Il était stagiaire en Côte d’Ivoire, quand la crise économique a frappé en 2013. Son entreprise a dû licencier une partie de ses effectifs et il a perdu son emploi. Un intermédiaire lui a alors fait miroiter « un boulot » en Tunisie. « J’ai donné 1.000 euros pour venir ici », regrette-t-il. Sur place, Jérémie comprend qu’il a été piégé et que le travail auquel on le destine n’a pas grand-chose à voir avec ses compétences. Il sera « simple ouvrier agricole ». « Je devais nourrir 280 vaches avec un autre Ivoirien, m’occuper de l’entretien de la ferme. De 6 heures du matin à 22 heures », explique-t-il. Il vit alors dans un petit studio sur l’exploitation. « On dormait sur des couvertures à même le sol. » Et puis, au bout de quatre mois, c’est la délivrance : « J’ai pris ma valise et j’ai dit au patron de me rendre mon passeport. Je me suis barré. » Il lui proposait de rester pour 400 dinars par mois (soit 128 euros ou 138 dollars américains), mais pour Jérémie « ça ne vaut rien » et il décide de partir à la découverte de la ville.
« Je n’avais pas d’argent, j’ai cherché un quartier où il y avait des Noirs. Je suis arrivé à la Poudrière [quartier industriel du centre-ville, ndlr], j’ai pu trouver du travail dans la maçonnerie. »
Si les conditions sont meilleures, elles n’en restent pas moins difficiles. « Ils nous donnent à faire tout ce qui est physique, ils se disent que nous les ‘blacks’ on a plus de force. » Et puis les Tunisiens sont mieux payés, reçoivent 35 dinars (11 euros ou 12 dollars) quand Jérémie et ses compatriotes doivent se contenter de 20 dinars par jour (5 euros). Il enchaîne les heures et accumule la fatigue.
Comme lui, les migrants d’Afrique subsaharienne sont nombreux à avoir connu ce genre d’exploitation qui, dans certains cas, confine à l’esclavage moderne. C’est le lot de presque tous ces travailleurs à Sfax, ville-usine située à 300 kilomètres au sud de Tunis. Cœur économique du pays, Sfax accueille depuis quelques années une population de plus en plus importante de Subsahariens, employés dans l’industrie et l’agriculture. C’est toute la Tunisie qui connaît en fait depuis la révolution de 2011 de nouveaux flux « Sud-Sud ». Le défi est immense pour cette terre qui, traditionnellement, exporte sa main d’œuvre. À en croire le sociologue Mustapha Nasraoui, « [La Tunisie] n’a jamais été préparée à une immigration de travail ». Les derniers arrivants s’intègrent comme ils peuvent au marché de l’emploi, sombrant dans « l’informel de l’informel ». À Sfax, les migrants sont les nouveaux forçats de l’économie tunisienne.
Travail forcé
Ils sont pour la plupart Ivoiriens. C’est d’ailleurs ce que montrent les chiffres de l’association Terre d’Asile-Tunisie, consultés par Equal Times, qui dispose de deux Maisons du Droit et des Migrations. L’une à Tunis, l’autre à Sfax. Conçues comme des lieux d’écoute, d’information et d’aide aux personnes en problématique de séjour en Tunisie. Trois-quarts des bénéficiaires (77 %) sont originaires de Côte d’Ivoire, car ils n’ont pas besoin de visa pour venir, et surtout, des réseaux de traites d’êtres humains se sont mis en place entre les deux pays. « À Abidjan, c’est très bien organisé. C’est comme s’il y avait des agences de recrutement sur place », décrit Joachim* qui milite pour les droits des migrants, à Sfax depuis des années.
Il connaît tous les rouages des filières de recrutement par lesquelles la majorité des travailleurs ivoiriens est arrivée en Tunisie. Il faut verser une « commission » à l’intermédiaire au pays, qui a trouvé le « job » et acheté le billet d’avion. « Pendant qu’un recruteur, auprès du patron en Tunisie, prend de l’argent pour le billet et la commission. En fait, ils touchent doublement. C’est un vrai business. » Le migrant arrive à l’aéroport et on l’emmène directement là où il va prendre son poste. Son passeport est confisqué.
