L’argument ne passe plus. Il a beau être répété sur tous les tons, dans les médias ou à l’Assemblée nationale, il ne passe plus. Jeudi 9 avril, la porte-parole du gouvernement Sibeth Ndiaye s’est de nouveau attiré les foudres de l’opposition en déclarant sur France Info qu’il n’existait aucune « doctrine en France tendant à dire qu’il faut porter le masque en population générale ». Le gouvernement prendra une éventuelle décision en la matière « dès lors que nous pourrons la bâtir sur un consensus scientifique », a-t-elle ajouté.
« Ce n’est pas le consensus scientifique qui manque, ce sont les masques ! Arrêtez de mentir aux Français ! Qu’attendez-vous pour planifier la production et la distribution ? », a questionné le député La France insoumise (LFI) Bastien Lachaud [1]. « Nous savons que la pénurie n’est pas de votre seul ressort, mais s’il vous plaît, cessez de nous prendre pour des abrutis. Est-ce si difficile de s’abstenir de mentir ? Nous ne demandons pas de miracle, juste le respect de notre intelligence », a également commenté le député européen Raphaël Glucksmann [2].
Deux jours plus tôt, au Palais-Bourbon, le ministre des solidarités et de la santé Olivier Véran expliquait déjà qu’il n’y avait « aucune décision de recommandation du port du masque, ni obligatoire, ni recommandé, en tout cas à ce stade, pour la population générale ». En tout cas à ce stade. Toute la stratégie de l’exécutif, qui navigue au jour le jour, au gré des inconnues qui se présentent à lui, est résumée dans cette formulation. « On adapte la doctrine en fonction de la disponibilité des stocks, reconnaît un conseiller. Il n’y a rien d’autre à comprendre. »
Peinant à renflouer les stocks en question pour fournir du matériel aux soignants, le pouvoir se retranche depuis le début de la crise sur les divergences scientifiques afin de justifier ses propres tâtonnements. Les ministres citent ainsi régulièrement les préconisations de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) qui, selon les dernières déclarations de Sibeth Ndiaye, « ne recommande pas le port du masque dans la population en général ». En vérité, il s’agit là d’une conclusion un peu courte tirée des avis rendus par l’agence internationale.
Certes, comme l’a récemment reconnu le directeur général de l’institution, le docteur Tedros Adhanom Ghebreyesus, « il n’y a pas de réponse binaire, pas de solution miracle ». Pour autant, « le port d’un masque médical est l’une des mesures de prévention qui peut limiter la propagation de certaines maladies respiratoires virales, dont le Covid-19 », peut-on lire dans cette notice de l’OMS, datée du 6 avril. Au mois de février, l’agence internationale indiquait effectivement qu’il n’était pas nécessaire que les personnes asymptomatiques en portent. Mais elle précisait alors que cette recommandation visait notamment à préserver le marché.
Voilà des années que les scientifiques insistent sur le fait que le port du masque n’est pas un gage en soi. Il faut savoir l’utiliser correctement et associer cette utilisation à « d’autres mesures d’ordre général », dont les fameux « gestes barrières ». Mais jamais ils n’ont dit que les masques ne « ne servaient à rien », comme l’a souvent martelé l’exécutif pour éviter de parler de pénurie. « Il aurait sans doute été plus simple d’expliquer qu’il n’y a pas assez de masques pour 68 millions de personnes, souffle un conseiller ministériel. Aujourd’hui, ça paraît évident que cette communication était absurde. »
D’autant plus évident que les enquêtes d’opinion, sur lesquelles le pouvoir garde les yeux rivés, l’attestent. « Ils sont très inquiets par les derniers sondages qui disent qu’une grande majorité des Français pensent qu’ils ont menti sur le sujet », indique un autre membre de cabinet. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’Emmanuel Macron souhaite « reprendre la main » en s’exprimant lundi 13 avril au soir, dans une allocution que certains présentent comme « décisive ». Un exercice visant à clarifier la donne après des semaines de communication en zigzag, rythmées par un renouvellement du confinement tous les 15 jours.
Ce qui a été fait jusqu’ici par le président de la République n’a pas franchement aidé à la compréhension. Une rhétorique guerrière critiquée dans ses propres rangs, des déplacements jugés inutiles, des images catastrophiques d’un bain de foule en Seine-Saint-Denis, une visite surprise au professeur Didier Raoult, interprétée comme un blanc-seing donné à ses études sur l’hydroxychloroquine, qui suscitent de vives controverses au sein de la communauté scientifique… Et derrière cette « politique spectacle », pour reprendre les mots du président de la fédération des Médecins de France Jean-Paul Hamon, une seule question, toujours en suspens : comment envisager un début de déconfinement en l’absence de masques et de tests ?
La France a officiellement commandé 2 milliards de masques à la Chine, lesquels sont censés être livrés par « toute une série de vols qui vont s’échelonner d’ici la fin du mois de juin », a récemment indiqué le ministre des affaires étrangères Jean-Yves Le Drian, sur BFMTV. À ces importations s’ajoute la production française que le chef de l’État avait promue le 31 mars, depuis l’usine Kolmi-Hopen, dans le Maine-et-Loire. Mais cela ne suffira pas pour l’ensemble de la population. « Si on considérait que 100 % des Français devaient porter un masque en en changeant toutes les quatre heures, cela nous ferait 248 millions de masques par jour. Sur cent jours, il faudrait 24 milliards de masques… », notait Olivier Véran, dès le 24 mars
Dans son avis du 2 avril, le conseil scientifique, présidé par Jean-François Delfraissy, soulignait la nécessité de préparer, dans le cadre de la stratégie post-confinement, « la disponibilité des protections matérielles comme les gels hydroalcooliques et les masques à l’usage des personnels soignants, des personnes en situation d’exposition au virus en priorité, puis à l’ensemble de la population, comme en Asie ». Pour l’heure, cette disponibilité, s’agissant des masques FFP2 et chirurgicaux, est loin d’être acquise. On comprend dès lors pourquoi Édouard Philippe répète que « le déconfinement n’est pas pour demain ».
