Le Brésil représente un cas singulier dans la gestion de cette crise planétaire. Alors que le pic de l’épidémie n’y est attendu que pour juin-juillet 2020, son président d’extrême droite Jair Bolsonaro continue à nier son existence, qualifiant le Covid-19 de « petite grippe ». S’en prenant régulièrement à l’Organisation mondiale de la santé et même à son propre ministre de la Santé (dont il s’est finalement débarrassé en pleine crise sanitaire), il se présente comme hostile à tout confinement.
Dans ce pays de 210 millions d’habitants, la crise est gérée par les puissants gouverneurs et les maires, dont beaucoup adoptent des mesures contraires aux recommandations du président. À cette tension entre pouvoir fédéral et régional s’ajoute une crise politique sans précédent depuis l’arrivée de Jair Bolsonaro au pouvoir. Sans majorité au Congrès, le président a pris l’habitude de participer aux manifestations qui prônent la suppression du Congrès et de la Cour Suprême, et donc en quelque sorte un retour à la dictature militaire. Les voix se multiplient pour demander sa démission.
• « Une petite crise »
C’est en pleine période de carnaval que le coronavirus fait son apparition au Brésil, et d’une manière plus générale en Amérique du Sud. Le premier cas est diagnostiqué le 25 février 2020, il s’agit d’un homme de 61 ans de retour d’un séjour en Italie. Trois jours plus tard, le ministère de la Santé lance une campagne d’information à la télévision, à la radio et sur les réseaux sociaux, demandant à la population d’appliquer les bonnes pratiques –comme par exemple se laver les mains ou ne pas échanger d’objets personnels.
Le 10 mars, alors que le pays recense officiellement des dizaines de cas, dont pour la première fois des cas qui n’ont pas été importés de l’étranger, Jair Bolsonaro nie le fait que le coronavirus puisse tuer. Selon le président d’extrême droite, les médias exagèrent le danger : « Nous traversons une petite crise ». Un jour plus tard, le 11 mars, l’Organisation mondiale de la santé déclare le coronavirus « pandémie ». Réaction du président : « Non, je n’y crois pas…. » Face au déni du pouvoir fédéral, les gouverneurs décident alors d’agir et de prendre leurs propres mesures, même sans l’appui du président.
• Jair Bolsonaro atteint du coronavirus ?
Premier rebondissement dans la gestion politique de la crise : le 12 mars, on apprend qu’un membre de l’entourage de Jair Bolsonaro, qui avait rencontré quelques jours plus tôt le président américain Donald Trump à Miami, est testé positif au Covid-19. Le coronavirus atteint le sommet de l’État. Le président se prête à son tour à un test de dépistage, dont les résultats sont négatifs. C’est du moins ce qu’il déclare officiellement, alors que certains médias affirment le contraire. Jusqu’à ce jour (11 mai 2020), Jair Bolsonaro n’a jamais rendu public les résultats de ses tests. La santé du président devient l’objet d’un bras de fer juridique : le journal O Estado de Sao Paulo demande d’avoir accès aux résultats des tests. La justice de Sao Paulo lui donne raison, mais l’avocat général de l’Union (qui représente le gouvernement) fait appel. Il estime qu’il n’y a pas d’obligation légale de fournir les résultats du test. Le 6 mai, une cour d’appel demande à Jair Bolsonaro de publier officiellement les résultats de son examen. L’injonction du juge fédéral tombe au moment où on apprend que le porte-parole du gouvernement, l’ancien général Otavio Rêgo Barros, est lui aussi atteint du Covid-19.
• Tout le monde n’est pas égal face au coronavirus
Lorsque Cleonice Gonçalves fait les gros titres de la presse, elle est déjà morte. Cette employée de maison, une Afro-Brésilienne de 63 ans souffrant d’hypertension, décède le 17 mars. C’est la première personne à mourir du coronavirus à Rio de Janeiro, la cinquième au Brésil, et son cas est emblématique des inégalités sociales que la pandémie ne cesse de creuser. Cette gouvernante a été contaminée par sa patronne, une riche « Carioca » qui n’avait pas jugé utile de la prévenir de son exposition au coronavirus durant un voyage. L’affaire déclenche une avalanche de messages sur les réseaux sociaux et renforcent la perception, très répandue en Amérique Latine, que le Covid-19 a été importé par les riches mais que ce sont les pauvres qui vont en mourir.
