Un an presque jour pour jour après la mort sur un chantier de forage pétrolier de Seine-et-Marne d’un jeune sondeur de 27 ans, Flavien Berard, dont les parents Fabienne et Laurent sont à l’initiative du collectif « Stop à la mort au travail ».
Celui-ci rassemble pour le moment seize familles venues des quatre coins du pays avec pour point commun d’avoir perdu un être cher dans un accident du travail. Elles s’organisent sur une boucle WhatsApp, espace de soutien moral et de partage d’expérience. « Il n’y a pas d’association spécifique pour aiguiller les familles confrontées à de tels drames. Entre nous, on se donne des conseils et ça nous aide beaucoup », rapporte Fabienne Berard.
Le 2 février, les parents de Flavien Berard ont rencontré à Paris deux membres du cabinet du ministre du Travail, Olivier Dussopt, et leur ont présenté la liste de revendications établie par le collectif. Nombre d’entre elles portent sur la prise en charge des familles endeuillées : paiement des frais d’obsèques par les employeurs, soutien psychologique et judiciaire, simplification des procédures judiciaires.
Le collectif réclame aussi des actions pour améliorer la prévention du risque et la « transparence sur les chiffres » concernant le nombre de morts au travail. Selon les données de la Caisse nationale d’assurance-maladie, 733 accidents mortels du travail ont été déclarés en 2019, soit près de trois par jour ouvré. En 2020, année marquée par un fort ralentissement de l’activité économique en raison de la pandémie de Covid, ce bilan est tombé à 550, avant de remonter à 645 en 2021.
Problème : ces statistiques, les plus complètes dont on dispose, ne prennent en compte que les salarié·e·s du régime général (pour l’année 2019, un rapport de la Dares publié en décembre 2022 y a ajouté notamment les travailleurs agricoles, relevant le total à 790 morts). Sont exclus du recensement les fonctionnaires, les travailleurs détachés et les travailleurs non salariés, à l’image des autoentrepreneurs.
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« En France, on n’est pas capable de compter de façon fiable les accidents du travail. On a un comptage complexe et opaque, qui crée de la confusion », regrette Matthieu Lépine, professeur d’histoire-géographie à Montreuil (Seine-Saint-Denis) et auteur de l’ouvrage L’Hécatombe invisible. Enquête sur les morts au travail (Seuil) à paraître le 10 mars.
Depuis 2019, ce dernier tient sur Twitter son propre décompte, basé sur les informations publiées dans les journaux de la presse locale. « Je pense qu’il faut changer de paradigme par rapport aux accidents du travail. Il faut que tout le monde comprenne que ce n’est pas la faute à pas de chance, mais un phénomène social, car, dans la majeure partie des cas, les accidents surviennent en raison de manquements en termes de formation ou de sécurité », explique celui qui a participé à mettre en relation les membres du collectif de familles.
Au mois d’avril dernier, la Confédération européenne des syndicats alertait sur l’augmentation dans le temps du nombre d’accidents mortels du travail en France, prévenant que près de 8000 décès supplémentaires seraient à déplorer d’ici à 2030, si la tendance 2010-2019 devait se maintenir.
Face à cette menace, le gouvernement a décidé, en 2022, d’inclure à son plan Santé au travail 2022-2025 un « ?axe transversal ? » consacré aux accidents graves et mortels. Une « feuille de route » qui se concentre sur la question de la prévention (avec « un effort accru en termes de sensibilisation » auprès des jeunes, des nouveaux embauchés ou des intérimaires), que l’exécutif a lui-même contribué à fragiliser en supprimant, en 2017, les comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), qui jouaient un rôle majeur en la matière.
En outre, la stratégie gouvernementale ne s’attaque pas au cœur du problème, selon Véronique Daubas-Letourneux, spécialiste des accidents du travail [auprès de l’Ecole des hautes édudes en santé publique-Rennes]. Si elle salue « une prise de conscience », la sociologue déplore une « approche individualisante » du phénomène. « Il n’y a pas suffisamment d’attention portée aux enjeux d’organisation du travail et de dilution de la responsabilité en cas de sous-traitance », déplore-t-elle [1].
Des leviers d’action existent, pourtant, que la CGT construction a rappelé dans un courrier adressé à Emmanuel Macron, en octobre 2022 : interdiction de la sous-traitance en cascade, obligation de prise en compte du « mieux-disant social » dans les appels d’offres, établissement d’une liste noire pour les entreprises ayant été condamnées pour non-respect grave de la législation du travail…
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Autant d’éléments que les membres du collectif « Stop à la mort au travail » pourront aborder avec des représentants d’Olivier Dussopt qui devraient à nouveau les recevoir après le rassemblement du 4 mars. Les familles espèrent que la manifestation permettra de braquer les projecteurs sur un fléau social quotidien qu’elles jugent trop souvent « invisibilisé » et négligé, tant par les médias que par les dirigeants politiques.
« Si un gendarme meurt en exercice, un ministre va se déplacer pour aller lui rendre hommage. Je ne conteste pas ça. Mais notre fils ne mérite pas moins d’avoir les hommages de la République », proteste Véronique Millot, mère d’Alban Millot, décédé à Lieuron (Ille-et-Vilaine), le 10 mars 2021, jour de ses 25 ans, en tombant d’un toit sur lequel il devait installer des panneaux photovoltaïques.
« Passer ces affaires sous silence, c’est banaliser les choses. Ce n’est pas normal de mourir au travail aujourd’hui. » Elle s’arrête, cherche ses mots. « Il y a une espèce d’omerta en France, parce qu’il ne faut pas contrarier le travail. On veut conserver les emplois à tout prix. Moi, dans mon cœur de maman meurtrie, j’aimerais qu’une loi sur les accidents du travail porte le nom de mon fils. »
Samuel Ravier-Regnat