Faute de stocks et face à un marché international de plus en plus tendu, une autre option se profile : celle de l’utilisation de masques dits « alternatifs ». Actant la pénurie, l’Académie de médecine s’est prononcée en faveur du port obligatoire « d’un masque grand public anti-projection, fût-il de fabrication artisanale dans l’espace public », en période confinement et après. Dans la foulée, le directeur général de la santé Jérôme Salomon a lui aussi « encouragé le grand public, s’il le souhaite, à porter des masques alternatifs ».
Ces propos ont laissé penser à un changement de doctrine du gouvernement, qui a été contraint de redresser le tir, alors que les tutoriels de confection artisanale fleurissaient sur Internet et que la mairie de Paris annonçait vouloir fournir deux millions de masques en tissu réutilisables à ses administrés. « C’était vraiment une phrase malheureuse… », regrette un conseiller. Pour le moment, l’exécutif s’en tient à l’avis rendu fin mars par la Société française des sciences de la stérilisation (SF2S) et la Société française d’hygiène hospitalière (SF2H), selon lequel « il n’existe pas de preuve scientifique de l’efficacité des masques en tissu ». Les masques FFP2 et chirurgicaux sont les seuls dont il est aujourd’hui attesté qu’ils offrent une protection.
Le problème reste donc entier : il n’y en a pas assez pour tout le monde. Mais au lieu de le dire clairement, le pouvoir continue de s’enferrer dans une communication inaudible, qui agace même ses soutiens. « Le masque est un “geste barrière”, c’est du bon sens. Ne tergiversons pas », a fait valoir l’ancien ministre de l’écologie François de Rugy. En masquant les difficultés qu’il rencontre pour obtenir du matériel de protection, le pouvoir ne fait pas qu’entretenir la confusion : il s’attire aussi les foudres des collectivités locales. Il y a quelques jours, ces dernières dénonçaient les réquisitions de leurs commandes personnelles, opérées par la préfecture du Grand Est, à même le tarmac de l’aéroport Bâle-Mulhouse.
« C’est un manque de responsabilité absolu de la part du gouvernement », s’était énervée, dans un communiqué, la présidente Les Républicains (LR) du département des Bouches-du-Rhône Martine Vassal, évoquant « un nouveau scandale d’État ». Assurant qu’il n’était pas question de lancer une « guerre des masques », le ministre de l’intérieur Christophe Castaner a convenu que « la méthode [avait] été mauvaise ». « Il n’y a pas eu de réquisition », a-t-il toutefois juré devant le Sénat, en parlant de « droit de tirage prioritaire ». Cette dénégation n’a pas tardé à être mise à mal par L’Est Républicain, qui a publié un arrêté du préfet du Haut-Rhin « portant réquisition de masques chirurgicaux dans le cadre de la gestion du Covid-19 ».
En Île-de-France, une partie des millions de masques commandés par la région a été donnée à l’Agence régionale de santé (ARS) pour qu’elle se charge de la distribution, notamment dans les Ehpad, qui rencontrent toujours de grandes difficultés. « L’État veut tout gérer tout seul, mais ils sont clairement embêtés, confie un cadre de la collectivité dirigée par Valérie Pécresse. Ils ne calculent pas les régions, c’est tout le problème du pouvoir de Macron depuis le début du quinquennat d’ailleurs. » Jeudi 9 avril, une réunion s’est tout de même tenue entre l’exécutif et les dirigeants d’associations d’élus pour calmer les esprits. Plusieurs participants ont souligné les difficultés de coopération avec les ARS, qualifiées de « baronnies », rapporte Le Monde.
Côté appareil d’État, certains confirment que la « centralisation » des décisions et la « compétition » qui s’est engagée entre les différents services ralentissent les procédures. Ils décrivent « une instabilité totale du dispositif » de crise, des gens qui partent, des gens qui arrivent, des « bagarres » pour assurer le pilotage de tel ou tel dossier. Sans compter l’énergie folle dépensée par les uns et les autres pour préparer les argumentaires dans la perspective des futures commissions d’enquête. « Ils savent qu’on va déjà leur reprocher beaucoup, ils ne veulent pas en rajouter, explique un conseiller. Ils sont terrorisés par le code des marchés publics. »
L’exécutif navigue à vue
Peinant à renflouer ses stocks, le gouvernement continue de se retrancher derrière le « consensus scientifique » pour repousser l’obligation de porter un masque dans l’espace public. Cette mesure paraît inéluctable dans la perspective d’un déconfinement qui, faute de matériel, n’est vraiment « pas pour demain ». En attendant, le pouvoir cafouille.
Parmi les soutiens d’Emmanuel Macron, d’autres en profitent pour pointer une nouvelle fois les lourdeurs de la technostructure et la nécessité d’un « reset » à l’issue de la pandémie – oubliant encore et toujours que le président de la République en est le pur produit. « Des commandes rapides et efficaces ? Ils ne savent pas faire », tranche l’un d’entre eux, visant « les technos de Matignon ». Dans les cabinets ministériels, les plus optimistes préfèrent souligner qu’« on est désormais dans une situation moins délicate qu’au début » de la crise. Moins délicate peut-être, mais délicate quand même.
Ellen Salvi
• MEDIAPART. 26 MARS 2020 :
https://www.mediapart.fr/journal/france/260320/l-epidemie-grossit-la-loupe-les-failles-du-pouvoir
Masques : après le mensonge, le fiasco d’Etat
EXÉCUTIF ENQUÊTE
Des livraisons en retard, des occasions ratées, des interlocuteurs fiables méprisés et, in fine, des importations plus efficaces pour les entreprises que pour les soignants : une nouvelle enquête de Mediapart, étayée par des témoignages et des documents confidentiels, démontre les choix stratégiques catastrophiques du gouvernement dans l’approvisionnement du pays en masques.
Alors que le gouvernement vient d’ajuster son discours sur l’usage des masques face au Covid-19, une nouvelle enquête de Mediapart montre que la France n’arrive toujours pas, trois mois après le début de l’épidémie sur son territoire, à importer suffisamment de matériel pour faire face à ses besoins les plus élémentaires, à commencer par l’équipement des soignants au contact du virus.
A minima, près de 3 000 personnels soignants ont à ce jour été infectés par le Covid-19, selon les estimations du site spécialisé Actusoins.com portant sur quelques villes seulement https://www.actusoins.com/327036/soignants-contamines-le-point.html.
