Le rituel européen est connu depuis des lustres et il a été parfaitement respecté lors de la réunion de l’Eurogroupe le 9 avril : des heures d’affrontements, des déclarations tonitruantes, des positions qui semblent irréconciliables, des conciliabules dans tous les sens, des entretiens au sommet, la France et l’Allemagne qui s’alignent sur des positions communes et mettent tout leur poids pour trouver un consensus ; et puis, la déclaration finale triomphante pour signaler l’avancée majeure.
À la clôture de ce dernier sommet de l’Eurogroupe, le 9 avril, présenté comme une réunion décisive pour l’avenir de l’Union, tous les ministres des finances, qui y participaient en vidéoconférence, ont applaudi : l’Union est au rendez-vous, selon eux. « C’est un grand jour pour la solidarité européenne », a commenté le ministre allemand des finances, Olaf Scholz, tandis que le président de l’Eurogroupe, le ministre portugais des finances, Mário Centeno, se félicitait de « ces propositions ambitieuses, qui auraient été inimaginables il y a encore quelques semaines ».
« L’Europe n’avance que dans la crise », disait Jean Monnet, un des pères fondateurs de l’Union européenne. Les représentants des pays européens s’inscrivent totalement dans cette référence : ils ont le sentiment d’avoir fait un grand pas supplémentaire dans l’Union en surmontant cette nouvelle crise. Face à la pandémie du Covid-19 qui provoque une hécatombe de morts dans tous les pays européens, qui met à nu tous les discours sur l’État-providence européen mis en pièces par des décennies de néolibéralisme, qui révèle les faillites des systèmes de santé, qui met à genou les économies du continent, la réponse commune leur paraît être à la hauteur de l’urgence : 540 milliards d’euros vont être mobilisés au niveau européen pour faire face aux ravages de la crise du coronavirus. Un exemple de solidarité sans précédent, soutiennent des responsables européens.
Les chiffres sont impressionnants. Pourtant, un étrange sentiment de com’ et de déjà-vu plane sur ces annonces. « L’Europe n’a cessé de nous décevoir. Mais ce n’est presque plus le problème. Au moment de la crise de l’euro, c’était le moment de l’Europe. Ça ne l’est plus. Nous en sommes à un stade où il n’y a ni de force pour la transformer, ni de force pour la détruire », constate l’économiste atterré Benjamin Coriat, professeur à l’université Paris-XIII.
Et c’est bien cette impression de replâtrage, de perpétuation de l’existant parce qu’il n’y a plus de force ou de volonté d’inventer autre chose qui prédomine à la lecture des propositions avancées par l’Eurogroupe et qui doivent être définitivement adoptées lors du prochain Conseil européen. Les ministres européens veulent recourir aux mêmes recettes, aux mêmes mécanismes, aux mêmes effets de levier que lors de la crise des dettes souveraines.
Le premier volet mis en œuvre, qui a fait l’unanimité au sein de l’Eurogroupe, est le recours à la Banque européenne d’investissement (BEI) pour aider les entreprises. Les États européens se sont accordés pour apporter 25 milliards d’euros en garantie, ce qui devrait permettre à la BEI d’apporter quelque 200 milliards de prêts aux entreprises, en levant de l’argent sur les marchés et en faisant jouer au maximum les effets de levier. Il y aura des conditions (non-versement de dividendes, de bonus aux dirigeants, soutien à des programmes de transition écologique ?). À ce stade, rien n’est précisé.
Le deuxième volet du plan, qui n’a pas fait consensus, vise à financer le chômage partiel dans les États membres. Dix-huit pays avaient déjà des dispositifs de financement de chômage partiel. Mais depuis la pandémie de Covid-19 et le quasi-arrêt des économies pour cause de confinement, tous les autres ont besoin d’un système d’aide pour assurer un minimum de revenus aux populations au chômage, en attendant que les économies repartent. Là encore, c’est un système de garantie qui a été imaginé. Les États membres acceptent d’apporter 25 milliards d’euros en garantie à la Commission européenne afin de permettre à cette dernière de lever 100 milliards d’euros sur les marchés, pour financer les aides au chômage partiel. Ce dispositif cependant ne sera que temporaire, comme l’ont exigé les Pays-Bas.
Le troisième point a été encore plus problématique. Il s’agit de l’utilisation du Mécanisme européen de stabilité (MES) créé en 2012 au moment de la crise de l’euro. Assis sur 410 milliards d’euros, il a pour vocation d’aider les pays de la zone euro qui ne parviennent plus à se financer sur les marchés. Mais cette aide est assortie de conditions strictes et passe notamment par des ajustements structurels, comme ceux imposés à la Grèce, afin de garantir que les États prêteurs, qui ne se voient que comme des créanciers, seront bien remboursés.
Le recours au MES a été au cœur des querelles européennes illustrées par les prises de becs publiques entre les Pays-Bas et l’Italie. L’Italie refusait que cette aide soit assortie de la moindre condition, au vu des circonstances exceptionnelles : l’effondrement économique provoqué par la crise du Covid-19 n’est en rien lié à une politique désordonnée, a plaidé Rome. Les Pays-Bas, de leur côté, soutenaient qu’il ne fallait changer en rien les règles établies au moment de la création du MES, et donc continuer d’exiger les mêmes ajustements structurels pour assurer aux pays créanciers qu’ils seront bien remboursés.
