Quelle est la situation sanitaire du pays aujourd’hui ?
Avec plus de 25 000 décès dus au Covid19, l’Italie est l’un des pays les plus touchés au monde par la contagion, en particulier la Lombardie qui est l’une des régions les plus industrialisées, polluées et densément peuplées d’Europe : 14 000 personnes y sont mortes, plus de la moitié que dans le reste du pays.
Il est toutefois important de savoir que les données officielles sous-estiment le phénomène. On considère que les chiffres réels sont plus du double des officiels, car ces derniers ne tiennent pas compte des nombreux décès survenus au domicile, sans avoir pu bénéficier du test du Covid, ou dans les maisons de retraite. Dans celles-ci, une véritable hécatombe a eu lieu, en raison de la décision irresponsable de la Région de Lombardie d’y transférer les patient.es guéri.es du Covid19 sans mesure d’isolement appropriée. C’est comme si on avait lancé une allumette allumée sur une botte de foin.
En particulier, dans la province la plus touchée, Bergame (où j’habite), on estime que plus de 5000 personnes sont décédées depuis fin février, sept fois plus qu’au cours de la même période en 2019. À tel point qu’à la mi-mars, des dizaines de cercueils ont été transportés sur des camions militaires à l’extérieur de la province parce que le cimetière de la ville n’était plus en mesure de les héberger. C’est seulement depuis hier, après environ un mois, que les familles de ces victimes ont su où le cercueil de leurs proches avait été amené.
Quelles dispositions ont été prises pour les travailleurs et travailleuses ?
La gestion de l’urgence Covid19 a laissé de côté la santé de celles et ceux qui travaillent, et par conséquent de l’ensemble de la communauté, pour satisfaire les intérêts des entreprises, qui n’ont pas voulu et ne veulent toujours pas, qu’on touche à leurs profits. Pendant des semaines, alors que le nombre de contagions explosait, la décision de fermer ou pas a été laissée aux entreprises. Dans les villes les plus touchées, ce choix a été criminel et a exposé les travailleuses et travailleurs au virus, les transformant ainsi en un véhicule de contagion pour les membres de leur famille.
L’unique mesure de protection aurait dû être, dès le départ, la fermeture des entreprises non essentielles, dont les usines, qui n’ont fermé que le 22 mars. Le rôle de Confindustria (« Medef ») a été déterminant dans ce choix. Début février, lorsque les premiers cas de contagion ont commencé à émerger en Italie, dans la province lombarde de Lodi, le gouvernement a immédiatement pris la décision de confiner pour 15 jours les municipalités où étaient apparus les premiers foyers de contagion établissant la première « zone rouge ». Avec des effets positifs, car en peu de temps l’infection a considérablement ralenti.
Dans le même temps, d’autres foyers de contagion tout aussi importants, étaient apparus dans la province voisine de Bergame, en particulier dans la zone au nord de la ville (l’une des deux vallées de Bergame, Val Seriana, l’un des centres industriels de la Lombardie). Mais la même procédure n’a pas été mise en place. Avec un lourd tribut de responsabilité, ni le gouvernement, ni la région, ni les maires des communes concernées n’ont procédé à la création d’une zone rouge. En l’absence de toute mesure restrictive, pendant plus d’une semaine, cette épidémie a continué de s’étendre, mettant en danger toute la province de Bergame et les provinces voisines. La principale raison qui a empêché la création immédiate de la zone rouge autour de Bergame a été la pression des intérêts économiques : même face à une urgence sanitaire, on devait continuer à faire des profits. Comme s’il avait été impensable pour un pays comme l’Italie de ne pas produire de boulons, de voitures ou de tuyaux en acier pendant quelques semaines !
Lorsque, entre le 8 et le 9 mars, le gouvernement a ordonné des mesures restrictives qui limiteraient la circulation des personnes pendant les deux prochaines semaines (d’abord seulement dans le Nord, le lendemain à travers le pays), les mêmes décrets ordonnaient toujours la possibilité de se déplacer pour aller travailler. Ainsi, alors que la population était informée de #jeresteàlamaison, des centaines de milliers de travailleurs et travailleuses ont continué à se rendre au travail, s’entassant dans les locaux des entreprises et dans les moyens de transport. Même à Bergame, épicentre de la contagion, nous avons continué à travailler comme si de rien n’était, malgré le fait qu’entre-temps le nombre de décès ait augmenté de façon spectaculaire, avec l’effondrement du système hospitalier et la saturation des unités de soins intensifs (violemment amputées par les politiques d’austérité au cours des dernières décennies).
