Bernie Sanders a annoncé, mercredi 8 avril, à son équipe qu’il abandonnait la course à la Maison Blanche, selon un communiqué, offrant la victoire de la primaire démocrate à Joe Biden qui affrontera Donald Trump lors de la présidentielle américaine de novembre. Le sénateur du Vermont « a annoncé qu’il suspendait sa campagne pour devenir président », a écrit son équipe de campagne dans un communiqué. « La campagne se termine, la lutte continue », ajoute le communiqué. (Lire ici le texte intégral (en anglais) de l’adresse de Bernie Sanders envoyée à ses militants [1]).
L’ancien vice-président Joe Biden, 77 ans, est désormais quasi assuré d’affronter le président républicain Donald Trump le 3 novembre. Mais il doit encore être désigné officiellement candidat par le parti lors d’une convention, qui a été reportée au mois d’août à cause de la pandémie de coronavirus. Bernie Sanders, 78 ans, avait perdu la primaire démocrate face à Hillary Clinton en 2016. Lors de cette nouvelle campagne, il avait su mobiliser toutes les personnalités et mouvements de la nouvelle gauche américaine.
Récemment, il était à plusieurs reprises intervenu pour dénoncer la gestion par Donald Trump de la crise du coronavirus et avait lancé de nombreuses initiatives, alors que Joe Biden était nettement en retrait. Mais les défaites enregistrées lors des primaires du début du mois de mars laissaient peu de chances au candidat de la gauche démocrate de l’emporter.
Après une nouvelle série de défaites le mardi 10 mars, son sort semblait scellé et une partie de l’appareil démocrate l’avait immédiatement appelé à se retirer. Ces primaires apparaissent comme décisives dans le choix de Bernie Sanders de se retirer même s’il appelle aujourd’hui à envoyer, à l’occasion des primaires qui continueront à se tenir dans certains États, « le maximum de délégués » au congrès d’investiture pour peser sur le programme démocrate. « Nous avons gagné la bataille idéologique », a ajouté Sanders, qui a de fait imposé ses thèmes de prédilection, à commencer par la sécurité sociale universelle, dans le débat démocrate.
Nous republions notre article du 11 mars qui analyse les raisons des défaites de Bernie Sanders dans un certain nombre d’États importants et pourquoi Joe Biden, malgré un lourd passé politique, est apparu à bon nombre d’électeurs démocrates comme un choix plus sûr face à Donald Trump.
Et regardez également notre documentaire sur la campagne 2016 de Bernie Sanders face à Hillary Clinton [2].
Mathieu Magnaudeix
Face à Bernie Sanders, un mur électoral
11 MARS 2020
Après une nouvelle série de défaites ce mardi 10 mars, Bernie Sanders voit ses chances d’être désigné candidat démocrate se réduire fortement. Joe Biden, perçu comme un choix plus sûr, est bien parti pour décrocher la nomination face à Trump.
En 2016, la victoire de Bernie Sanders dans le Michigan face à Hillary Clinton fut un grand moment de sa campagne. Elle racontait, des mois avant l’élection, la désaffection de l’électorat working class pour la candidate. Quelques mois plus tard, lors de l’élection générale de novembre, l’ancienne secrétaire d’État fut battue en novembre à 10 000 voix près par Donald Trump, premier républicain à l’emporter depuis 1988 dans cet Etat ouvrier.
Ce mardi 10 mars, le sénateur du Vermont a cette fois perdu le Michigan, le trophée de la soirée, face à Joe Biden. Une semaine après un « Super Tuesday » décevant [3], il a également été battu dans le Mississippi, le Missouri et l’Idaho.
La primaire n’est pas terminée. Un nombre encore réduit de délégués a été attribué. Le premier duel télévisé face à Joe Biden est annoncé ce dimanche. D’autres scrutins importants auront lieu dans les semaines à venir (Arizona, Ohio, Floride, Illinois, la semaine prochaine, Géorgie le 24 mars), début et fin avril.