Quelques jours plus tard, un premier cas est détecté dans la favela Cidade de Deus, Cité de Dieu. Les ONG sonnent l’alerte, car près d’un quart des habitants de Rio (plus d’un million de personnes) habitent dans les bidonvilles, dans des conditions sanitaires précaires. Des craintes justifiées, car la population noire sera touchée de plein fouet par la pandémie. Selon les données officielles révélées par la presse le 6 mai, à Sao Paulo, l’épicentre de l’épidémie, le risque de mourir du Covid-19 est 62% plus élevé pour les afro-descendants que pour les blancs. Majoritaires dans cet État, ils souffrent de conditions de vie plus précaires : faible accès aux soins, emplois très exposés, logements de fortune où il est impossible de respecter les mesures sanitaires de base.
• La bataille autour du confinement
Le 24 mars, le confinement débute dans la mégapole Sao Paulo, qui compte alors 15 morts. La quarantaine d’abord décrété pour deux semaines est toutefois moins drastique que celle mise en place dans la plupart des pays d’Europe ou en Argentine. Les commerces et tous les services non-essentiels ferment mais la circulation reste permise. Les autorités locales recommandent toutefois aux gens de rester chez eux. Comme le président français Emmanuel Macron, le gouverneur Joao Doria adopte un ton musclé en déclarant : « Ce ne sont pas des vacances, nous sommes en guerre ». Le gouverneur de l’État de Rio de Janeiro Wilson Witzel, un proche de Jair Bolsonaro, prend des mesures similaires.
La réaction du président ne se fait pas attendre, elle intervient le jour même du début du confinement dans ces villes. Et elle est cinglante. « Les autorités de certains États et municipalités doivent renoncer au concept de la terre brûlée : l’interdiction des transports, la fermeture des commerces et le confinement massif », affirme Jair Bolsonaro, qualifiant alors le coronavirus de « petite grippe ».
Ces propos sont accueillis par des concerts de casseroles un peu partout dans le pays (ce qui se reproduira par la suite à chaque allocution présidentielle). Des acteurs politiques et des responsables de santé dénoncent un comportement irresponsable. Des personnalités du showbiz se mobilisent sur les réseaux sociaux pour demander aux gens de rester à la maison, « fique en casa » devient alors l’un des hashtags les plus partagés.
C’est la justice qui se charge finalement de faire respecter les consignes de confinement. Le 27 mars 2020, le juge Marcio Santoro Roch annule un décret du président Jair Bolsonaro, publié la veille, qui excluait les églises, les temples religieux et les bureaux de loterie des mesures de quarantaine imposées dans certains États.
La bataille autour des mesures sanitaires se poursuit sur les réseaux sociaux. Tour à tour Twitter, Facebook et Instagram suppriment des tweets de Jair Bolsonaro dans lesquels il remet en cause le confinement. Selon Twitter, il a « enfreint les règles » de ce réseau social. Le président brésilien avait publié trois vidéos sur son compte qui le montraient en ballade dans les rues de la capitale Brasilia, discutant avec des gens. Une attitude en totale contradiction avec les consignes données par son propre gouvernement pour éviter la propagation du Covid-19.
L’opposition, qui a du mal à se faire entendre depuis le début de la crise, hausse le ton. Dans un manifeste, les principales personnalités de la gauche brésilienne demandent la démission du président d’extrême droite, dont le comportement est jugé « irresponsable ». Le 31 mars Jair Bolsonaro change un peu de ton (sans doute sur les conseils des militaires qui l’entourent) : il admet que Covid-19 constitue « le plus grand défi » posé à sa génération, mais précise que la lutte contre la pandémie ne doit pas nuire à l’économie.
• Les cris d’alarme
Le 1er avril, le pays recense un premier cas de coronavirus dans une communauté amérindienne, une jeune femme de 20 ans qui vit près de la frontière avec la Colombie. Dans les villages autochtones c’est la panique. Les quelques 900 000 Amérindiens sont considérés comme le groupe le plus vulnérable face au Covid-19. « Si jamais une communauté est touchée par le virus, elle pourrait tout simplement être exterminée », affirme un dirigeant Guarani au journal Estado de Minas. C’est pour sensibiliser l’opinion internationale au sort des peuples indigènes du Brésil et faire pression sur le président Jair Bolsonaro que le photographe Sebastiao Salgado lance le 3 mai une pétition en ligne signée par des stars comme Brad Pitt, Madonna ou Meryl Streep. « Les Amérindiens risquent d’être décimés par le Covid-19 si des mesures urgentes ne sont pas prises pour les protéger », explique dans une vidéo l’artiste brésilienrésidant à Paris [1].
C’est dans ce contexte que tombe le 17 avril une décision historique de la justice destinée à protéger les Amérindiens (et pas seulement du coronavirus). Un juge interdit à un groupe de missionnaires évangéliques de s’approcher des peuples autochtones d’Amazonie.
