Fin avril, l’Autriche a annoncé être parvenue à un compromis avec la Roumanie et la Hongrie, afin que les aides-soignants roumains puissent rejoindre l’Autriche à bord d’un train spécial. De source officielle autrichienne, sur les 33 000 personnes qui ont besoin de soins 24 heures sur 24 en Autriche, la moitié est prise en charge par du personnel roumain. Pour résoudre ce problème urgent, Vienne a donc négocié avec Budapest le droit, pour ces salariés, de traverser la Hongrie, et avec Bucarest le droit de quitter leur pays malgré la quarantaine et la fermeture des frontières roumaines.
Le gouvernement autrichien n’est pas, tant s’en faut, le premier en Europe à demander des dérogations aux restrictions de déplacement et aux règles de confinement. Que dire en effet de l’Allemagne qui, elle aussi, est intervenue auprès des autorités roumaines afin qu’elles permettent aux saisonniers de venir récolter les asperges dans les champs ?
Le fait que les autorités de ces pays se soient officiellement mobilisées pour ouvrir les frontières aux Roumains malgré les risques prouve à quel point le bon fonctionnement de certains secteurs de l’économie ou de la société dépend de leur présence. Tout simplement, ces pays ne peuvent plus se débrouiller sans eux.
Le plus souvent, il s’agit de main-d’œuvre peu qualifiée, du personnel soignant, des femmes de ménage, des ouvriers agricoles saisonniers. L’Italie, l’Espagne, la France, la Belgique, la Grande-Bretagne se retrouvent-elles aussi dépendantes des Européens de l’Est, en particulier des Roumains et des Bulgares.
Quand l’épidémie de Covid-19 s’est déclarée, les Britanniques ont cru pouvoir remplacer les Roumains et les Bulgares par de la main-d’œuvre locale, avec les salariés congédiés sur fond de crise. Au début, 35 000 Britanniques se sont inscrits pour les places disponibles dans l’agriculture, mais seuls 20 % de ceux qui ont postulé sont allés jusqu’au bout du processus de validation de l’emploi, et 9 % ont été vraiment employés, soit environ 3 000 personnes.
Les Britanniques ne veulent plus travailler dans l’agriculture ou occuper des emplois non qualifiés, même pendant une crise majeure. Cela vaut aussi pour les autres Occidentaux. D’où la pression qui pèse sur leurs gouvernements, qui font tout pour que les produits agricoles (asperges, salades, fraises et autres fruits) ne pourrissent pas dans les champs. Les gens doivent manger, les fermes doivent vendre, l’argent doit circuler.
Les saisonniers sont payés 9 euros l’heure
L’Europe devient donc le théâtre d’une véritable compétition pour l’importation rapide de travailleurs. Les gouvernements passent outre aux restrictions imposées à leurs propres citoyens, ignorent les critiques de ceux qui les accusent de mettre la santé de tous en péril afin de sauver quelques entreprises et exploitations agricoles, et ils ne ménagent pas leurs efforts pour faire venir une main-d’œuvre bon marché. Les saisonniers, par exemple, sont payés 9 euros l’heure, dont sont généralement déduits le gîte et le couvert.
[Le journal allemand] Deutsche Welle a calculé la somme qui reste à un de ces employés à la fin de son contrat :
“L’année dernière, Ioan a travaillé en Allemagne, dans une exploitation qui cultive des asperges près de Münster. Au bout de trois mois de travail intensif, dix heures par jour sans pause, il est rentré chez lui avec moins de 1 850 euros en poche. Environ 2 000 euros avaient été retenus sur son salaire pour l’hébergement, la nourriture, les articles de première nécessité.”
Quoi qu’il en soit, cette somme reste considérable pour des travailleurs sans aucune qualification, et elle peut leur permettre de vivre pendant tout le reste de l’année au pays.
Le système d’éducation roumain est un désastre
Mais qui sont ces travailleurs ? Comment la Roumanie est-elle devenue le principal exportateur de main-d’œuvre d’Europe ?
Tout d’abord, ces personnes non qualifiées sont la preuve criante du désastre qu’est le système d’éducation roumain. La destruction des écoles professionnelles et de l’enseignement technique a laissé au bord de la route des hordes de gens sans métier. L’analphabétisme a progressé de façon exponentielle.
Par ailleurs, la corruption des gouvernements des dernières décennies, l’incompétence de certains maires et l’incapacité à obtenir des fonds européens ont contribué à accroître la misère en milieu rural. Les petites exploitations se sont retrouvées au bord de la faillite, car même l’agriculture de subsistance n’est plus rentable face aux petits prix pratiqués dans les grandes surfaces.
Le commerce de la main-d’œuvre a pris son essor
C’est dans tous ces villages à la dérive que les agences de recrutement ont trouvé une main-d’œuvre brute. Ainsi a commencé le commerce des gens, orchestré aujourd’hui par des dirigeants désespérés de ne trouver personne pour se charger des récoltes ou de travaux dont leurs concitoyens plus éduqués ne veulent plus entendre parler. Le commerce de la main-d’œuvre a pris son essor, une main-d’œuvre si bon marché que, même en la faisant venir à ses frais en charter, l’employeur s’y retrouve.
L’État roumain a accepté ces dérogations, avec tous les risques que cela implique quant à la propagation du virus d’un pays à l’autre, car il est conscient qu’il n’a rien à offrir à ces gens et que les tensions et les problèmes de la société s’aggraveraient s’il tentait de les obliger à rester à cause de la pandémie.
Il n’y a pas de quoi être fier de cette situation, au contraire. Elle est l’expression de notre échec. Certes, ces migrants envoient chez eux l’argent qu’ils gagnent mais, s’ils avaient des qualifications, ils pourraient produire de la valeur ajoutée en Roumanie, leur contribution au développement du pays serait énorme.
Nous exportons aussi des médecins
Ce n’est pas seulement leur faute si nous en sommes arrivés là. Nous exportons aussi des médecins, des informaticiens ou des ingénieurs, c’est vrai. Mais c’est une autre histoire. Ils partent pour ne plus revenir. La catégorie de personnes dont nous parlons fait la navette entre l’Est et l’Ouest, avec une valise et un cabas, en pantoufles dans les aéroports.
Si l’on compatit pour les drames, les risques et les difficultés que ces travailleurs non qualifiés affrontent, ils sont aussi la raison pour laquelle les Allemands, les Britanniques et les Autrichiens considèrent avec moins de mépris les Européens de l’Est, à qui ils reprochaient de troubler leur quiétude. Ceux dont ils se plaignaient étaient originaires de Tandarei, Teliu, Sacele ou Ferentari [villes, villages et quartier bucarestois où la population rom est plus importante qu’ailleurs en Roumanie], moins intéressés par le travail et les soins aux personnes âgées. Dans la presse, on les a vus souvent ; aujourd’hui, on voit surtout les autres, qui viennent pour travailler.
L’Occident riche admet enfin qu’il est dépendant de la main-d’œuvre de l’Est pauvre, et nous exportons de manière discrète, sans trop de scrupules, la marchandise la plus recherchée en ces temps de crise : ces salariés sans aucune qualification qui sont le résultat de notre échec en tant que société.
Dan Tapalaga
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