Ce n’est que le 22 mars que le gouvernement a finalement ordonné la fermeture des activités non essentielles. Outre le retard dramatique (en particulier pour les régions du nord, qui étaient en pleine urgence depuis des semaines), le décret s’est révélé largement inefficace, laissant trop de latitude pour la définition de « l’activité essentielle » et, surtout, permettant à toute entreprise, par une simple auto-attestation, de continuer à produire même si son activité n’est pas indispensable. Malgré la prolongation des mesures restrictives par le gouvernement jusqu’au 3 mai, grâce à ce mécanisme, les entreprises ont continué à produire même après Pâques. Et maintenant, la perspective d’un redémarrage généralisé le 3 mai semble inévitable, malgré la situation sanitaire toujours critique.
Quelles sont les conséquences pour les travailleurs ? Pour la population la plus pauvre en général (chômeurs et chômeuses, sans-abri, secteur informel, etc.) ?
Les travailleurs et travailleuses paient un lourd tribut dans ce contexte Les mesures prises par le gouvernement italien depuis le début ont été très contradictoires et ont imposé un énorme fardeau à celles et ceux qui travaillent. Un énorme effort a été demandé dans des domaines clés, souvent sans les garanties de sécurité sanitaires minimales ; en particulier, celles et ceux qui travaillent dans les services essentiels au public, à commencer par la santé, les maisons de retraite mais aussi la distribution alimentaire (les supermarchés sont toujours ouverts le dimanche, même en Lombardie), les transports, les services d’assainissement et le nettoyage industriel, services publics, etc.
Là où le travail s’est vraiment arrêté (dans certains secteurs de manière globale : par exemple, le tourisme, la restauration, le secteur artistique, la culture et les loisirs, la distribution commerciale, etc.), une autre crise est arrivée : les revenus ont été versés tardivement et dans une mesure totalement insuffisante ; l’assurance-chômage ne couvre qu’une partie des salaires : pour un ouvrier moyen, juste un peu plus de la moitié. Beaucoup n’ont même pas droit aux indemnités- chômage, en particulier les travailleurs et travailleuses précaires : seule une prime globale unique de 600 euros a été allouée pour toute la période de non-travail (et à ce jour, personne ne l’a encore
perçue). Les salarié.es des petites entreprises sont couvert.es uniquement par le fonds dont le paiement est assuré directement par l’INPS (Sécurité sociale) et cela n’arrivera pas avant quelques mois. Sans oublier tous ceux et toutes celles, en particulier dans le sud, qui travaillaient « illégalement » et qui sont sans aucun revenu depuis deux mois.
Quelle est la résistance organisée par les mouvements sociaux et syndicaux ?
Dès que l’urgence a été déclarée début mars, les inquiétudes sur le lieu de travail ont commencé à croître. C’était une situation schizophrène : d’une part, un gouvernement vous bombardant de l’obligation de rester chez vous. Et d’un autre côté, le fait d’aller travailler tous les jours comme si rien n’était. À ce stade, les centrales syndicales ont fait une erreur, elles n’ont pas compris le ressenti des travailleurs et des travailleuses. Sur le plan national, ce n’est que le 22 mars que CGIL, CISL ont demandé la fermeture des entreprises : le jour même où le gouvernement a publié le décret et ce, malgré le fait qu’il ait été demandé, à juste titre, beaucoup plus tôt par les dirigeants syndicaux régionaux de la Lombardie. Alors que la colère et la peur grandissaient, ces centrales syndicales se sont plutôt focalisées sur un mot d’ordre irréaliste : celui de travailler en toute sécurité, en signant un protocole avec Confindustria le 14 mars, qui aidait plus les entreprises à rester ouvertes que les travailleurs et travailleuses à les faire fermer, et en même temps déchargeant la responsabilité des conditions de sécurité sur les délégué.es du personnel.
Dans de nombreux emplois, le respect des règles de sécurité sanitaire était tout simplement impossible. Il était également irréaliste de penser que des dispositifs de protection arriveraient, alors qu’ils faisaient défaut même aux personnels de santé ! En effet, en disposer aurait été tout aussi criminel : cela aurait signifié les retirer aux hôpitaux et aux activités essentielles. Et même s’il avait été possible d’appliquer les règles de sécurité dans les usines plus grandes et syndiquées (mais je ne le crois pas), cela n’était pas du tout les cas dans toutes ces PME et TPE sans présence syndicale donc sans contrôle.
