« 08/06/2017, 22:45 – Tracey Allen : They are cheering and we are silent and grey faced. Opposite to what had been working towards for the last couple of years !! »
Le lendemain :
« We will have to suck this up. The people have spoken. Bastards. »
« Ils [l’équipe de Corbyn] poussent des cris de joie, et nous, pas un mot, la mine grise. Tout le contraire de ce à quoi je travaille depuis deux ans » ; « Il va falloir prendre notre mal en patience : le peuple a parlé. Connards ». [1]
Nouvelle direction : nouvelle direction ?
Le 4 avril dernier, les adhérent.es du parti travailliste ont élu une nouvelle direction en accordant une forte majorité à Keir Starmer (56,2%). Ses deux concurrentes, Rebecca Long-Bailey et Lisa Nandy, recueillirent respectivement 27,6 % et 16,2 % des suffrages. La victoire de Starmer et la défaite de Long-Bailey invite une première interprétation plausible selon laquelle, le moment Corbyn pourrait être arrivé à son terme.
Au sein du gouvernement fantôme de Jeremy Corbyn, K. Starmer était chargé des questions liées au Brexit. C’est dans ce rôle que sur cette question politique clé depuis 2016, que Starmer, dès le congrès travailliste de septembre 2019, avait activement défendu (avec d’autres) non seulement l’option d’un nouveau « vote populaire » sur l’adhésion à l’UE, mais qu’il s’était aussi prononcé en faveur d’une campagne pro-UE en cas d’arrivée des travaillistes au pouvoir. En cela, Starmer était probablement la meilleure incarnation de la rupture de l’engagement à honorer le résultat du référendum pris dans le programme travailliste pour les élections anticipées de juin 2017.
Ainsi, en dépit de la soixantaine de sièges perdus dans les anciennes circonscriptions ouvrières (massivement désindustrialisées) pro-’Leave’ du nord de l’Angleterre, et avec lesquelles le Labour est censé reconstruire des liens profondément érodés depuis plus de vingt ans, le parti a choisi le candidat le plus distinctement londonien [2] et pro-UE de la compétition.
Rebecca Long-Bailey, élue d’une circonscription de la région du Grand Manchester, fut généralement perçue comme la représentante de la gauche corbynienne dans cette élection. Membre du gouvernement fantôme de Corbyn, Long-Bailey était chargée des entreprises, de l’énergie et de la stratégie industrielle. Long-Bailey avait ainsi la responsabilité de la « révolution industrielle verte » - responsabilité emblématique s’il en fut - du gouvernement travailliste qui ne vit pas le jour.
L’élection du chef adjoint du parti tend, dans une certaine mesure, à confirmer cette interprétation. L’ancienne responsable de l’éducation du gouvernement fantôme précédent, Angela Rayner, est arrivée largement en tête (41,7%), devant d’autres candidates et candidats plus proches de Corbyn et en particulier d’Andy Burgon (chargé de la justice de l’ex-gouvernement fantôme).
En outre, on observe que dans sa nouvelle équipe gouvernementale d’opposition, Starmer s’est non seulement délesté de la plupart de figures représentatives de la gauche, mais a fait appel à diverses personnalités de la droite la plus confirmée. [3] Promues, il est vrai, à des rôles assez subalternes dans nombre de cas, elles pourraient néanmoins avoir vocation à relancer la logique de droitisation, au-delà des affichages d’un oecuménisme politique « rassembleur ». Sur un autre terrain, celui de la revendication d’indépendance Ecossaise, on peut douter du caractère « rassembleur » du choix Lisa Nandy au poste de ministre de affaires étrangères du cabinet fantôme : en référence à l’Ecosse, Nandy a récemment jugé qu’il serait bon de s’inspirer, par exemple, de l’action de l’État Espagnol en Catalogne [4] contre les « nationalismes étriqués et créateurs de discorde ». L’attrait du Labour en Ecosse risque d’être difficile à reconstruire, pour dire le moins, sur ce genre d’orientation, surtout quand la question nationale est devenue indissociable de l’aspiration à s’affranchir de la domination politique non seulement londonienne, mais aussi et surtout nationaliste anglaise, austéritaire et globalement tory depuis 2010.
Reste enfin une nouvelle composition du comité exécutif national dans lequel la gauche corbynienne n’a plus la majorité. Et l’on passe sur le soulagement non-dissimulé qu’a inspiré cette transition aux principaux médias et à leur satisfaction de voir revenir un dirigeant enfin « responsable » à la tête de l’opposition.