Étayées par de nombreux témoignages et documents confidentiels, émanant de sources au cœur de l’État et d’entreprises privées, ces révélations montrent que :
• En termes de livraisons de masques, les annonces ne sont pour l’heure pas suivies d’effets, avec des objectifs seulement remplis à 50 %. Et au rythme où vont les choses, il faudrait en théorie deux ans à la France pour acheminer les 2 milliards de masques promis par le ministère de la santé.
• En mars, alors que l’épidémie faisait déjà des ravages, le gouvernement a raté l’importation de dizaines de millions de masques, y compris les précieux FFP2 pour les soignants, avec des entreprises pourtant jugées fiables par l’État lui-même.
• La stratégie gouvernementale apparaît toujours aussi incohérente. Alors que les soignants continuent de manquer cruellement de protection, des dizaines de millions de masques arrivent aux entreprises… avec l’aide de la puissance publique.
Voici notre enquête.
Des importations ratées
Les boîtes mails des conseillers du ministre de la santé Olivier Véran détiennent un trésor d’une valeur aujourd’hui inestimable : des millions de masques, dont des FFP2, ce matériel protection qui fait aujourd’hui tant défaut aux soignants, contaminés par milliers par le Covid-19.
Selon nos informations, plusieurs membres du cabinet du ministère ont en effet reçu de la part d’entreprises françaises, dans le courant du mois de mars, des propositions d’importations rapides et massives de matériel. Ils ont choisi de ne pas y donner suite. Et ils ont de quoi s’en mordre les doigts aujourd’hui.
À ce jour, les masques FFP2, les seuls qui protègent leurs porteurs (les masques chirurgicaux empêchent seulement de contaminer les autres), sont une denrée extrêmement rare. Les stocks d’État sont exsangues et le marché international sous haute tension. L’État n’en avait plus que 5 millions en stock le 21 mars, alors même que leur distribution est, aujourd’hui encore, rationnée de façon drastique. De nombreux soignants (hospitaliers, médecins de ville, pompiers) n’en disposent pas. Ils sont pourtant en contact quotidien avec des patients infectés par le Covid-19 (lire notre précédente enquête ici [3]).
L’entreprise de Lucas* aurait sans doute pu résoudre une partie du problème si son offre avait seulement été traitée en haut lieu. « À l’époque, j’étais capable de livrer 20 millions de FFP2 par mois, il n’y avait pas encore le rush d’aujourd’hui », explique cet importateur, qui a écrit à plusieurs conseillers d’Olivier Véran dans la première quinzaine du mois de mars.
Dans l’un des courriels consultés par Mediapart, Lucas donne toutes ses références et certifications. L’usine chinoise avec laquelle il travaille peut sortir 3 millions de masques par semaine, qu’il peut livrer en France huit jours plus tard. Lucas dit n’avoir reçu aucune réponse du ministère de la santé.
Dans notre précédente enquête, nous avions déjà révélé la situation ubuesque de plusieurs entrepreneurs, dont un expert français en sourcing industriel en Chine, Julien*. Il s’était fait éconduire par le cabinet d’Olivier Véran, le 17 mars, après envoyé deux jours plus tôt une proposition détaillée pour fournir 6 à 10 millions de masques chirurgicaux par semaine (dont 1 million de FFP2).
Julien avait aussi pu échanger avec le professeur Jérôme Salomon, le directeur général de la santé, qui lui avait confirmé les besoins urgents de l’État : « Je vous garantis que nous cherchons tous azimuts [des masques – ndlr] », lui écrivait-il, le 13 mars.
Interrogé par Mediapart sur le refus opposé à Julien mais aussi à d’autres importateurs, le ministère de la santé avait alors remis en question leur « fiabilité ». « S’auto-désigner comme un interlocuteur sérieux n’a jamais constitué une preuve en soi que c’est bien le cas », ajoutait même le cabinet d’Olivier Véran, visiblement sûr de son fait, dans la réponse adressée à Mediapart le 1er avril (à relire ici :
https://www.mediapart.fr/journal/france/020420/masques-les-preuves-d-un-mensonge-d-etat/prolonger).
Il s’agissait d’un nouveau mensonge. Si ce n’est pas le cas de Julien, plusieurs autres importateurs qui nous ont dit avoir été ignorés par l’État ont été officiellement référencés, depuis la fin du mois de mars, par le ministère de l’économie et des finances comme des importateurs fiables pour les entreprises françaises qui veulent acheter des masques, d’après des documents que nous avons consultés.
Mediapart a pu retracer, en plus de Lucas, les situations de trois autres entreprises françaises, également référencées dans les listings officiels de Bercy, mais dont les offres pour les établissements de santé ont été ignorées au mois de mars par le ministère de la santé. La plupart ont requis l’anonymat, vu la sensibilité du sujet.
C’est par exemple le cas de Fernand*. Dans la première quinzaine du mois de mars, cet importateur est très inquiet de la situation dans les hôpitaux. Il sollicite, par mail lui aussi, un conseiller du cabinet d’Olivier Véran dont il a obtenu les coordonnées.
Fernand travaille avec la Chine dans le domaine médical depuis plusieurs années. Il peut livrer des millions de masques chirurgicaux pour les soignants dans les trois semaines. Mais son mail ne reçoit pas la moindre réponse, ni même un accusé de réception. « J’étais surpris, j’ai fait plusieurs tentatives sans succès. » Peut-être le ministère a-t-il considéré qu’il n’était pas fiable. « Je fournis pourtant des grands groupes cotés en bourse », répond-il.
C’est avec la plus grande volonté du monde que Bernard Malaise, à la tête de la société d’import ID Services, et qui travaille avec des fournisseurs industriels chinois depuis plus de dix ans, a lui aussi proposé son aide au ministère. Nous sommes le 21 mars et les masques continuent à faire défaut à la France.
Olivier Véran évoque même publiquement la pénurie en conférence de presse. « Lors de son allocution du samedi 21 mars, le ministre de la santé indiquait que les stocks de masques FFP2 en France n’étaient plus que de 5 millions », se souvient M. Malaise (lire ici les déclarations du ministre [4]).
