Neuf grands centres hospitaliers universitaires européens ont alerté, le 31 mars, les gouvernements de leur pays pour signaler les risques majeurs d’une pénurie en médicaments essentiels à la prise en charge des patients atteints du Covid-19.
Ces médicaments sont consommés dans tous les pays à un niveau jamais atteint. Il s’agit des sédatifs, des morphiniques, des myorelaxants (curares) et de certains antibiotiques. Nous, soignants, sommes inquiets à l’idée qu’une pénurie complète ne survienne dans les prochaines semaines.
Vision à long terme
Sans ces médicaments, nous ne pourrons plus soigner alors que nous avons déjà adapté nos pratiques pour limiter la consommation de ces molécules en tension. Les curares, indispensables pour l’anesthésie lors de nombreuses interventions chirurgicales, le sont aussi pour les ventilations assistées des malades les plus gravement atteints par le Covid-19. La carence de cette classe de médicaments serait une véritable catastrophe.
Le gouvernement français a, ces derniers jours, réaffirmé sa volonté de transparence dans son action, mais il se concentre aujourd’hui essentiellement sur la gestion des stocks existants et la recherche de sources d’approvisionnement à l’étranger, sans donner de vision sur l’avenir à moyen terme.
Un rapport de l’Académie nationale de pharmacie en mars 2013 et, beaucoup plus récemment, un rapport de la mission d’information sur les pénuries de médicaments et de vaccins [1], signé par les sénateurs Jean-Pierre Decool (Nord, groupe Les indépendants - République et territoires) et Yves Daudigny (Aisne, groupe socialiste et républicain) en octobre 2018 alertaient déjà sur « la vulnérabilité française et européenne aggravée par les mutations profondes de l’industrie du médicament ».
L’Académie de pharmacie soulignait que « 60 % à 80 % des matières actives à usage pharmaceutique sont fabriquées dans les pays tiers à l’Union européenne, principalement en Inde et en Asie, contre 20 % il y a trente ans. Cette perte quasi complète d’indépendance de l’Europe en sources d’approvisionnement en principes actifs se conjugue à l’éventuelle perte du savoir-faire industriel correspondant ». Le rapport de la mission sénatoriale proposait d’« instituer un programme public de production et distribution de quelques médicaments essentiels ».
Guerre commerciale
Des efforts considérables sont actuellement déployés par l’industrie pharmaceutique pour augmenter au maximum la production des médicaments dont la consommation a explosé du fait de la pandémie. Mais les industriels ont indiqué, dans un communiqué publié le jeudi 9 avril par l’agence d’information APMnews, que la relocalisation de la production était complexe : « Le transfert de production est un processus coûteux, long et qui nécessite des moyens humains et techniques conséquents. » Une véritable guerre commerciale conduit les gouvernements à rivaliser auprès des fournisseurs, que ce soit pour les médicaments, les dispositifs de protection (masques, surblouses…) ou pour d’autres matériels nécessaires à la prise en charge des patients dans les hôpitaux.
Face à cette situation, il nous paraît indispensable que les Etats européens unissent leurs forces pour peser dans cette guerre commerciale qui est anachronique dans le contexte de guerre mondiale de l’humanité contre le Covid-19. Par ailleurs, l’urgence que l’Europe retrouve une indépendance sanitaire en relocalisant toutes les étapes de la production des médicaments essentiels ne peut plus être contestée.
Nous ne pouvons plus dépendre à ce point de pays tiers, et notamment de la Chine et de l’Inde. Nous savons qu’une nouvelle vague épidémique est possible dans les prochains mois, et qu’elle ressurgira inéluctablement sous d’autres formes dans un futur plus lointain. Nous ne pouvons pas courir le risque de nous retrouver à nouveau dans une situation de pénurie à ce moment-là, il en va de notre responsabilité collective.
La santé est notre bien le plus précieux, nous avons mis aujourd’hui nos économies en berne pour elle et notre liberté entre parenthèses. Les Français et l’ensemble des citoyens européens ne comprendraient pas que l’Europe n’engage pas dès aujourd’hui une politique forte et volontariste pour assurer l’approvisionnement et qu’elle se contente d’un plan de gestion de la pénurie. Nous appelons le président de la République à agir avec ses homologues européens pour définir dès maintenant un plan d’action. Il n’y a plus de temps à perdre.
Collectif
Les signataires : Pr Jean-Louis Beaudeux, doyen de la faculté de pharmacie, université de Paris ; Pr Patrick Couvreur, président de l’Académie nationale de pharmacie ; Pr Patrice Diot, président de la Conférence nationale des doyens des facultés de médecine ; Dr Thierry Godeau, président de la Conférence nationale des présidents de commission médicale d’établissement (CME) des centres hospitaliers ; Pr Bernard Muller, président de la Conférence nationale des doyens des facultés de pharmacie ; Pr Marc Pallardy, doyen de la faculté de pharmacie, université Paris-Saclay ; Pr Catherine Paugam-Burtz, vice-présidente de la collégiale d’anesthésie-réanimation-médecine périopératoire d’Ile-de-France ; Pr François-René Pruvot, président de la Conférence nationale des présidents de commission médicale d’établissement (CME) des centres hospitaliers universitaires ; Pr Bruno Riou, président de la conférence des doyens de médecine d’Ile-de-France ; Pr Rémi Salomon, président de la commission médicale d’établissement (CME) de l’Assistance publique - Hôpitaux de Paris (AP-HP) ; Pr Marc Samama, président de la collégiale d’anesthésie-réanimation-médecine périopératoire d’Ile-de-France ; Pr Antoine Vieillard-Baron, président de la collégiale de médecine intensive réanimation d’Ile-de-France.