Pour la gauche, ces signaux ne sont pas bons, et ce premier constat d’une clôture d’une phase politique sans précédent dans l’histoire du parti travailliste paraît inévitable. Il doit pourtant être nuancé pour au moins trois raisons.
Premièrement, comme l’ont remarqué divers commentateurs, prise dans sa globalité, cette première équipe de Starmer est plus à gauche que ne l’était celle de Corbyn lors de son arrivée à la tête du parti en septembre 2015. A l’époque, il avait fallu se mettre en quête de volontaires bien au-delà de l’infime périmètre de la gauche socialiste au sein du parti. Cinq ans plus tard, nombre de jeunes personnalités de gauche ont pu acquérir une surface politique et une audience inimaginable en 2015. Les votes recueillis par Rebecca Long-Bailey, Andy Burgon ou Dawn Butler (autre candidate à la co-direction) en sont une bonne indication : si ces résultats ont été indéniablement facteur de déception pour nombre d’adhérent-es et de militant-es, ils signalent néanmoins une présence importante et affirmée de la gauche dans le parti [5] et avec laquelle il faudra non seulement compter, mais qui sera aussi indispensable à toute défense et à terme, mise en application des grandes orientations annoncées.
D’où la deuxième raison pour laquelle le constat de départ mérite certaines nuances : les priorités du nouveau gouvernement d’opposition, directement tirées des programmes travaillistes des dernières années, ne signalent pas de restauration sommaire du « centrisme » réactionnaire antérieur. Cette relative continuité programmatique se comprend d’autant mieux que la grande majorité des membres du Labour, loin de se sentir dissuadés par la défaite de décembre 2019, continuent d’adhérer à l’intégralité des propositions phares des programmes travaillistes de 2017 et 2019. Les enquêtes d’opinion YouGov dont les résultats ont été publiés en février faisaient apparaître des majorités – massives dans certains cas - en faveur de politiques fiscales redistributives, de nationalisations (services postaux, rail, énergie, eau) de la suppression des frais d’inscription universitaires, de l’abrogation des lois anti-syndicales, de la réduction des inégalités de salaires, d’abolition des exonérations fiscales pour les établissements scolaires privés, voire d’abolition des écoles privées (…). [6] Il vaut la peine de noter que cette opinion travailliste est elle-même à l’image d’une opinion publique plus généralement acquise à nombre, au moins, de ces mêmes préoccupations et aspirations comme l’ont montré de manière répétée diverses enquêtes d’opinion depuis 2015 : la première élection de Corbyn à une très large majorité à la tête du parti travailliste correspondait aussi à un net déplacement du « centre », ou du consensus d’opinion sur beaucoup de ces sujets. [7] La panique des élites et la haine politico-médiatique déversée de manière ininterrompue sur le dirigeant socialiste au cours des cinq dernières années s’expliquent d’abord par cette possibilité bien réelle que celui-ci ait pu incarné un nouveau sens commun, certes pas porté par une conjoncture révolutionnaire, mais au moins prêt à la remise en cause des normes idéologiques imposées par plus de trente années de règne quasi-absolutiste des politiques du capital.
Le troisième motif tient à la pression exercée par la situation objective, entre conscience maintenant aigüe de la crise climatique, dangers imminents du Brexit et Covid-19 sous gestion du pouvoir conservateur directement en phase avec les radicalisations réactionnaires internationales de la période. Dans ce contexte en particulier de la pandémie en cours – qui en Grande-Bretagne, frappe disproportionnément les milieux BAME (Black, Asian, and Minority Ethnic communities) - l’universalité des urgences devient de moins en moins séparable de l’expérience vécue immédiate ; la totalité systémique du monde du capital pourrait ainsi perdre un peu, au moins, son aura d’abstraction pour se donner à voir dans la multiplicité des manifestations ordinaires de la crise des systèmes de santé et à travers des années de vandalisme politique qui l’ont produite.