Or, la consommation pour les hôpitaux français est, malgré les nombreuses restrictions, passée à 40 millions de masques chirurgicaux et FFP2 par semaine. Bernard Malaise connaît bien le sujet. L’une de ses sœurs « travaille aux urgences à l’hôpital Cochin à Paris depuis plus de 30 ans » : « Ce qu’elle vit aujourd’hui avec ses pairs est inouï. Chaque jour, chaque nuit, j’y pense… »
Le chef d’entreprise cherche ce week-end-là à contacter le ministère de la santé pour proposer d’importer des masques, mais ses appels restent vains. Deux jours plus tard, la société ID Services ouvre elle-même un canal d’importation. « Nous sommes une PME semblable à des milliers d’autres en France : sans aucune assistance ni aide externe, nous sommes en train de réceptionner 5 millions de masques chirurgicaux et de FFP2 en moins de quatre semaines. »
« Comme d’autres salariés d’ID Services », Bernard Malaise est « 24 heures sur 24 au bureau ». Il ne se « repose que quelques heures ici ou là » sur un lit de camp. Dans « moins d’un mois, nous dépasserons les 10 millions de masques importés pour la France » : « C’est peu par rapport aux besoins de notre pays, c’est énorme pour l’usage que nous en faisons. »
ID Services approvisionne des PME et PMI qui ont besoin de protéger leurs salariés, mais donne aussi des milliers de masques à des professionnels de santé. « Force est de reconnaître qu’en matière d’importation de masques, tout particulièrement les masques FFP2, l’échec de l’administration et des grands groupes qui étaient proches ou non du pouvoir est patent », note Bernard Malaise.
Un dernier importateur, Franck*, lui aussi bien connecté à des producteurs chinois et référencé par Bercy, pouvait également fournir le ministère. Selon nos informations, un membre de la cellule interministérielle qui gère les commandes de l’État a même engagé des discussions très avancées avec lui pour une commande de plus de 20 millions de FFP2, avec un échéancier de livraison sur les semaines suivantes. Mais, pour des raisons inexpliquées, la commande a brutalement été stoppée, dans la dernière semaine de mars, juste avant sa signature. « Je ne veux pas jeter la pierre à l’État. Je me suis dit qu’ils avaient un plan pour livrer plus vite le personnel soignant, ce qui est l’essentiel », explique Franck.
Les embrouilles de la mégacommande
Après deux mois de gestion chaotique, le gouvernement pense en effet avoir enfin trouvé la martingale : le 21 mars, le ministre de la santé Olivier Véran annonce que la France a commandé 250 millions de masques, dont une bonne partie à des fournisseurs chinois.
L’exécutif est tellement sûr de lui qu’il publie le même jour au Journal officiel un décret daté de la veille, qui libéralise l’importation de masques pour les entreprises et les collectivités. Les importateurs qui ont fait des offres à l’État sont redirigés vers la toute nouvelle « cellule masques » de Bercy, chargée de référencer les importateurs sérieux capables de fournir les entreprises (lire plus bas).
Bref, l’État signifie aux importateurs qu’il n’a plus besoin d’eux, car il a déjà commandé des masques à foison pour ses personnels soignants.
À première vue, les annonces du ministre de la santé sont éblouissantes : le 28 mars, Olivier Véran claironne que la commande initiale de 250 millions « dépasse désormais le milliard ». Le 1er avril, à l’Assemblée, il indique que la commande a bondi à « plus d’un milliard et demi de masques », puis à « pas loin des deux milliards » trois jours plus tard, dans une interview à Brut [5].
Il y a, en réalité, derrière cette surenchère de milliards, une opacité totale et plusieurs embrouilles. Le ministre de la santé n’a jamais donné, au fil de ses annonces, de chiffres comparables : il s’agit tantôt des commandes en Chine, tantôt des commandes totales incluant la production des usines françaises (8 millions de masques par semaine).
Lors de sa réponse du 1er avril à notre précédente enquête, le cabinet d’Olivier Véran avait réussi à se contredire dans la même phrase en indiquant que le milliard du 28 mars correspondait uniquement aux achats chinois… et qu’il incluait la production française.
Il y a une seconde donnée cachée : le ministre n’a jamais annoncé le nombre de masques FFP2 commandés. Or, ce sont ces masques, les seuls qui protègent leurs porteurs, qui manquent le plus cruellement au personnel soignant. Selon une source anonyme à la Direction générale de la santé citée par France Info, il n’y en aurait que 74 millions dans le milliard annoncé le 28 mars.
Contacté au sujet du nombre réel de masques commandés en Chine et de la proportion de FFP2, le ministère de la santé n’a pas répondu à nos questions.
Une chose est sûre : pour atteindre de tels volumes, le gouvernement a fait le choix risqué de mettre une grande partie de ses œufs dans le même panier. L’exécutif a choisi de passer ses commandes chinoises à quatre gros fournisseurs : Segetex EIF, Aden Service, Fosun et BYD. Cette liste figure dans des instructions écrites diffusées par le gouvernement et les préfets à l’attention des entreprises et des collectivités locales, pour leur demander d’éviter « si possible » de se fournir en masques auprès de ces « quatre fournisseurs privilégiés de l’État ».
© Document Mediapart
Segetex EIF est le seul groupe français de la liste : cette PME familiale possède une usine de masques près de Roanne (Loire) et une seconde, beaucoup plus grosse, en Chine. Pas de chance, elle est située à Wuhan, épicentre de l’épidémie de Covid-19. Résultat : alors que la plupart des fabricants chinois de masques ont été de nouveau autorisés à exporter fin février, l’usine de Segetex était toujours fermée lorsque l’État a passé commande en mars et n’a pu redémarrer sa production que le 2 avril. Vu l’urgence sanitaire, était-ce vraiment le meilleur choix pour fournir la France ? Segetex et le ministère de la santé n’ont pas répondu.
Aden Services, le second fournisseur de l’État, est une success story franco-chinoise. Fondé en 1995 par Joachim Poylo, fils d’un armateur du Havre émigré à Shanghai, ce groupe chinois est devenu un mastodonte de 25 000 salariés, spécialisé dans les services aux entreprises (nettoyage, sécurité, restauration, etc.). Mais cette activité semble très éloignée du matériel médical. Aden ne figure d’ailleurs pas dans la liste des fabricants de masques autorisés à exporter, publiée début avril par le gouvernement chinois. Le groupe de Joachim Poylo a-t-il joué un simple rôle de courtier en sélectionnant des fournisseurs pour le compte de la France ? Aden et le ministère de la santé n’ont pas répondu.