La presse brésilienne publie d’autres témoignages poignants comme celui d’un fils qui a assisté à la mort de son père, le premier décès lié au coronavirus dans l’État de l’Alagoas (dans le nord-est du pays). « Mon père est mort parce qu’il est pauvre » : le fils raconte son parcours du combattant pour trouver une place dans une salle de réanimation. Quatre jours d’efforts, sans succès et donc sans que son père ne puisse au final recevoir les soins adéquats. « S’il avait pu aller dans un hôpital équipé pour les soins intensifs, mon père ne serait pas mort », raconte l’homme, qui préfère rester anonyme.
Encore plus emblématique, le cas du musicien et poète Aldir Blanc, considéré comme le plus célèbre parolier de la musique populaire brésilienne. Cette ancienne voix de l’opposition à la dictature, auteur de quelques-unes des chansons les plus populaires du pays, n’a été admise en soin intensif qu’après une mobilisation nationale de ses amis artistes. Le 4 mai, il décède du Covid-19 dans un hôpital de Rio de Janeiro.
Début avril, les ONGs brésiliennes tirent aussi la sonnette d’alarme pour les favelas. La prévention sanitaire reste compliquée dans ces quartiers pauvres et surpeuplés, comme montre le reportage de notre correspondante à Rio de Janeiro, Sarah Cozzolino.
Mais c’est un autre cri d’alarme venant du Brésil qui finira par résonner dans le monde entier, grâce à la presse internationale. Le 19 avril, le maire de Manaus dénonce dans une interview à la Folha de Sao Paulo une situation catastrophique. La capitale de l’Amazonie vit des scènes digne d’un film d’horreur, raconte-t-il. Le nombre élevé de décès a obligé les autorités à enterrer les victimes dans des fosses communes. Les photos aériennes montrant l’arrivée des cercueils font le tour du monde. Arthur Vigilio Neto finit par lancer un appel à l’aide à la communauté internationale, il s’explique dans une interview accordée à RFI, avec notre correspondant à Sao Paulo, Martin Bernard.
• De la crise sanitaire à la crise politique
Le 16 avril, le coronavirus fait sa première victime politique. Le populaire ministre de la Santé, Luiz Henrique Mandetta, déclare avoir été limogé par Jair Bolsonaro. Il était en total désaccord avec le président sur la façon de lutter contre le coronavirus. Contrairement au chef d’État, le ministre, ancien médecin, a toujours préconisé le confinement pour tenter d’endiguer l’épidémie. D’après le Correio Braziliense, la rencontre durant laquelle Jair Bolsonaro a licencié Luiz Henrique Mandetta a été tendue. Le ministre aurait dit au président qu’il serait tenu pour responsable de tous les morts liés au coronavirus s’il relâchaient les mesures de confinement. Ce à quoi le président aurait répondu : pas moi, les gouverneurs.
Mais c’est la démission d’un autre ministre qui ébranle le gouvernement. Le 24 avril, coup de tonnerre à Brasilia : le ministre la Justice Sergio Moro, l’ancien juge en charge de l’enquête anti-corruption Lava Jato, démissionne. Très populaire au Brésil, celui qui a mis l’ex-président Lula en prison accuse Jair Bolsonaro d’ingérences politiques. Le président lui aurait demandé de changer le directeur général de la police fédérale (qui est sous la tutelle du ministère de la Justice) pour placer un proche de sa famille. L’objectif, selon Sergio Moro, était de mettre la main sur les enquêtes en cours et surtout celles qui visent l’entourage du président, notamment deux de ses fils pour détournement de fonds et corruption. Des accusations graves qui ont des conséquences judiciaires : trois jours après la démission de Sergio Moro, un juge de la Cour Suprême autorise l’ouverture d’une enquête sur les accusations de l’ancien ministre.
• La tentation autoritaire
C’est presque devenu une habitude : à plusieurs reprises, le président Jair Bolsonaro se joint aux manifestants qui, faisant fi des règles de confinement, se réunissent à Brasilia pour demander la fin du confinement et une intervention militaire. Le premier de ces rassemblements a lieu le 19 avril. Massés devant le quartier général de l’armée, les participants réclament l’application de l’AI-5, un décret qui a imposé en 1968 la fermeture du Congrès et supprimé de nombreux droits constitutionnels. L’image de Jair Bolsonaro, debout sur un pick-up, fait le tour des réseaux sociaux. On y voit le président sans masque tousser dans sa main, en direction de ses sympathisants.