Même s’il en est moins visiblement question ces temps-ci, la perspective du Brexit en version tory/Boris de Pfeffel Johnson reste une dimension clé de la situation. Sans en voir le détail ici, signalons au moins ceci : on a eu l’occasion de se faire une idée générale des conséquences prévisibles pour l’emploi et le monde du travail de la sortie du l’UE telle qu’administrée par le pouvoir conservateur. Un problème majeur est cependant resté dans l’ombre jusqu’ici et pour nous en France (au moins), probablement du fait de sa nature beaucoup plus spécifiquement britannique : l’ensemble des régions du Royaume-Uni frappées par la désindustrialisation - dont elles ne se sont jamais remises – étaient destinataires des très substantiels programmes de fonds structurels européens. Sans présumer ici de la pertinence de l’usage de ces fonds dans les régions concernées, il faut d’abord noter que les pertes budgétaires pour nombres d’instances politiques et administratives régionales et locales se comptent en milliards d’Euros cumulés pour les sept années à venir. En 2017, le gouvernement de Mme May créa un programme spécifique dont la vocation était d’anticiper et pallier ses pertes.
Or, ce programme - le Fonds de prospérité partagé du Royaume Uni (UKSPF – UK Shared Prosperity Fund), en dépit de toutes les annonces faites, reste désespérément vide, les « consultations approfondies » déjà prévues pour la fin 2018 n’ont toujours pas eu lieu. Ce qui signifie, en l’état, que des régions britanniques - certaines parmi les plus pauvres d’Europe, frappées depuis dix ans par des politiques d’austérité extrémistes, et dans le pays (le Royaume-Uni) qui présente les plus grands écarts de richesses interrégionales - sont donc promises à une paupérisation toujours plus brutale et destructrice. La crise du Covid-19 permet au pouvoir de différer toujours plus la prise en compte de ces enjeux dont l’épidémie ne fait pourtant que révéler un peu plus la gravité. On peut parier d’ores et déjà qu’ils feront retour avec fracas.
Voilà pour une première appréciation se voulant modérée de la situation de la gauche au sein du Labour à l’heure où Jeremy Corbyn quitte la direction. Le recul, bien réel avec l’élection de Starmer et la composition du nouveau « Shadow Cabinet », n’est cependant pas une restauration. La place de la gauche dans le parti est à présent non seulement importante mais aussi incomparablement plus grande que ce que la situation organisationnelle et idéologique léguée par les années Blair laissait présager. Les premières questions qui se posent alors sont, entre autres, les suivantes : dans ces diverses composantes organisées au sein du labour, la gauche est-elle en mesure d’assurer sa propre unité et sa propre cohésion politique afin de rester représentée et audible dans les instances, de peser sur les orientations et programmes, de continuer de défendre la démocratisation interne du parti ? Les bases militantes venues ou revenues en grands nombres au parti en 2015 et depuis resteront-elles convaincues de la nécessité de maintenir leur adhésion et leur activité ? Au-delà des premières déclarations consensuelles inévitables sur la préservation de l’unité du parti, l’attitude et l’orientation sur le moyen terme de la nouvelle direction sur le plus long terme reste à voir, au gré de rapports de forces internes dont l’issue n’est pas encore tranchée.
Depuis le 12 avril, cependant, les choses se précisent peut-être plus vite que prévu.
Sabotage, obstruction et insultes au sommet : les révélations du 12 avril sur la direction administrative du parti.
Les premières déclarations de K Starmer invitèrent un peu de spéculation compréhensible : en tant que dirigeant de l’opposition, et en particulier dans les circonstances terribles du moment, il entendait rester « constructif » tout en posant les « questions difficiles » là où l’action gouvernementale doit être rectifiée, et ne souhaitait pas « s’opposer pour le plaisir de s’opposer », en sachant avoir « le courage » de reconnaître la justesse de l’action gouvernementale lorsque celle-ci le mérite.
De telles banalités n’étaient sans doute pas entièrement dépourvues de sens tactique. Sans doute y avait-il lieu d’y reconnaître la manifestation convenue d’une certaine hauteur de vue de rigueur du nouveau dirigeant dans un moment de grande crise nationale. Mais il était tout aussi possible de craindre que cette expression de prudence conjoncturelle ne dégénère à nouveau en renoncement à toute opposition sérieuse au nom du consensus génuflecteur devant l’intérêt supérieur de la nation.
Les choses pourraient avoir commencé à se clarifier depuis le samedi 12 avril et les questions sur l’avenir de la gauche dans le Labour ne peuvent plus ni attendre, ni faire semblant d’attendre.