« Le travailleur se dit ”bah je viens d’arriver, c’est peut-être la personne qui va me sécuriser”, or le passeport est pris comme gage parce que, selon le marché conclu entre le passeur et le patron, le travailleur ne sera pas payé pendant plusieurs mois pour rembourser la somme versée par le patron pour son recrutement. Mais il ne sait pas tout ça au départ ». Cette période dite du « contrat » est marquée par l’exploitation la plus dure, explique Falikou*, président d’une association qui aide les Ivoiriens actifs de Sfax. Il la compare à du « travail forcé », « c’est comme la prison ». Les conditions de vie sont « extrêmes ». Dans les champs d’oliviers ou dans les fermes, les ouvriers dorment sur place dans de petites constructions à peine aménagée où l’on stocke d’habitude le matériel. « L’hiver, il fait très froid. Les logements sont exposés aux vents. Il n’y a pas de chauffage, il n’y a rien. Même pas l’eau chaude pour se laver. »
Falikou sillonne la ville toute la semaine, sans horaire et sans jour de repos, pour régler « les problèmes » de la communauté. Son téléphone n’arrête pas de sonner. Il s’improvise parfois médiateur pour apaiser les conflits entre migrants ou pour négocier le versement des salaires. Les mauvais payeurs sont nombreux. La procédure légale est longue et fastidieuse, « nous, on contacte directement le patron et s’il ne veut pas céder, on va voir la police ». Il aurait obtenu des résultats, une demi-douzaine de fois.
Dans les ateliers et les exploitations agricoles de Sfax, les migrants sont employés illégalement. Mais comment pourrait-il en être autrement ? La loi tunisienne est stricte. « Les possibilités de régularisations sont très minces », peste-t-on à l’Association pour le leadership et le développement en Afrique (Alda).
« Rien n’interdit le travail des étrangers en Tunisie, cependant, on va faire jouer ce qu’on appelle le principe de la préférence nationale. Si vous voulez donner un emploi à un étranger, il faudra prouver que la compétence n’existe pas sur le plan local. Et c’est très difficile de dire qu’on n’a pas d’ouvrier agricole en Tunisie… »
Le travailleur venu d’Afrique subsaharienne n’a presque aucune chance d’obtenir un jour un contrat et une carte de séjour. D’après le sociologue Vincent Geisser, « le droit du travail tunisien constitue une machine à fabriquer de l’irrégularité ». Face à ce constat, l’Organisation internationale du travail (OIT) demande à la Tunisie de réviser son cadre juridique et rappelle que le pays n’a toujours pas ratifié plusieurs conventions internationales sur la protection des droits des travailleurs migrants.
Certains acteurs économiques semblent pourtant avoir pris conscience du problème. Cela peut paraître contre-intuitif, mais la Tunisie, pays en développement, avec son taux de chômage élevé (près de 15 % au quatrième trimestre 2019), a besoin de main d’œuvre étrangère. « On considère que l’immigration est un plus pour notre économie », proclame Hamadi Mesrati, secrétaire général adjoint de l’antenne sfaxienne de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT). Depuis 2019, il dirige aussi un espace réservé aux migrants où il les reçoit, les sensibilise à leurs droits et tente de les aider.
La centrale syndicale a créé quatre points de contact comme celui-ci en 2019, notamment à Tunis, Sousse et Médenine. L’UGTT doit bientôt lancer une structure syndicale dédiée à la défense des travailleurs étrangers. Une étude du Centre Tunisien de Veille et d’Intelligence économique chiffrait précisément en 2012 les besoins en main d’œuvre de l’économie et les secteurs concernés : l’agriculture, l’industrie, le bâtiment et les travaux publics ainsi que le tourisme. Il y avait alors 120.000 postes à pourvoir dans les entreprises tunisiennes, hors agriculture et administration.