Très peu connu en France, BYD est un géant industriel chinois, spécialisé dans les batteries et les automobiles, en particulier les voitures électriques. Lorsque l’épidémie a éclaté en Chine en janvier, BYD a reconverti en un temps record l’un de ses sites dans la fabrication de masques. Selon un communiqué de l’entreprise, ce serait aujourd’hui la plus grosse usine du monde, avec 5 millions d’unités produites par jour [6].
Le dernier de la liste, Fosun, est le plus gros conglomérat privé chinois, présent dans la santé (hôpitaux, industrie pharmaceutique), la finance, le divertissement et le tourisme (il possède en France le Club Med). Fosun ne fabrique pas de masques. Mais à l’instar d’autres entreprises chinoises, Fosun s’est lancé à corps perdu dans la lutte contre le Covid, comme le détaille ce communiqué.
Lorsque l’épidémie a touché la Chine en janvier et que le pays manquait de masques, le conglomérat en a acheté des millions à l’étranger, notamment en Europe. Maintenant que la situation s’est inversée, Fosun a lancé une opération de mécénat mondiale [7], symbolique de la volonté de la Chine de s’afficher en sauveur de la planète. Fosun a acheté à ce jour 2,6 millions de masques pour les offrir aux pays les plus touchés, dont les États-Unis, l’Italie, le Royaume-Uni et la France.
Interrogé au sujet du rôle du groupe dans la mégacommande passée par la France, Fosun a refusé de nous répondre, nous renvoyant vers le ministère de la santé, qui n’a pas non plus répondu. Le groupe chinois s’est borné à nous confirmer qu’il ne « produit pas lui-même de masques », mais qu’il « essaye de mobiliser au mieux ses ressources globales pour aider les pays affectés par la pandémie ».
L’exécutif entretient une opacité totale sur les contrats avec ces quatre fournisseurs. Aucune information n’a été communiquée sur les quantités commandées à chacun, les tarifs et les délais de production.
Même silence sur les conditions de sélection de ces entreprises. Le ministre des affaires étrangères Jean-Yves Le Drian s’est vanté mardi sur BFMTV d’avoir été « le courtier d’Olivier Véran » en Chine, notamment pour y « identifier » les fournisseurs. Mais l’exécutif refuse de dire si la commande a été négociée en tout ou partie avec l’État chinois, et si Pékin a donné des garanties sur le rythme des livraisons. Interrogé par Mediapart, Jean-Yves Le Drian n’a pas répondu.
Plusieurs importateurs interrogés par Mediapart jugent que la stratégie de l’État, qui a ignoré les « petits » fournisseurs déjà implantés sur le marché du matériel médical et presque tout misé sur quatre gros, est extrêmement risquée, voire absurde.
Ces professionnels estiment qu’il aurait fallu rafler toutes les capacités de production disponibles au plus vite, même les plus modestes.
« Ce n’est pas quatre gros fournisseurs que l’État aurait dû prendre dans une telle situation d’urgence, mais vingt ! La demande est telle en Chine qu’il faut multiplier les canaux d’importation », explique à Mediapart un importateur de matériel médical, référencé par la « cellule masques » de Bercy.
Difficile de leur donner tort : trois semaines après l’annonce de la première mégacommande, les milliards de masques chinois ne sont livrés qu’au compte-gouttes.
Des « milliards » de masques introuvables
Lorsque Olivier Véran a annoncé le 28 mars, aux côtés du premier ministre Édouard Philippe, « un pont aérien étroit et intensif entre la France et la Chine » pour acheminer la mégacommande de l’État, les personnels soignants ont dû se sentir rassurés. Souvent utilisée en situation de conflit armé ou de catastrophe humanitaire, cette expression imagée suggère l’idée d’allers-retours incessants pour ramener au plus vite les masques tant attendus.
Deux semaines plus tard, la promesse du gouvernement a déjà du plomb dans l’aile.
Selon Le Monde, l’État a commencé à chercher un prestataire le week-end du 21-22 mars, juste après l’annonce de la première commande de 250 millions de masques. C’est le transporteur Geodis, filiale privée de la SNCF, qui a été choisi, là encore dans la plus totale opacité. L’État et l’entreprise n’ont communiqué aucun élément sur la nature du marché public et le processus de sélection, et ont refusé de répondre à nos questions.
Le 30 mars, deux jours après l’annonce du « pont aérien », un premier avion chargé de 8 millions de masques se pose à l’aéroport de Paris-Vatry, dans la Marne, à 150 km à l’est de la capitale, devant l’objectif des caméras et des photographes. Une belle opération de communication.
Dans la foulée, Geodis détaille dans la presse les modalités du « pont aérien » opéré pour l’État. L’entreprise dit avoir trouvé en un temps record, grâce à un contrat passé avec la compagnie aérienne russe Volga-Dnepr, des Antonov 124, les deuxièmes plus gros avions cargos au monde, capables d’emporter plus de 10 millions de masques d’un coup. Geodis annonce quatre rotations par semaine et seize vols au total d’ici la fin avril.
Mais le compte n’y est pas. Comme l’a reconnu Olivier Véran, deux Antonov seulement se sont posés à Vatry la semaine dernière (le 30 mars et 1er avril), pour 21 millions de masques livrés. Selon nos informations, la situation est identique cette semaine, avec deux Antonov arrivés à Vatry mercredi et jeudi, ce qui correspond à environ 20 millions de masques.
« Entre le 30 mars et le 9 avril compris, nous avons reçu huit avions remplis essentiellement de masques », indique à Mediapart le responsable des cargos à Vatry, Yoann Maugran. Parmi eux, cinq ont été affrétés par Geodis, dont les quatre Antonov. Pour chaque Antonov, il estime « entre 8 et 10 millions le nombre de masques transportés ». Géodis travaillant à la fois pour l’État et le privé, on ignore à qui était destinée la cargaison du cinquième vol.
Air France et CMA-CGM ont indiqué participer au « pont aérien », mais cette terminologie englobe l’ensemble des livraisons de masques depuis la Chine, y compris celles destinées aux entreprises (lire plus bas). Ces deux entreprises ont refusé de nous dire si elles livraient une partie des commandes de l’État.