A peine plus d’une semaine après l’élection de la nouvelle direction du parti, la chaîne Sky News annonçait avoir pris connaissance du résultat d’une enquête interne au Labour. On apprenait que ce dossier, compilé pour les besoins d’une enquête sur l’antisémitisme au sein du parti travailliste conduite par la Commission sur l’égalité et les droits humains (EHRC) [8], n’avait pas été transmis au EHRC, le service juridique du parti jugeant cette transmission - curieusement - non-nécessaire. Ce dossier n’a pas encore été rendu disponible dans son intégralité (à l’heure où ces lignes sont écrites) mais a d’ores et déjà pu être consulté par divers commentateurs.
On y trouve, sur 851 pages, des milliers de mails et de messages WhatsApp échangés entre les hauts cadres de la bureaucratie installée au siège du Labour jusqu’à leur départ courant 2018 : secrétaire général du parti d’alors (Iain McNicol), assistante du secrétaire général, responsable du service juridique, de la commission disciplinaire, responsables de l’organisation des campagnes électorales, directeur ou directrice régionale du parti, par exemple. [9] On voit dans ces échanges des responsables nationaux du parti, payés par le parti et censés œuvrer au succès de ses campagnes, exprimer ouvertement leur souhait d’une défaite du Labour.
Mais mieux encore, le document révèle de quelles manières cette élite administrative, héritière souvent revendiquée du blairisme, s’est très activement employée à affaiblir les chances de victoire électorale du Labour dirigé par la gauche avec l’intention déclarée qu’un échec aux législatives de juin 2017 imposerait le départ de Corbyn, la disqualification de la gauche et l’arrivée d’une nouvelle direction droitière.
Pendant la campagne de 2017, alors que le Labour s’engageait avec un important retard dans les sondages d’opinion, ces cadres concentrèrent l’effort logistique et financier de campagne sur les candidats droitiers dont les sièges n’étaient en rien menacés et privèrent de tout soutien les candidates et candidats réputés de gauche, proches de la nouvelle orientation du parti. Une cellule secrète fut secrètement mise sur pied afin de planifier les échéances d’une succession alors d’ores et déjà prévue pour les semaines suivant les élections de début juin. Elus parlementaires et personnalités de la gauche socialiste du Labour, Jon Trickett et Ian Lavery se souviennent de leur impossibilité d’obtenir un ensemble d’informations cruciales relatives à la campagne des législatives de 2017 dont ils étaient pourtant les coordinateurs. Ils observent en outre :
« On peine parfois à se représenter, rétrospectivement, l’enthousiasme éveillé par la publication du programme [électoral travailliste de 2017]. C’est tout le paysage de cette élection qui s’en trouvait changé. Au titre de coordinateurs de la campagne, nous avions besoin de connaître l’effet qu’il suscitait dans l’électorat et quelles classes d’âge se tournaient vers le Labour. [10] »
On vit rapidement qu’il fallait que le parti sorte de sa stratégie défensive de simple préservation de nos sièges parlementaires pour passer à l’attaque dans un nombre croissant de circonscriptions tory. Mais en demandant où se trouvaient des infos, les gestionnaires du parti ont pris l’air ahuri.
A la place, on nous présenta un document suggérant que nous dirigions nos ressources vers des circonscriptions à fortes majorités travaillistes en rien menacées. Les noms des candidats proposés pour être bénéficiaires de ces ressources nous laissa stupéfait : ils et elles appartenaient presqu’exclusivement à la seule et même tendance du parti.
Pour Trickett, Lavery, et bien d’autres encore, le récent dossier confirme qu’il s’agissait bien d’une stratégie délibérée et organisée dans le cadre confidentiel du projet baptisé « Ergon House » auquel furent consacrés des budgets à six chiffres au service d’une stricte logique de faction, expliquent encore Trickett et Lavery. [11] Mais le travail de sape consista aussi à « venir au bureau et ne rien faire pendant des mois » en « pianotant et pianotant toujours pour donner l’impression d’être occupé ». [12]
Ces échanges montrent un personnel pris d’angoisse, de panique, à mesure que la popularité de la campagne travailliste se reflétait dans les sondages d’intention de vote. La vue des sondages favorables au Labour les rend « malades ». Deux jours avant le vote, un de ces responsables explique à ses collègues qu’en cas de « vote pour n’importe qui d’autre que les tories, on se retrouve avec Corbyn et une coalition du chaos ».
