« Beaucoup de gens deviennent mystiques, on se méfie de l’extérieur et en même temps on a peur d’être coupés du monde, les informations les plus folles circulent. » Yasmine Payet n’en revient pas. Contactée par téléphone, la mère de famille décrit un climat oppressant sur son île, La Réunion, département d’outre-mer (DOM) de l’océan Indien. « Aujourd’hui, quelqu’un m’a expliqué doctement que le virus peut se transmettre par téléphone… Et il n’y a pas encore de morts. Qu’est-ce que ça sera à ce moment-là ? »
Chez les Réunionnais, en même temps que le coronavirus, c’est la matérialisation de la plus grande crainte du peuple des îles qui a touché les côtes : la contamination.
Mardi 31 mars, 224 cas étaient recensés sur l’île. La chaîne de transmission est établie et la progression est rapide dans ce territoire densément peuplé de 850 000 habitants. Une vingtaine de nouveaux cas positifs est répertoriée chaque jour. Comme en métropole, la vie économique et le tissu social sont bouleversés par les mesures de confinement strict, en vigueur depuis quinze jours.
Aux Antilles, le décompte macabre a commencé. Entre la Martinique, la Guadeloupe, Saint-Martin et la Guyane, sept personnes ont succombé au nouveau coronavirus. Les cas recensés dans le bassin Atlantique sont au nombre de 275. Plus inquiétant encore, 148 personnes ont été placées dans des services de réanimation à l’échelle des DOM. De quoi toucher déjà à la limite des capacités d’accueil disponibles dans ces services, quelle que soit l’île, quel que soit le DOM.
Si les services et le personnel hospitalier sont soumis à rude épreuve dans l’Hexagone depuis de nombreuses années déjà, dans l’outre-mer la situation est catastrophique depuis plus longtemps encore. N’est-ce pas la décrépitude de l’hôpital de Cayenne qui avait déclenché en grande partie le vaste mouvement social guyanais de 2017 [1] ? Le centre hospitalier de Mamoudzou à Mayotte ne fait-il pas régulièrement la « une » des médias de l’océan Indien et même de métropole pour sa saturation et ses conditions sanitaires déplorables ?
« Il faut quand même se rappeler que notre CHU a brûlé en 2017, déplore Patricia Braflan Trobo, Guadeloupéenne, auteure d’essais et docteure en sciences humaines et sociales. Pour l’instant, il fonctionne à peu près mais cet hôpital est une honte pour la France. La politique de santé française est ressentie comme du mépris dans l’outre-mer. Les gens le vivent très mal, comme quelque chose d’insultant, comme une violence. »
Et ce, en temps « normal ». De quoi expliquer qu’un événement à la grande portée juridique et morale se soit produit ces jours-ci à Pointe-à-Pitre : le syndicat UGTG a assigné l’Autorité régionale de santé (ARS) en justice et obtenu du tribunal administratif qu’il contraigne cette institution à « passer commande auprès des sociétés SA Novacyt ou Alltest Biotech, via le revendeur Sobiotech Consult de 200 000 tests de dépistage du Covid-19, correspondant à la moitié de la population guadeloupéenne » mais aussi à « passer commande des doses nécessaires au traitement de l’épidémie de Covid-19 par l’hydroxychloroquine et l’azithromycine, comme défini par l’IHU Méditerranée infection, pour 20 000 patients ».
Dans la décision prise en référé, que Mediapart a pu consulter, le tribunal la justifie par « la condition d’urgence […] compte tenu de la dégradation constante de l’état sanitaire du pays, et en particulier de la Guadeloupe, dû à la propagation très rapide du virus Covid-19 ».
Dans le document, les prises de position de leaders syndicaux comme Élie Domota, fer de lance du mouvent insurrectionnel « contre le pwofitasyon » de 2008, sont décrites comme « légitimes ». Elles font écho, sur un autre océan, à la prise de parole de l’élu européen Younous Omarjee (La France insoumise, LFI).
Sur Twitter, le Réunionnais s’est indigné de ce que, dans un communiqué de presse, l’ARS de l’océan Indien ait précisé que le porte-hélicoptères français Mistral, envoyé en soutien aux DOM de la zone, n’avait « pas vocation à disposer d’équipes médicales ou de matériel à bord ».
« On pensait le porte hélicoptère Mistral venir dans l’océan Indien en soutien médical aux populations à Mayotte et à la Réunion, idiots que nous sommes, a tweeté le parlementaire de Strasbourg. Il va servir à acheminer du matériel et rapatrier les Français se trouvant à l’étranger. Tant mieux pour eux. Tant pis pour nous. C’était bien la peine de faire tout ce cinéma autour de ce porte hélicoptère. »
younous omarjee
@younousomarjee
On pensait le porte hélicoptère Mistral venir dans l’Ocean Indien en soutien medical aux populations à Mayotte et à la Réunion. Idiots que nous sommes. Il va servir à acheminer du matériel et rapatrier les francais se trouvant à l’etranger. »Tant mieux pour eux.Tant pis pour nous
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14:43 - 27 mars 2020
Il est vrai que l’envoi de deux porte-hélicoptères, l’un dans l’océan Atlantique, l’autre dans l’océan Indien, a été l’occasion d’une mise en scène martiale et un peu grandiloquente de l’exécutif en direction des Outre-mer. Contacté par Mediapart, le ministère des Outre-mer fait savoir que « le premier ministre, dans son intervention du 28 mars 2020, a précisé les missions des porte-hélicoptères envoyés en outre-mer. Ils serviront à accueillir des patients, à décharger les hôpitaux sur place mais aussi à assurer des flux logistiques ».
