il s’était fabriqué. Des assos ont prêté des marmites. Toute leur infrastructure et matières premières proviennent de solidarité de leurs voisin·e·s de la Goutte-d’Or. Sans aucun soutien institutionnel.
Aujourd’hui que les centres d’action sociale ont repris leurs activités, et les Restos du cœur rouvert leurs dispensaires, les BSP du XVIIIe arrondissement ont décidé de continuer leurs interventions : collecte de légumes, maraudes, installation dans une ressourcerie pour animer des ateliers de réparation, développer des liens avec des Amap et des producteurs locaux. « Notre but est de créer une autonomie protectrice des gens, en nous appuyant sur un réseau de fournisseurs plus durables. »
Dans les discours publics, « il y a une valorisation de ces formes de solidarité horizontale, mais la répression n’est jamais loin. Les conditions de pérennisation de ces actions sont très fragiles », constate le chercheur Julien Talpin, spécialiste du community organizing, cette forme d’organisation par le bas née aux États-Unis dans les quartiers populaires et racisés. Le 1er mai, des membres de la Brigade de solidarité populaire de Montreuil ont été verbalisés et dispersés lors d’une distribution alimentaire. À Calais, Vintimille et la Roya, des collectifs d’aide aux migrants subissent amendes et arrestations depuis des années.
« À Calais, on nous a fait comprendre que l’action de l’État ne serait jamais que coercitive » à l’égard des réfugiés et de ceux qui les aident, témoigne Laurent, un militant. Avec d’autres, il prépare l’installation d’une cinquantaine de migrants dans un squat du sud de la banlieue parisienne. Particularité : ces personnes ont été hébergées dans des logements délaissés par leurs occupants le temps du confinement. C’est le collectif La Casa qui a mis en relation des logeurs temporaires et des réfugiés. En tout 55 personnes ont ainsi trouvé un toit pour quelques semaines. « On est tellement dépossédé des savoirs de l’entraide et de l’organisation qu’il faut rendre visible à quel point c’est désirable et à quel point c’est mieux, dit Camille Louis, philosophe et dramaturge, qui a coordonné les passages de clefs entre les un·e·s et les autres. Certains théâtres (La Commune à Aubervilliers, l’Aquarium dans le bois de Vincennes, le TGP à Saint-Denis, le CDN à Rouen) accueillent des personnes le temps que les chambres du squat soient prêtes.
« Notre idée est d’installer cette expérience dans la durée, poursuit Laurent, joint au téléphone en pleine opération de récup’. Ça fait longtemps à Calais qu’on agit par nous-mêmes. Sinon on passe son temps à courir derrière les propositions de l’État qui sont du moins offrant. Année après année, la situation se dégrade. » Ils espèrent tenir au moins six mois dans cette occupation sans droit ni titre d’un vaste bâtiment. Un lieu où il rêve de recréer, en citant la philosophe Hannah Arendt, « la liberté d’être libre ».
Jade Lindgaard