Le soir du résultat, après des semaines de mobilisation intense de dizaines de milliers de militant.es du parti, alors que le soutien électoral aux travaillistes connaît une progression historique pour s’arrêter à 2227 voix de la victoire, les hauts cadres du partis se disent accablés de ce résultat « atroce », « silencieux et faisant grise mine » ; l’une d’entre elles se désole que c’est « tout le contraire de ce à quoi je travaille depuis deux ans ». Une autre rappelle qu’il faut quand même essayer « d’avoir l’air content et ne rien laisser paraître », une autre encore insiste qu’ « il faut sourire ».
Peu de temps encore avant cela, les mêmes riaient à l’idée que « le personnel de Corbyn se prépare à rejoindre une file de chômeurs dans une agence pour l’emploi », et étaient même allés jusqu’à programmer, peu avant les résultats, la désactivation des comptes mails et des badges magnétiques d’accès aux locaux de la direction du parti de Corbyn et de son équipe. Une partie de ces mêmes cadres avaient œuvré à l’élimination ciblée de milliers de personnes (désignées comme « trots ») inscrites pour participer au vote interne de 2016. Cette purge intervint lorsque le mandat obtenu un an plus tôt par Corbyn avait été remis en cause suite à la démission collective d’une grande partie de son cabinet fantôme pour qui Corbyn devait porter l’entière responsabilité du résultat du référendum sur l’UE.
Au sabotage de la campagne de 2017 s’ajoute une litanie de propos haineux, voire, orduriers, s’apparentant plus aux activités de harcèlement en ligne d’adolescents dysfonctionnels et pervers que de responsables de services d’une organisation d’un demi-million de membres censée œuvrer pour la justice sociale et le progrès, voire, l’émancipation humaine. Ici, on explique que tel militant de la gauche du parti pourrait « mourir dans les flammes, je n’irais pas lui pisser dessus pour l’éteindre », là, que telle ministre - noire – du cabinet de Corbyn « me donne envie de vomir », que tel autre – noir – est le pire des « connards » ; telle autre membre de l’équipe autour de Corbyn est une « méduse », une « chienne à tronche de salope » « qui ferait une bonne cible de jeu de fléchettes », que Corbyn lui-même, cette « ordure », qu’il faudrait « pendre et brûler », aurait dû lui-même être exclu il y a bien longtemps et « qu’il faudrait « abattre » tel membre du personnel ayant applaudi à l’un de ses discours. [13] Et ainsi de suite.
Cette animosité extrême ne se limitait en rien aux excès de langage toujours possibles dans l’entre-soi d’une équipe travaillant régulièrement ensemble et soumises aux pressions et urgences incessantes de la vie d’une organisation de masse. Il s’agissait bien d’une animosité émanant d’une hostilité politique explicite et proprement constituée en opposition interne, non plus limitée aux nombreux parlementaires travaillistes de droite, mais répandue jusque dans les bureaux des services centraux, directement liés à la direction politique du parti. La première conséquence en fut l’obstruction et le sabotage de la campagne de 2017 en vue d’obtenir une défaite dont la gravité anticipée imposerait la démission immédiate de la direction politique en place.
Mais il faut mentionner un autre effet majeur de cette opposition interne. Ces mêmes cadres, en particulier au titre de responsables des services juridiques ou de la commission disciplinaire du parti, avaient pour mission de traiter des procédures internes notamment concernant les allégations d’antisémitisme à l’encontre de militant.es du Labour. Or, il se confirme que cette bureaucratie du parti, sous le secrétariat général du très droitier Iain McNicol, s’est elle-même appliquée à ajourner les procédures, laissant s’en accumuler les retards. Selon le Church Times, « ce rapport résulte de l’examen de plus de 300 plaintes relatives à des allégations d’antisémitisme reçues entre novembre 2016 et février 2018. Il indique que 34 plaintes seulement avaient donné lieu à enquêtes » [14].
Elle est allée jusqu’à faire disparaître nombre de dossiers sans toutefois oublier, au préalable, d’en transmettre quelques éléments à la presse afin de ternir l’image de la direction parti. [15] Il fut possible ainsi d’alimenter le récit selon lequel, avec Corbyn et la gauche pro-palestinienne (juive notamment), l’antisémitisme était devenu un problème majeur et ce, même si enquêtes et témoignages permettaient d’établir exactement le contraire. [16] Et dans une sorte de triomphe de l’hypocrisie, certains de ces cadres n’hésitèrent pas à témoigner dans un documentaire de la BBC diffusé en juillet 2019 [17] en vue de faire porter à l’équipe de Corbyn la responsabilité des manquements dont ils étaient maintenant les victimes après en avoir eux-mêmes été les artisans assidus et consciencieux.
