Il marchait seul. D’un pas lent, silencieux, méfiant. Les secrets de la vieille forêt du Maramures n’étaient pas pressés de se laisser découvrir et Liviu Pop, le garde forestier, le savait. Les règles habituelles de prudence, les mêmes depuis sept ans : couper le moteur, baisser le volume de la radio, éteindre la sonnerie du smartphone (on trouvera son 4x4 garé à une demi-heure de marche). Il avait grimpé le sentier à pied, progressant prudemment entre les branches de chêne pédonculé et de tilleul gisant au sol, enjambant avec un œil scrutateur les troncs déjà abattus, suivant les lamentations des tronçonneuses toujours plus proches, toujours plus assassines.
Liviu a continué encore un peu. Quelques centaines de mètres. A bifurqué dans un sentier. Est descendu dans une combe. Ils ont fini par le voir, et c’était fini pour lui. Il était entré dans la forêt debout, sans s’imaginer qu’il en sortirait les pieds devant. Ils ont tué Liviu : à coups de hache, en octobre. Ils avaient battu à mort un autre garde, Raducu Gorcioaia, le mois précédent. En trois ans, ils ont tué quatre gardes forestiers. Dix autres ont été menacés, suivis ou roués de coups, jusqu’à être envoyés à l’hôpital. En Transylvanie, les vampires sucent la sève des forêts et de nous tous. C’est la mafia du bois, celle qui cogne et ne pardonne pas.
“La mafia du bois a des alliés puissants et va où elle veut”
Liviu avait 30 ans, trois enfants, une paie de 300 euros. Il connaissait ses assassins et beaucoup savent qui ils sont mais, quand les équipes de télé de Bucarest montent dans les forêts primaires du Maramureș, où l’on vit et où l’on meurt du bois, les interviews se font généralement de dos, la voix cryptée. En échange de sa pension de réversion, la veuve de Liviu a fini par accepter le rapport surréaliste rédigé par les médecins du coin : on y lit que Liviu n’est pas mort de ses blessures au thorax, mais d’une hémorragie interne et d’une santé précaire.
À Rusu Bârgaului, le “village rouge”, qui aligne des masures misérables le long d’une grand-rue qui pointe vers l’Ukraine – 800 habitants, tous au chômage, et pas même un cabinet médical ou une épicerie –, il y a un prêtre orthodoxe qui, lors de la messe dominicale très suivie, accuse les gardes du parc et les policiers corrompus, les politiques aux ordres, ceux qui détournent le regard. “La mafia du bois a des alliés puissants et va où elle veut”, soupire le père Ioan Platon.
Les journalistes sont surveillés 24 h sur 24
“Ce sont des clans familiaux qui sont en cheville avec des députés de Bucarest, ils s’enrichissent chaque jour un peu plus pendant que les gens s’enfoncent dans la misère.” Au village rouge, il n’y a rien, les usines ont mis la clé sous la porte, et la terre n’est pas bonne à cultiver. Le bois, c’est l’unique ressource : au début du siècle dernier, les charpentiers du cru étaient célèbres pour leurs assemblages par emboîtement et leurs clochers en sapin de 60 mètres de haut qui tenaient sans un clou.
Et puis le communisme est arrivé, et le bois est devenu la chasse gardée de l’État, c’est-à-dire du parti et du maire. Aujourd’hui, les habitants de Rusu Bârgaului n’ont pas le droit de couper, de brûler ou de vendre ne serait-ce qu’une branche. Encore aujourd’hui, le bois n’appartient qu’aux décisionnaires. Il n’est qu’à parcourir la lisière de la forêt : ils ont fermé les accès avec des grilles et des cadenas et placé des types patibulaires, armés de Kalachnikov, qui éconduisent les curieux les jours de coupes illégales. Dès qu’un journaliste s’avise de venir fureter, comme ça a été notre cas, il doit payer 100 euros de permis au maire avant qu’un SUV noir ne lui file le train vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
Le trafic de bois, un des plus lucratifs
C’est dans les Carpates que se trouve la moitié des dernières grandes forêts vierges d’Europe, apparues après l’ère glaciaire. Elles abritent des ours, des loups, des lynx, des chats sauvages, qui n’ont jamais vu d’humain. Mais aussi des mélèzes de 80 mètres de haut et des hêtraies si denses qu’elles n’ont jamais fait d’ombre ni à une route ni à une machine quelconque. Depuis le début des années 1990, des gangs qui rasent trois hectares à l’heure s’y enrichissent, revendant illégalement les troncs à des scieries, des papeteries et des usines d’ameublement européennes ou japonaises.
D’après les Nations unies, après les trafics de drogue, d’armes, d’êtres humains et d’ivoire, celui du bois est le plus lucratif du crime international : 100 milliards de dollars par an, entre 20 % et 30 % du marché mondial du bois. Mais si on en sait long sur l’exploitation illégale dans les Tropiques ou en Amazonie, le silence règne sur ce qui se passe aux confins de l’Europe et sur les conséquences économiques et environnementales des agissements des clans mafieux de l’Est.
Ils soustraient aux contrôles et aux taxes au bas mot 5 milliards d’euros ; faussent le marché de l’aggloméré et des bois précieux, cassant les prix et portant ainsi préjudice aux producteurs honnêtes. Ils déboisent à tour de bras, au point de faire grimper le taux de CO2 dans l’air et d’aggraver le dérèglement climatique. Dans les villages des environs de [la ville de] Slanic-Moldova, les conséquences de la déforestation sont visibles chaque hiver : des coulées de boue, incontrôlables, qui emportent tout sur leur passage. Dans un pays gouverné par une classe politique parmi les plus corrompues d’Europe, la mafia du bois n’est pas une priorité : quand Interpol a voulu utiliser des drones et des traceurs GPS pour mettre en échec les voleurs de bois, un ministre a répondu que c’était compliqué, qu’on manquait de moyens financiers, qu’on ne savait pas exactement où sévissaient ces gangs.
“La table sur laquelle vous mangez a sans doute été fabriquée avec ce bois illégal”
Il y a des complicités. Graves. Le trafic de bois sévit depuis toujours le long de la frontière ukrainienne : c’est la porte d’entrée du bois qui, soupçonnent les défenseurs de l’environnement, arrive de zones peu contrôlées, voire contaminées (notamment la région de Tchernobyl), pour être ensuite vendu dans toute l’Europe comme du bois roumain. Un business juteux. Une exploitation intensive qui dure depuis trente ans et qui a transformé la région du Maramures en mine de bois clandestine.
Dans les forêts du Maramures, les tronçonneuses rugissent toujours. “Vous ne vous en rendez pas compte, glisse le père Loan, mais la chaise sur laquelle vous êtes assis, la table sur laquelle vous mangez, le lit dans lequel vous dormez ont sans doute été fabriqués avec ce bois illégal.” Ils ont tué Liviu, Liviu est vivant : mais uniquement dans le souvenir de ceux qui savent.
Francesco Battistini
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