Yoann Maugran n’a pas voulu nous donner de détails, mais indique que son aéroport a servi à acheminer 49 millions de masques, dont « environ 70 ou 80 % qui sont des commandes publiques ». Soit un total de quelque 40 millions de masques en deux semaines pour l’État livrés à Paris-Vatry, ce qui confirme notre estimation.
Les vols du « pont aérien » opéré pour l’État par les Antonov de Geodis sont donc deux fois moins nombreux que prévu, pour des livraisons hebdomadaires de masques de seulement 20 millions, soit la moitié des besoins actuels. Depuis le 21 mars, l’État consomme en effet 40 millions de masques par semaine, alors même que leur distribution est strictement rationnée, en particulier en matière de masques protecteurs FFP2.
À ce rythme, il faudrait deux ans pour acheminer 2 milliards de masques. Le ministre des affaires étrangères Jean-Yves le Drian a pourtant déclaré le 7 avril sur BFMTV que « le pont aérien que [l’État a] mis en place se déroule et [que] les masques commandés arriveront […] d’ici la fin du mois de juin ».
Reste à savoir si le problème vient de Geodis ou des quatre grands fournisseurs auxquels l’État a passé commande. Selon Olivier Véran, c’est la situation en Chine qui est en cause : « Parce que la Chine fait face à un risque de réémergence du virus sur son propre territoire, elle doit se préparer, a-t-il déclaré le 4 avril à Brut. Et donc c’est pas parce qu’on achète et qu’on commande des masques qu’ils vont forcément se retrouver livrés dans l’avion et ensuite qu’ils vont atterrir en France. C’est un enjeu du quotidien que d’être capables de faire en sorte que ces masques que nous avons commandés soient bien produits et qu’ils nous arrivent. […] C’est un travail diplomatique aussi qui est énorme. »
Le ministre reconnaît ainsi que malgré les gigantesques montants commandés, la France n’a obtenu aucune garantie de ses fournisseurs en matière de volumes livrés chaque semaine et dépend du bon vouloir du gouvernement chinois.
Olivier Véran se défend en indiquant que vu la concurrence acharnée sur les achats de masques, tous les pays font face au même problème et que « la France fait partie des pays qui ont commandé le plus tôt ».
Cette information est contredite par notre précédente enquête (à relire ici [8]). Et l’exécutif, en refusant les offres que lui avaient faites plusieurs importateurs au mois de mars, a aggravé la pénurie. Ce choix est d’autant plus discutable que ces importateurs se sont mis au service des entreprises, à la demande de l’État et avec son soutien actif.
Les entreprises mieux traitées que les hôpitaux
Tandis que les commandes d’État arrivent au compte-gouttes, c’est l’effervescence à Bercy. L’exécutif a fait, le 21 mars, un pari risqué. Alors même qu’il n’avait, à l’époque, aucune garantie sur ses volumes de livraison, le gouvernement a mis fin à la réquisition des masques et libéralisé presque totalement les importations. Seules les commandes de plus de 5 millions de masques sur un trimestre sont susceptibles d’être réquisitionnées, à condition que l’État le demande sous trois jours.
Dès la parution du décret, le ministère de l’économie et des finances a créé, au sein de sa Direction générale des entreprises (DGE), une « cellule masques » chargée d’aider les entreprises à importer. Elle est autonome de la cellule interministérielle chargée d’approvisionner l’État pour le personnel soignant.
Trois agents de la DGE sont mobilisés. Leur job ? Appeler les fournisseurs potentiels et vérifier leur sérieux avant de les référencer. Les hommes de Bercy n’ont aucun mal à en trouver, puisque le ministère de la santé leur a transmis les coordonnées des importateurs qui se sont manifestés avant le 21 mars. Depuis cette date, ceux qui contactent l’État pour fournir les soignants sont redirigés vers Bercy.
Le ministère de la santé leur envoie un courriel type, que Mediapart a consulté. « Considérant […] le nombre de contrats déjà signés par l’État pour assurer l’approvisionnement en masques des services de santé et d’autre part […] l’étendue des besoins à satisfaire hors personnel médical », les importateurs sont priés de contacter la cellule de la DGE. « De nombreuses entreprises sont à la recherche de fournisseurs pour répondre aux besoins qu’implique le maintien ou le redémarrage de leur activité », précise le ministère de la santé (notre document ci-dessous).
Courriel du ministère de la santé adressé à un importateur de masques © Document Mediapart
Le message est clair : l’État a ce qu’il faut pour les hôpitaux, il faut désormais servir les entreprises pour limiter l’impact de l’épidémie sur l’économie française.
Résultat : en moins d’une semaine, la cellule de Bercy est parvenue à dresser une liste de fournisseurs de confiance, compilés dans un tableur. Ce document, que Mediapart a récupéré, listait 32 importateurs dans sa version du 30 mars.
Un second tableur concerne le « pont aérien avec la Chine » destiné aux entreprises privées. Il recense les contacts de commissionnaires de transport aérien et a été réalisé pour faciliter les livraisons dans un contexte de forte diminution du trafic aérien. On y trouve les poids lourds français Bolloré Logistics, Ceva Logistics, filiale de CMA-CGM, mais aussi Geodis, qui assure des livraisons du gouvernement.
Ces documents ont été transmis par Bercy aux entreprises par l’intermédiaire des fédérations professionnelles, dont la Fédération du commerce et de la distribution (FCD), qui regroupe les chaînes de supermarchés.
Bercy y a ajouté un troisième avec ses instructions : il faut frapper vite et fort. Les commandes doivent être « massives », les « grands donneurs d’ordres » ayant pour mission de « commander des masques en très grandes quantités et au-delà de leurs propres besoins », pour les redistribuer au sein de leur filière. Comme les « capacités de production en Chine sont en train d’être saturées très vite, il y a urgence à commander et à mettre des flux réguliers », précise le ministère de l’économie (notre document ci-dessous).
Consignes données par le ministère de l’Economie aux entreprises qui veulent importer des masques. © Document Mediapart
Deux semaines après son lancement, la machine est aujourd’hui bien huilée. Selon un décompte effectué par Mediapart, les entreprises et les collectivités locales françaises, qui ont elles aussi passé de grosses commandes, ont déjà réussi à se faire livrer au moins 50 millions de masques, soit davantage que les 40 millions livrés à l’État que nous avons pu recenser, destinés au personnel soignant.