On sait à quel point la question de l’antisémitisme est devenue omniprésente dans les médias britanniques et internationaux, en particulier à partir du printemps 2018, au point de rendre tout autre discussion - politique, sociale, et programmatique – à peu près inaudible. Le discrédit n’arrivant ni par les urnes, ni par les enquêtes sur le parti, il fallait donc qu’il vienne d’ailleurs. [18]
L’accusation la plus récurrente et la plus diffuse consista à répéter que Corbyn lui-même aurait régulièrement fait preuve d’aveuglement, et au pire d’indulgence complice vis-à-vis d’un antisémitisme dont il aurait alors contribué à la propagation épidémique. Cette accusation reposait sur l’argument selon lequel Corbyn et son équipe auraient délibérément ralenti, négligé ou empêché les procédures disciplinaires contre des militants accusés d’avoir tenus des propos antisémites.
Tout ceci confère une dimension nouvelle et plus grave encore (si c’était possible) à ce qu’observent Greg Philo et Mike Berry dans un livre paru à l’automne 2019 et selon qui les retards dans le traitement des plaintes indiquaient « des structures débordées et déchirées par les querelles internes ». Ils ajoutent :
« Le conflit entre la direction travailliste et une partie de ses propres cadres continua au moins jusqu’aux élections de juin 2017. Tom Baldwin, ancien directeur des communications du parti travailliste, expliqua comment, durant l’élection, les cadres du Labour avaient ‘micro-ciblé’ des annonces facebook sur Corbyn et son équipe. La ruse consistait à leur faire croire que leurs messages de campagne circulaient sur les médias sociaux. Mais en fait, ils étaient seuls, avec un groupe restreint autour d’eux, à les recevoir. Citant ces cadres, Baldwin poursuit : ‘Ils voulaient que nous dépensions une fortune sur des projets comme celui mis en place pour encourager l’inscription sur les listes électorales’, selon un responsable du siège. ‘Mais 5000£ suffisaient pour faire en sorte que les personnes autour de Jeremy, quelques journalistes et quelques bloggeurs, voient ça sur facebook. Et si c’était là pour eux, ils se disaient que ça devait être là pour tout le monde. Mais pas du tout. Voilà ce qu’il est possible de faire avec les annonces ciblées. L’équipe de Corbyn recevaient des ‘dark posts’ calibrés sur mesure pour eux par leur propre parti tandis que la plupart des électeurs voyaient un contenu différent [19]. »
On connaissait les trois premières tranchées du bloc de pouvoir capitaliste ; la droite au pouvoir, les principaux médias qui en forment le service de communication, et un très large secteur du parti parlementaire travailliste. Il restait à faire connaissance avec les combattants de la quatrième tranchée, la bureaucratie du parti, aux postes les plus avancés de la lutte contre tout espoir et tout embryon d’alternative. Depuis le 12 avril, et après quelques signaux avant-coureurs, c’est fait.
On s’amuserait presque du souvenir de ces « centristes » pratiques et de leur dénigrement incessant selon lequel la gauche, le corbynisme, n’était pas autre chose qu’une secte protestataire de puristes en rien désireux d’assumer les âpres responsabilités du pouvoir. On rirait presque de l’ironie cruelle d’avoir découvert les mêmes suer d’angoisse à la perspective d’une victoire électorale de la gauche, aspirer et œuvrer à une défaite devant leur permettre de réaffirmer leur titre de propriété sur le parti, et par ce biais, de conforter la domination de classe sur la société britannique tout entière. Mais presque, seulement.