Dans le même registre, l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) prépare actuellement une étude « pour montrer notamment les bénéfices que l’économie tunisienne pourrait tirer de l’inclusion dans le secteur formel des migrants déjà présents sur le territoire national, mais qui évoluent aujourd’hui dans l’informel », précise Paola Pace, chargée d’affaires de l’OIM en Tunisie. La publication du rapport est attendue en juin.
L’Alda reconnaît la nécessité de parler « de chiffres » pour convaincre la société tunisienne, mais appelle à ne pas faire de distinction entre les migrants qui seraient utiles et ceux qui ne rapporteraient rien. Il ne faut pas selon lui négliger la dimension humanitaire. Clandestins, sans protection juridique ni sociale, constamment sous la menace d’être dénoncés à la police et expulsés, les migrants sont à la merci de leur patron.
Accidents du travail
Emmanuel* montre sa main de Yakuza privée d’une phalange. Une partie de son doigt a été emportée par une machine qui sert normalement à débiter les tubes en métal. Il en veut à son patron de l’avoir abandonné à son sort durant ses deux mois de convalescence, mais aujourd’hui il a repris le chemin de l’atelier où sont employées plus de 50 personnes, « presque que des Noirs ». « J’étais obligé », soupire-t-il. Le chef d’entreprise a payé l’opération qui a permis la reconstruction de son doigt sectionné, mais il n’a pas versé un dinar de plus. Emmanuel a dû subvenir seul à ses besoins. « Il m’a dit que les soins avaient coûté le double de mon salaire. »
Des histoires comme celle d’Emmanuel, il y en a beaucoup. Un jeune homme a perdu trois doigts. Un autre a eu plus de chance, il ne lui en manque qu’un seul. Un ouvrier risque, lui, de rester handicapé après une fracture au pied mal soignée. « Quand on emploie quelqu’un dans une usine et que cette personne doit utiliser une machine pour laquelle elle n’a pas été formée, il y a beaucoup de risques, il y a beaucoup d’accidents du travail », estime Falikou.
« Mais malheureusement, ces gens, qui sont embauchés au noir, n’ont pas d’assurance. Quand il y a un accident, le patron emmène l’employé à l’hôpital pour les soins. Mais quand c’est grave, il va se désengager, il va l’abandonner, parce qu’il sait qu’après ça va être un problème pour lui. C’est fréquent. »
Aucun chiffre, aucun recensement, mais à Sfax tout le monde connaît au moins quelqu’un qui a été blessé. L’histoire de ces victimes de l’exploitation économique se raconte souvent par bribes, sans détails. Les âges, les noms ont été oubliés. Et il en va de même pour les morts, car il y en a eu à Sfax. Deux au moins depuis 2018, selon une source au sein de Terre d’Asile Tunisie, mais même pour ça, personne ne tient de décompte précis.
Falikou n’est président de son association que depuis quelques mois et il est déjà lassé. « Ce problème doit être résolu à la base. C’est un véritable sujet tabou. Tant que le travail des étrangers ne sera pas légal, l’exploitation va continuer. C’est là que réside le problème. […] C’est très difficile pour les autorités tunisiennes. Elles nous le font comprendre. Il y a un taux de chômage élevé et autoriser le travail des étrangers pourrait être mal vu, entraîner des révoltes, des manifestations… » Le cadre réglementaire n’a presque pas évolué depuis plus de 30 ans. « Il faut que l’État bouge. Il faut reformuler les textes », assène Hamdi Ben Nasser, membre de Terre d’Asile Tunisie.
Jérémie, lui, cherche des solutions alternatives. Il a décidé de devenir son propre patron, « pour arrêter d’être exploité, de travailler pour quelqu’un qui va te donner des miettes et ne pas prendre en compte tes compétences, pour enfin être autonome ». Il a monté son entreprise pour faire du conseil en agriculture, mais il n’en a pas fini avec les difficultés. « Je ne peux pas ouvrir de compte en banque, il y a tellement de blocages, c’est très compliqué pour les étrangers. » Aujourd’hui encore, il attend sa carte de résident.
*tous les prénoms ont été modifiés
Matthias Raynal
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