Sollicités, les services du premier ministre, du ministère de la santé et de Bercy n’ont pas souhaité commenter ces chiffres.
Il y a eu par exemple l’atterrissage très médiatisé, le 30 mars à Roissy, de l’avion d’Air France affrété par Bolloré Logistics, avec à son bord 2,5 millions de masques offerts par LVMH à l’État, et 3 millions supplémentaires achetés par des entreprises comme Casino. L’aéroport de Paris-Vatry, où arrivent les masques de l’État, a réceptionné environ 10 millions de masques commandés par le privé. Et, selon nos informations, 13,5 millions de masques sont arrivés jeudi à l’aéroport de Roissy dans un avion de Qatar Airways Cargo.
Et plusieurs dizaines de millions d’exemplaires supplémentaires sont attendus dans les prochaines jours. CMA-CGM a annoncé ce vendredi participer au « pont aérien » avec six vols par semaine, notamment affrétés auprès d’Air France, qui vont acheminer 20 millions de masques d’ici dimanche. Une partie de la cargaison serait destinée à l’État, selon Challenges [9].
Depuis le changement de discours des autorités sur la nécessité de porter un masque, toutes les entreprises en veulent, de la TPE au groupe du CAC 40, pour pouvoir reprendre leurs activités à la sortie du confinement. Plusieurs importateurs de la cellule de Bercy tirent leur épingle du jeu par leur réactivité. Ces entreprises, dont plusieurs petites PME, sont pour la plupart bien introduites en Chine, où elles travaillent avec des fournisseurs depuis des années. Certaines y ont même développé des filiales au fil du temps.
« Le masque est un dispositif médical, on l’oublie trop souvent. Et acheter ou importer des dispositifs médicaux depuis la Chine, ça ne s’invente pas. Des grands groupes français se sont fait bananer et viennent vers nous maintenant », explique Thibault Hyvernat, de la société Sterimed. « La puissance financière n’est vraiment pas le meilleur argument pour travailler dans la confiance avec les usines chinoises », appuie Bernard Malaise d’ID Services, en insistant sur la qualité des relations tissées au fil des ans avec ses fournisseurs chinois.
Les tensions sur le marché sont telles que les prix ont été multipliés par 15 depuis le début de l’année, de 2 à 30 cents de dollar pour un masque chirurgical sorti d’usine. « Quand vous êtes en compétition avec des gens qui payent cash sans même prendre le soin de vérifier la marchandise, on est forcément perdants ! », expliquait Gian Luigi Albano, ancien responsable de la Consip, la plateforme d’achats publics nationale italienne, dans une enquête sur le « Far West » de l’équipement médical diffusée sur Radio France (à retrouver ici). « Payer directement à la commande, les États acceptent de le faire pour leurs commandes, et, même ça, ça ne suffit plus ! », témoigne un importateur labellisé par Bercy.
La situation autour des masques est si tendue en Chine que des policiers armés surveillent le chargement des camions à la sortie des usines. © D.R.
La situation autour des masques est si tendue en Chine que des policiers armés surveillent le chargement des camions à la sortie des usines. © D.R.
Pour les importateurs interrogés, dont Olivier Colly, en capacité d’importer « 10 millions de masques ce mois », la « vraie problématique, c’est le transport ». « En temps normal, 80 % du fret se faisait dans les avions de ligne sous les passagers. Mais Shanghai, aujourd’hui, c’est un vrai champ de bataille. Un avion cargo complet, habituellement à 300 000 euros, vaut désormais 1 million d’euros, et les américains peuvent monter à 1,5 million ou 2 millions. »
En plus des vols avec UPS ou Geodis, le fondateur de Medicofi s’est tourné vers une alternative inédite : le train. « Je ne l’avais jamais envisagé avant mais cela s’avère plus fiable, avec un délai de 19 jours entre la Chine et la France via la Russie, la Pologne et l’Allemagne », explique-t-il.
Programmée dans dix jours, la prochaine livraison de 3 millions de masques de Thibault Hyvernat, qui a déjà « fait passer 2,5 millions de masques la semaine dernière », passera sur un appareil d’Air France qui « a enlevé des sièges dans un avion passager ».
Difficulté supplémentaire : le marché chinois s’est encore durci depuis le 1er avril et l’instauration de nouvelles règles de contrôle à l’exportation. Après avoir largement subventionné la production de masques depuis janvier, le gouvernement chinois a restreint, pour mieux s’assurer de la qualité de la marchandise sortant du pays, à une liste de 500 noms le nombre d’entreprises autorisées à fournir le reste du monde.
« Cela a remis à plat tous nos circuits d’approvisionnement. On court de tous les côtés pour trouver des solutions », explique Max Braha-Lonchant, du fournisseur Luquet-Duranton. Preuve de l’impact de la décision : les deux seuls vols Geodis prévus les 5 et 6 avril par Air France-KLM ont été annulés à cause « du changement de la réglementation des règles sanitaires en Chine ».
« Les douanes chinoises sont de plus en plus tatillonnes. Avant, il fallait trois-quatre documents à la douane, maintenant il en faut sept ou huit, note l’importateur Pierre-Michel Rogozyk. Il faut se mettre à leur place. Pour la Chine, c’est un enjeu de réputation mondiale. C’est un produit sanitaire que tout le monde veut, 130 pays ont besoin de masques en même temps. Les Chinois veulent que ce soit parfait. C’est l’heure H pour eux. »
Selon le porte-parole du ministère du commerce Gao Feng, en conférence de presse le 9 avril, pas moins de 130 pays et 14 organisations internationales ont signé des contrats de matériel médical avec des entreprises chinoises, ou sont en passe de le faire. Les statistiques des douanes chinoises indiquent que le pays a fourni 3,86 milliards de masques dans le monde entre le 1er mars et le 4 avril. « En deux mois, de janvier à mars, mon fournisseur a monté 33 lignes de production ! », explique Oliver Colly, de Medicofi.
Ce vendredi 10 avril, les autorités ont annoncé, « avec effet immédiat », un nouveau durcissement des procédures de contrôle sur 11 produits médicaux à l’export [10], dont les masques, qui devront systématiquement être inspectés physiquement par les autorités avant le départ.