La participation du président à ce rassemblement des nostalgiques de la dictature suscite un tollé général. Les gouverneurs et les dirigeants du Congrès demandent le respect de la démocratie. Selon un sondage d’Atlas politico, 54% des Brésiliens soutiennent une destitution de Jair Bolsonaro. Mais d’après le président de la Chambre des députés, Rodrigo Maia, pris pour cible par les sympathisants du président, une telle procédure n’est pas à l’ordre du jour. Selon certains journalistes, l’attitude et les propos de Jair Bolsonaro mettent même les militaires mal à l’aise.
• Malgré l’opposition du président, le pays reste en quarantaine
Alors que la pandémie se propage à grande vitesse, le président continue de défrayer la chronique avec des propos de plus en plus hallucinants. Lorsque le 28 avril le pays franchit les 5 000 décès, il déclare en haussant les épaules : « Et alors ? Que voulez-vous que je fasse ? Je regrette, je suis un messie, (allusion à son deuxième prénom Messias, ) mais je ne fais pas de miracles ». Ces propos suscitent la consternation même parmi certains de ses alliés politiques. La Folha de Sao Paulo, s’appuyant sur une étude de l’Imperial College de Londres, rapporte que le Brésil a le taux d’infection le plus élevé au monde. Mais le président continue de minimiser l’impact du Covid-19. Le 5 mai, il explique à la presse que le « pire de la crise du coronavirus » est passé. Quelques instants plus tard, le gouvernement annonce le décès de 600 personnes en 24 heures, un nouveau record. Ce qui porte à presque 8 000 le nombre de personnes mortes du coronavirus. Une pandémie qui pourrait détruire l’économie brésilienne, provoquant des pénuries alimentaires et même une « désintégration » sociale, avertit le 7 mai l’ultra-libéral ministre de l’Économie Paulo Guedes.
Le 9 mai, le Brésil franchit le cap symbolique des 10 000 morts. Les autorités comptent officiellement 155 939 cas, mais ce chiffre est, selon les experts, très loin de la réalité : il pourrait être 15 à 20 fois plus élevé car de fait très peu de tests sont réalisés (seulement pour les personnes présentant des symptômes graves). La Cour suprême décrète un deuil de trois jours en hommage aux victimes du Covid-19. Alors que le pays se trouve seulement au début d’une « grande vague d’infections » selon un épidémiologiste, le président Jair Bolsonaro, défiant une nouvelle fois les consignes de confinement, se fait filmer en pleine séance de jet-ski sur un lac près de Brasilia. Auparavant il avait annoncé qu’il organisait un barbecue pour trois mille personnes dans sa résidence présidentielle, mais devant le tollé il renonce finalement à cette idée.
D’autres encore bravent ouvertement le confinement, comme ces centaines de militants d’extrême droite qui, sous le nom de « Les 300 du Brésil », monte un camp d’entraînement devant le Parlement à Brasilia. Leur objectif : apprendre des tactiques pour entre autres « exterminer » la gauche, selon le journal O Globo.
Ce lundi 11 mai, la quarantaine à Sao Paulo, poumon économique du pays et épicentre de la pandémie (un tiers des décès liés au Covid-19 dans le pays), devait être levée. Mais face à la progression du coronavirus, le gouverneur de l’État Joao Doria a décidé de prolonger les mesures de confinement pour les 46 millions d’habitants. D’autres grandes villes comme Fortaleza dans le nord-est ont opté pour un confinement encore plus strict, réduisant drastiquement la circulation des personnes. Dans l’État de Rio de Janeiro, le port du masque dans les transports publics est obligatoire depuis le 8 mai.
Il est difficile de dire comment se passeront les prochaines semaines et les prochains mois sur les plans sanitaire et politique. Le pic de la pandémie est attendu pour juin ou juillet prochain. Et c’est un pays profondément divisé qui fait face à cette crise. Une partie de l’élite, à l’instar de Jair Bolsonaro, continue de nier la gravité de la pandémie. « Faisant partie de la classe supérieure, ils se croient intouchables », explique le psychanalyste Christian Duncker dans le journal El Pais : « Ces gens-là refusent de regarder la réalité en face. Pour eux, l’impératif est de relancer l’économie, estimant que de toute façon ils ne feront pas partie des victimes ».
Mais le président peut aussi compter sur le soutien des plus pauvres qui lui restent fidèles (et qui soutiennent aussi la réouverture économique car ils dépendent souvent du commerce informel). D’où ce chiffre qui peut paraître étonnant : selon un sondage Datafolha du 28 avril, 33% des personnes interrogées ont une bonne ou très bonne opinion du président Jair Bolsonaro.
Achim Lippold