On observera avec intérêt que les principaux médias, qui ont produit une infinité de spéculations frauduleuses orales et écrites sur les moindres faits et gestes d’une direction dont il fallait absolument établir la sinistre vérité « antisémite » cachée, n’a quasiment pas eu un mot à dire, un tweet à émettre, sur le dossier du 12 avril. Mais il est vrai : ces tweets de bureaucrates blairistes (ceux-là mêmes qui ont directement contribué à la contre-offensive au nom de la dénonciation de l’antisémitisme) pourraient là encore gâcher l’immense labeur de désinformation investi dans les 5497 articles de presse sur Corbyn, l’antisémitisme et le parti travailliste, publiés entre le 15 juin 2015 et le 31 mars 2019 dans les huit principaux journaux britanniques. [20]
Conclusion
S’il était encore imaginable de spéculer et de se rassurer temporairement et avec beaucoup de bonne volonté sur l’évolution à venir du Labour après le départ de sa direction et l’élection de Keir Starmer le 4 avril 2020, les réactions au dossier apparu une semaine plus tard indique une importante clarification pour la suite. On pense notamment au fait que le service juridique du parti n’a pas souhaité transmettre le dossier à la commission d’enquête du EHRC, suggérant ainsi que son contenu n’avait pas de pertinence particulière ; sur les trois points du communiqué à ce propos de ces révélations émis par K. Starmer et A. Rayner, deux consistent à mettre en cause les lanceurs d’alerte qui ont pris l’initiative de la constitution puis de la diffusion de ce dossier [21] ; enfin le nouveau dirigeant du parti a retardé la publication de l’intégralité de ses financements de campagne jusqu’après son élection. Or, il apparaît qu’il a bénéficié d’une importante donation (62 000£) de la part de Trevor Chinn, important lobbyiste pro-Israel en Grande-Bretagne. Membre du comité exécutif du British Israel Communications and Research Centre (BICOM) [22], dans le passé récent, Chinn a régulièrement apporté un soutien financier substantiel aux oppositions les plus résolues à la direction de gauche, apportant notamment une contribution cumulée de 104 000£ à la campagne interne d’Owen Smith contre Corbyn en 2016. Dans le même objectif, Chinn a ainsi fait des dons au vice-dirigeant et procureur autoproclamé en antisémitisme, Tom Watson, ou à Joan Ryan, porte-parole du groupe Labour Friends of Israel (et prête à accabler la direction de son propre parti jusque devant l’AIPAC). Il a également soutenu financièrement l’autre candidate à la direction du parti, Lisa Nandy, mais pas Rebecca Long-Bailey, trop liée à l’ancienne direction.
Dans ces circonstances, la récente déclaration de Starmer, « Je soutiens le sionisme sans aucune réserve » (« I support Zionism without qualification ») est et devrait être source d’inquiétude, voire de consternation, à divers titres : soit, Starmer estime qu’il n’y a aucune « réserve » à avoir (en-deça de toute considération historique par ailleurs) sur la fuite en avant fascisante de Netanyahou et Trump au Proche-Orient, et aucune « réserve » à avoir sur le fait que cette position est maintenant le point de ralliement d’un grand nombre de dirigeants et de partis d’extrême-droite dans le monde, soit, Starmer s’est laissé convaincre que la crédibilité électorale du parti dépendait d’un tel alignement quoi qu’il arrive et dans ce cas, la défaite médiatique et politique a été unilatéralement concédée avant même sa prise de fonction.
Mais quel que soit le cas de figure, le fait que le Labour n’ait à aucun moment été capable d’exprimer un soutien à Ken Loach et au célèbre auteur de livres pour enfants, Michael Rosen, face à une nouvelle salve d’accusations d’antisémitisme dirigée contre ces figures emblématiques de la gauche britannique (au moins) en dit long sur l’enfermement politique et moral désastreux auquel en sont arrivés les instances dirigeantes du parti. [23]
Dans tous les cas, une telle déclaration, assortie de l’acceptation que la critique de la politique d’Israël serait d’avance frappée d’antisémitisme, repose sur deux préalables aussi lamentables l’un que l’autre : il y a d’une part le refus de contester le récit médiatique construit contre le Labour depuis près de cinq ans et ce alors que quantité de données factuelles simples permettent de le faire [24], et d’autre part, le déni et l’occultation de toutes les personnalités et organisations juives critiques du sionisme et contestant l’injustice massive qu’il y a à vouloir rendre toute personne juive comptable de la politique d’Israël. On ne voit pas bien comment un tel « soutien sans réserve » pourrait contribuer au combat contre l’antisémitisme ni comment il pourrait promouvoir « l’unité » du parti en évacuant d’emblée un motif central de son exigence de solidarité internationale, à savoir, la solidarité avec le peuple palestinien, clairement exprimée dans les congrès travaillistes comme dans la gauche britannique en général.
Que faire dans - et du parti travailliste désormais ? Une fois encore, les rapports de forces internes en décideront. Mais il est d’ores et déjà acquis qu’une certaine « normalité » a su restaurer son emprise, prendre une longueur d’avance, et qu’elle ne manque pas d’alliés externes tout disposés à louer la Labour post-Corbyn et son esprit de « responsabilité » enfin retrouvé.
Thierry Labica