La solution magique des eurobonds
Les crédits accordés par le MES, selon le compromis trouvé lors de l’Eurogroupe, pourront être utilisés dans la limite de 240 milliards d’euros, à la seule condition que ces financements soient utilisés pour soutenir de façon directe ou indirecte des dépenses de santé. Chaque pays y aura accès dans la limite de 2 % de son PIB. Les Pays-Bas ont toutefois fait valoir que les conditions devaient être réimposées si les crédits sont utilisés à autre chose. « Il y avait un fort désir des Pays-Bas d’aider aux dépenses de santé liées au coronavirus. Mais pour chaque euro dépensé dans l’économie, les règles normales doivent s’appliquer », a répété le ministre néerlandais des finances, Wopke Hoekstra, à l’issue de la réunion.
« Ma position et celle du gouvernement sur le MES n’ont jamais changé et ne changeront jamais », a répliqué le président du Conseil italien, Giuseppe Conte sur Tweeter. Rome est bien décidé à utiliser les moyens du MES pour faire face aux épreuves sanitaires et économiques du pays, sans se soumettre à la moindre conditionnalité. En théorie, l’Italie pourra donc obtenir 34 milliards d’euros pour soutenir son système de santé et le reste.
« Il nous a toujours manqué un instrument dans la crise grecque, c’est le don budgétaire. Face aux coûts humanitaires, il aurait été important que les pays de la zone euro fassent des dons pour soutenir le système de santé, assurer des filets sociaux », expliquait un très proche témoin de l’Eurogroupe au moment de la crise grecque, réinterrogé au moment de la publication des enregistrements réalisés par Yánis Varoufákis (voir nos articles ici ou là).
À lire le programme de l’Eurogroupe censé être une réponse à la crise sans précédent provoquée par le Covid-19, l’instrument manque toujours et les participants ne semblent pas éprouver le besoin de l’inventer. Il est question de prêts, de montages financiers, de dettes qui, à terme, risquent de devenir insoutenables pour nombre de pays. Chacun compte ses picaillons, fait la balance entre ce qu’il verse et ce qu’il reçoit. Mais il n’est jamais question de programme d’ampleur, encore moins de générosité ou de don. Même les assistances matérielles sanitaires ont été dispensées au compte-gouttes entre les pays de l’Union.
Le geste aurait été d’autant plus significatif que la pandémie provoque à nouveau un choc asymétrique dans la zone euro. Même si tous les pays européens sont touchés par le Covid-19, même si tous ont à déplorer des morts, assistent à l’effondrement de leur économie, « ce sont les pays de l’Europe du Sud, les mêmes qui avaient été touchés par la crise de l’euro, qui sont les plus frappés », relève l’économiste atterré David Cayla, professeur à l’université d’Angers.
Cette absence de solidarité s’illustre autour du sujet des « eurobonds », objet de discorde au sein de l’Eurogroupe, comme ce dernier le reconnaît dans son communiqué final. Défendu au moment de la crise de l’euro, le projet est revenu en force il y a trois semaines. Neuf pays de la zone euro, emmenés par la France, l’Espagne et l’Italie, se sont dit favorables à la création d’un instrument de dette mutualisée au niveau européen, afin de répondre conjointement aux ravages du Covid-19. Comme en 2012, l’Allemagne et les Pays-Bas ont mis leur veto à ce projet qu’ils assimilent à une union de transfert, les riches payant pour les pauvres, à laquelle ils ont promis de s’opposer depuis la création de l’euro.
Mutualiser les dettes en créant des eurobonds ou des « coronabonds », selon l’expression du moment, serait pour leurs défenseurs un moyen de pallier les malfaçons de la zone monétaire européenne, qui n’a ni budget ni fiscalité communes, bien que ses membres aient une monnaie identique. « Pour les pays européens, emprunter en euro revient un peu à emprunter dans une monnaie étrangère », constate Éric Dor, économiste en chef à l’IÉSEG School of Management. Toute une partie des leviers économiques et financiers leur échappe.
Les eurobonds, cependant, ne sont pas la solution magique à tous les maux européens, comme le soutiennent leurs partisans, selon David Cayla. « Derrière les eurobonds, il y a l’idée d’un prêt fédéral européen où les taux d’intérêt seraient les mêmes pour tous. Or, ce n’est pas possible. Les divergences sont trop grandes entre les pays. De plus, cela suppose que derrière cet emprunt, il y ait des garanties. Les marchés financiers en exigeront. Or, l’Europe n’a que des ressources fiscales très faibles. Elle n’a pas de budget. Ce qui limite les possibilités d’emprunt, sauf à ce que les pays européens acceptent de se porter garants. Mais je ne vois pas pourquoi l’Allemagne garantirait les emprunts des autres », explique-t-il.
Même si les défenseurs des eurobonds parviennent à arracher la création d’un tel instrument, sa force de frappe serait donc très limitée, en tout cas notoirement insuffisante face à l’épreuve sanitaire, sociale et économique imposée par le Covid-19. Adepte des eurobonds, l’économiste et eurodéputée de Génération.s Aurore Lalucq reconnaît elle-même leur portée limitée. « Mais leur création serait un signe politique », ajoute-t-elle.
De signes politiques, il n’y en a pas eu à l’Eurogroupe, malgré les communiqués de victoire. Et il risque de ne pas y en avoir davantage au Conseil européen. Alors que le monde vit une crise inédite, dont on ne mesure pas encore l’ampleur des dévastations qu’elle est en train de causer, les responsables européens sont incapables d’articuler un début de réponse commune. Protégés – mais jusqu’à quand ? – par le parapluie de la BCE, ils se laissent balloter par les événements. Au risque de se heurter à une force extérieure ou interne qui décide à leur place de transformer l’Europe ou de la détruire.
Martine Orange