Cette défense en demi-teinte contraste avec la prise de position franche de la ministre Annick Girardin dans ce qu’il faut bien appeler « le scandale des masques moisis ». Interrogée par le Journal de l’île de la Réunion (JIR), la ministre a estimé que « la distribution des masques défectueux est tout bonnement inacceptable. Toute la lumière devra être apportée sur cette question à l’issue de cette crise. Nous en tirerons toutes les conséquences le moment venu ».
younous omarjee
@younousomarjee
Honteux : À l’ile de la Réunion, ce sont des masques moisis qui sont livrés. Digne ? Digne d’un pays comme la France ? À LaRéunion, à #Mayotte l’imprévoyance de l’Etat, l’inorganisation, la faiblesse des services publics orientent vers un drame d’ampleur.
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zinfos974.com
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07:56 - 25 mars 2020
La direction de l’ARS océan Indien est directement menacée par cette prise de position, des centaines de masques recouverts d’une pellicule verdâtre de pourriture étant parvenus sur l’île de La Réunion. Le département se trouve en très forte pénurie de matériel, y compris pour le personnel hospitalier et des Ehpad.
De quoi raviver dans la population traumatismes et colères, alors que le « double étiquetage » des produits alimentaires, c’est-à-dire des dates de péremption différentes dans les îles et en métropole, n’est interdit que depuis 2017.
Dans ces conditions, comment s’étonner que la pensée magique, familière aux habitants, à la culture héritée de l’esclavage et de la violence coloniale, fasse un retour sur l’île ? Plongé dans une contrainte des corps et une spoliation culturelle et spirituelle depuis le début de leur relation avec la France, le peuple des îles hésite entre demander le secours de Paris et se couper d’une source de contamination évidente.
À Mayotte, c’est à un véritable renversement des pôles que la population a assisté, médusée, ces derniers jours. L’Union des Comores s’est fait un plaisir de repousser des kwassas-kwassas de son espace maritime. Il s’agit de ces embarcations qui transportent habituellement des ressortissants d’Anjouan jusqu’aux côtes françaises de Mayotte, au péril de leur vie. Précisément pour des raisons sanitaires et d’accès à l’hôpital.
C’était avant que le nouveau coronavirus ne contamine Mayotte en épargnant pour l’instant Moroni et les Comores indépendantes.
« À mon avis, l’histoire des kwassas repoussés dans l’autre sens est un épiphénomène, tient à relativiser Jamel Mekkaoui, directeur de l’Insee dans l’Île aux parfums. La question qui est en train de se poser ici est celle du respect du confinement, du rester-chez-soi, sur une île où 40 % de l’habitat est en tôle, où 30 % des logements ne disposent pas d’un accès à l’eau, où 57 % des habitations sont dites surpeuplées et où 33 % de ces logements sont dits en surpopulation aggravée. »
L’île de Mayotte, qui compte près de 300 000 habitants, ne dispose que d’une dizaine de lits de réanimation et la population – étrangère pour moitié, et parfois en situation irrégulière –, survit dans une précarité et un climat de violence extrêmes.
« Presque plus urgent que l’épidémie, il y a la situation économique, assène Jamel Mekkaoui. L’économie est à l’arrêt mais ici plus d’un tiers des entreprises et des citoyens sont dans une logique de subsistance, de survie. Une part non négligeable de la population a besoin d’activité pour subvenir aux besoins primaires de leur famille. Un peu comme à Madagascar ou en Inde, se nourrir chaque jour est un enjeu qui représente au niveau comptable plus de 9 % du PIB de Mayotte. Rester chez soi est un luxe en réalité… Ici, la question prend un autre sens. »
À Mayotte, tout comme un peu plus bas dans l’océan Indien, les liaisons aériennes avec l’Europe ont été coupées. Pour les résidents et les personnes originaires de ces territoires qui souhaiteraient rentrer chez elles, des liaisons non régulières existent encore. Pour les emprunter, il faut être prêt à être confiné d’une façon extrêmement stricte pendant quatorze jours.
L’album de bande-dessinée, « La grippe coloniale » d’Appollo et Huo-Chao-Si raconte comment la contamination de l’île par la grippe espagnole a ébranlé la société insulaire apès la Première Guerre mondiale. © Vents d’Ouest
De quoi là encore raviver les souvenirs tirés d’une mémoire collective enfouie depuis longtemps : les terribles lazarets où étaient confinés les esclaves en provenance de Madagascar et d’Inde à leur débarquement des bateaux. Seule lueur d’espoir dans ce maelström d’émotions et de traumatismes refaisant surface : la grippe espagnole, fléau qui avait emporté une bonne part de la population réunionnaise au début du siècle dernier, avait fini par trouver un terme aussi subit que son arrivée sur l’île avait été brutale.
Le secours n’était pas venu de mesures de prophylaxie ni d’un remède et encore moins d’un soutien de la France : c’est un cyclone, une tempête, qui avait miraculeusement lavé l’île des miasmes de « la grippe coloniale ».