Heureusement, cependant, dans de nombreuses grandes usines et dans certains secteurs des transports, les délégués syndicaux ont commencé à bouger sous la pression des travailleuses et des travailleurs. Au début, les mouvements de grève ont été spontanés, puis ont été couverts par le syndicat, du moins dans le secteur de la métallurgie. C’est à la mi-mars qu’entre colère et peur, une vague de grèves a éclatée à travers le pays. Même alors, CGIL, CISL et UIL n’ont pas eu le courage de déclarer la grève générale (qui bien sûr n’aurait pas concerné les secteurs engagés en première ligne dans les hôpitaux pour sauver des vies). Pourtant, avec la Confindustria lancée sans scrupule vers la réouverture du 4 mai, les trois confédérations ne peuvent présenter la menace d’une grève avec la même fermeté. Le risque pour les syndicats, aujourd’hui comme en mars, est de se limiter, à la table des négociations avec le gouvernement, à freiner la ligne imposée par la Confindustria, dictée par les entreprises. Et de laisser ainsi, les délégué.es dans les entreprises, dos au mur pour gérer le redémarrage, en l’absence d’un cadre clair de règles.
D’un autre côté, si les pressions de la Confindustria ne peuvent être freinées, le 4 mai, nous serons face au paradoxe que les écoles restent fermées parce que le danger sanitaire persiste, alors que les entreprises sont susceptibles d’être toutes ouvertes et, par conséquent, les transports en commun bondés. Mais si les écoles ne sont pas considérées comme sûres, comment les usines peuvent-elles l’être ? Et admettons que les usines soient vraiment sûres : alors pourquoi garder les écoles fermées ? Je ne pense pas que les écoles devraient rouvrir, le risque est encore trop élevé. Mais, en fait, c’est aussi vrai pour les entreprises. Au contraire, une grande partie de la classe politique est désespérée parce que les usines sont fermées, mais il semble qu’elle ne se soucie pas que les écoles le soient et que les enfants soient confinés depuis des semaines. Une société démocratique doit accorder la priorité à la santé de la population. Mais quelle est cette société qui est plus pressée de rouvrir les usines que les écoles ou les musées, les théâtres et les lieux culturels en général ?
La crise actuelle permet-elle de reproposer publiquement la question d’une rupture avec le capitalisme ; dans quelle perspective ? Avec quelles forces populaires ?
Je crains qu’on ne sorte de cette crise de la même façon que nous y sommes rentré.es. Ce seront toujours les classes populaires, les travailleurs et travailleuses qui paieront les effets de la crise économique. Car dès que les entreprises pourront licencier, elles le feront. Pour l’instant, il y a une interdiction des licenciements, même si nombre de travailleurs et travailleuses précaires ont déjà perdu leur emploi car leur contrat n’a pas été renouvelé. Je doute qu’après cette crise, les rapports de force changent et que s’ouvrira une nouvelle phase. Et je ne pense pas que les salaires augmenteront car on aurait finalement compris que les travailleurs et travailleuses étaient importants pour faire marcher le pays quoiqu’en dise la rhétorique de l’automatisation et des délocalisations. D’autant plus que si l’Europe nous impose le MES, nous sortirons de cette affaire avec la corde au cou des politiques d’austérité. Il est également difficile pour la classe politique de reconnaître les véritables effets de la pollution, car en effet c’est dans la vallée du Pô, qui est l’endroit le plus pollué et le plus industrialisé d’Italie, que s’est davantage développé le virus.
Il est vrai, cependant, que la tragédie a démontré que certaines des revendications de la gauche radicale ne peuvent plus être reportées et je pense que cela devrait devenir un terrain de lutte pour la construction d’un modèle de société différent. Demain, il sera plus facile d’affirmer qu’il est nécessaire de se battre et se mobiliser pour le budget de la santé et des services publics, que nous ne pouvons plus donner un sou au système de santé privée, que sans les travailleurs et travailleuses, le pays s’arrête, qu’il est temps d’en finir avec la précarité et les salaires de misère, qu’un tel niveau de pollution ne peut être toléré, que la vie vaut plus que le profit et surtout, que les patrons n’ont aucun scrupule à envoyer ceux et celles qui travaillent pour eux au massacre (ils n’hésiteront pas à licencier en masse lorsque cela les arrangera).
Ces concepts sont plus compréhensibles pour tous et toutes aujourd’hui. Mais ils ne se traduisent évidemment pas immédiatement en mobilisation. Peut-être, avant toute chose, après cette tragédie, nous devrions essayer d’accomplir le miracle de réunir la galaxie de la gauche radicale autour de ces quelques simples revendications.
Publié le 2 mai 2020
Eliana Como, membre de la FIOM/CGIL
animatrice de Riconquistiamo - Il sindacato è un’altra cosa (Italie)
La FIOM est la fédération de la métallurgie de la CGIL.
Riconquistiamo est un courant de gauche syndicale organisé dans la CGIL https://sindacatounaltracosa.org/