Un importateur, qui souhaite rester anonyme, craint que le délai de passage en douane ne s’allonge et ne dure désormais « entre 7 et 14 jours ». « Entre le moment où la commande est passée et le moment où ça va arriver en France, il va se passer un mois. Il risque d’y avoir de grosses ruptures d’approvisionnement pour la France », redoute-t-il.
Une stratégie gouvernementale incohérente
Interviewé le 4 avril par Brut, le ministre de la santé Olivier Véran déclarait que l’ouverture des importations de masques aux entreprises et aux collectivités locales n’est « pas un grand succès, hélas ».
Notre enquête montre exactement le contraire.
Le succès des importations non étatique devient un problème politique majeur pour le gouvernement, qui voit des dizaines de millions de masques lui passer sous le nez, alors que sa mégacommande n’arrive que trop lentement.
Résultat : l’État a réquisitionné pour la première fois, le 2 et le 5 avril dernier, sur le tarmac de l’aéroport de Bâle-Mulhouse, plusieurs millions de masques commandés par plusieurs collectivités, dont la région Bourgogne-Franche-Comté et le conseil départemental des Bouches-du-Rhône. Ce qui a provoqué la fureur des élus locaux, ces masques étant destinés aux personnels des Ehpad ou aux personnels d’aide à domicile.
L’affaire illustre au passage la faiblesse de l’État. Sa région étant l’une des plus touchées par la pandémie, l’ARS Grand Est avait pris l’initiative de passer elle-même commande de 6 millions de masques, « en complément des stocks stratégiques nationaux, pour approvisionner les établissements sociaux et médico-sociaux, ainsi que les professionnels de santé libéraux », a-t-elle indiqué à Mediapart.
Mais la cargaison des deux avions qui ont atterri à Bâle-Mulhouse, chargés de masques destinés à la fois à l’ARS et à plusieurs collectivités, a été moins importante que prévu. La préfecture a donc fait saisir l’intégralité des masques, afin que l’ARS soit servie en premier.
Le gouvernement aurait fini par reconnaître « une méthode inopportune » et aurait promis aux collectivités de ne plus se servir « sans prévenir », lors d’une vidéoconférence avec les présidents des trois grandes associations d’élus locaux – mairies, départements et régions, selon Le Monde [11].
Dans le même temps, aucune réquisition de masques destinés aux entreprises privées n’a été dévoilée à ce jour. Le gouvernement a refusé de nous dire s’il avait déjà saisi des commandes privées.
Cette incohérence apparente s’explique en partie par le seuil minimum de réquisition de 5 millions de pièces que le gouvernement a lui-même fixé et que plusieurs collectivités ont dépassé. Mais comme la majorité des commandes des entreprises sont en dessous du seuil, l’État s’est privé du moyen de les saisir.
C’est d’autant plus dommage que Bercy connaît très bien l’état des stocks privés : selon nos informations, la DGE demande à toutes les entreprises de lui rapporter chaque semaine, via un tableur informatique, le nombre de masques commandés et livrés.
L’État ne devrait-il pas abaisser le seuil pour récupérer les commandes des entreprises, au lieu de déshabiller les Ehpad ? Le ministère de la santé et Bercy n’ont pas souhaité répondre.
Un importateur confie qu’il a « peur d’être réquisitionné » à l’avenir : « Ce n’est pas un problème en soi s’il y a un besoin urgent. Mais à aucun moment, le gouvernement ne nous a dit quand on serait ensuite payés et à quel tarif. Comment on fait si on a déjà payé la marchandise et un client à livrer ? » Interrogé, Bercy n’a pas répondu sur ce point non plus.
Certains importateurs référencés par Bercy nous ont indiqué avoir renoncé à commander des FFP2 pour des raisons éthiques, limitant le stock privé qui pourrait éventuellement être réquisitionné à l’avenir par l’État pour les hôpitaux. « Je n’en importe pas, pour moi ils doivent être réservés au personnel soignant, qui n’en a pas assez », explique Christine Tarbis, de l’entreprise À pas de géant.
« Je pense qu’on pourrait ouvrir un centre d’approvisionnement unique pour tout le pays, avec une gestion par les plus gros logisticiens », suggère un autre professionnel référencé par le ministère de l’économie. Son plan : « On bourre cet entrepôt, qui approvisionne tout le monde ensuite, de la boulangerie de quartier qui doit reprendre son activité au plus grand des hôpitaux, en définissant des priorités. »
L’importateur a suggéré l’idée à plusieurs conseillers ministériels par courriel mais ne veut pas les accabler : « Ils n’ont sans doute pas le temps d’organiser cela, ils font de leur mieux et doivent agir vite. »
Au début de sa mise en place, la secrétaire d’État à l’économie Agnès Pannier-Runacher avait précisé que la « cellule entreprises » se fournissait auprès de fabricants chinois « de plus petite taille », les « volumes les plus importants » étant « fléchés » en priorité vers la cellule qui fournit l’État.
Mais, là encore, cette approche est démentie par les faits. « On a des très grosses boîtes du CAC 40 qui sont sur des commandes de 7 millions de masques, et qui répartissent sur deux fournisseurs pour assurer. Un groupement de pharmaciens est venu nous voir pour 120 millions de chirurgicaux. On est en train de voir comment on pourrait faire », explique Pierre-Michel Rogozyk.
Et même les hôpitaux, pourtant censés être fournis par l’État, cherchent à acheter en direct via les fournisseurs sélectionnés par Bercy. « J’ai eu des demandes de la part d’hôpitaux, raconte l’importateur Mathieu Madec, gérant de la société angevine GMAD. Mais je n’ai pas pu les honorer, faute de solution sur les modalités de financement. Ces établissements ne sont pas en mesure d’avancer l’argent pour des millions de masques. »
L’entrepreneur s’est allié à un commissionnaire pour fournir aux établissements de santé une solution 100 % privée, hors du pont aérien : « J’ai la capacité à trouver les masques, il a des avions privés pouvant effectuer des rotations avec 6 millions de masques à bord par semaine. Et nous avons un groupement de dix hôpitaux intéressés. Nous allons peut-être y arriver. »
Yann Philippin, Antton Rouget, Clément Fayol et Mélanie Delattre
* Les prénoms ont été modifiés à la demande des témoins.
• MEDIAPART. 10 AVRIL 2020 :
https://www.mediapart.fr/journal/france/100420/masques-apres-le-mensonge-le-fiasco-d-etat?onglet=full