Bernie Sanders a pourtant beaucoup de soucis à se faire. Bien qu’il ait passé la semaine a dénoncer le bilan politique de Joe Biden – son vote pour les « désastreux » traités commerciaux, la guerre en Irak, son opposition à la sécurité sociale universelle publique –, Sanders ne parvient pas à enrayer la dynamique de Biden, aussi spectaculaire que récente.
Pour la majorité des électeurs démocrates, l’ancien vice-président Joe Biden, désormais massivement soutenu par les cadres du parti, est à cette heure le candidat qu’ils veulent voir affronter Donald Trump.
Mediapart dresse la liste des obstacles électoraux qui se présentent face au sénateur du Vermont, que certains démocrates appellent déjà à quitter la course.
Biden, considéré comme la meilleure chance face à Trump
Il y a deux semaines, Joe Biden n’avait gagné aucun État depuis le début des primaires. Bernie Sanders venait de remporter le Nevada, une victoire considérée comme un tremplin vers la nomination. Concurrencé par d’autres centristes, l’ancien « VP » de Barack Obama semblait au bord de l’abandon : sa campagne était erratique, il manquait d’argent, affichait des résultats désolants, n’arrivait pas à se maîtriser face à des contradicteurs.
À part ce dernier point (démonstration encore ce mardi : il a insulté un ouvrier qui lui parlait des armes à feu [4]), tout a changé.
Le 29 février, sa large victoire en Caroline du Sud, un État où les démocrates sont majoritairement noirs, a servi de déclencheur.
Plusieurs de ses rivaux centristes, tous dépourvus de soutien chez les Noirs et les latinos, ont pris position pour lui (Pete Buttigieg, Amy Klobuchar, Beto O’Rourke). Deux jours plus tard, porté par ces électeurs qui se décident au dernier moment [5], Biden remportait dix des quatorze États en jeu lors du Super Tuesday, dont plusieurs États du Sud où l’électorat noir est important. Le lendemain, le milliardaire Michael Bloomberg lui apportait son soutien, comme l’ont fait depuis les anciens candidats Cory Booker et Kamala Harris.
En quelques jours, la majorité des électeurs démocrates se sont apparemment convaincus que Joe Biden était le plus susceptible de gagner face au 45e président, le plus en mesure de provoquer une vague « bleue » : victoire aux élections locales, contrôle de la Chambre des représentants, et pourquoi pas du Sénat aujourd’hui tenu par les républicains.
Comment expliquer ce revirement ? Malgré son âge, sa distraction mentale qui inquiète, ses positions passées, un bilan politique très problématique dont il s’est plusieurs fois lui-même excusé [6], Biden n’est pas aussi haï que Hillary Clinton. Il a sans cesse mis en avant sa proximité avec Barack Obama, qui reste une icône pour les démocrates. L’ancien sénateur, qui a grandi en Pennsylvanie, cultive une image d’oncle aimable, proche des syndicats et des classes moyennes.
Sanders prône la « révolution » et le « changement » et tend à considérer Trump comme le symptôme grossier de maux plus profonds (les inégalités, le règne des industries de la finance, du pétrole et du Big Pharma, etc.). La majorité des électeurs démocrates (les modérés des banlieues, parfois d’anciens républicains ; les blancs ayant un niveau d’éducation élevé : les Noirs qui votent, c’est-à-dire les plus âgés) semble décidée à revenir à l’avant-Trump.
Biden incarne justement cette époque Obama. Il est une figure connue, plus rassurante que Sanders, un indépendant qui vilipende depuis des années l’« establishment démocrate ».
« La base de Sanders est fortement idéologique et faiblement démocrate, explique Eric Levitz dans le New York Magazine. Mais l’essentiel de l’électorat de la primaire est à l’opposé : faiblement idéologique et fortement partisan. L’électeur démocrate lambda aime le parti démocrate et ses leaders. […] Ils résistent quand certains disent qu’ils sont les lèche-bottes sans morale de la classe des milliardaires. »
L’idée que Biden est le meilleur candidat face à Trump indique aussi un refus de la conflictualité politique prônée par Sanders et, avec lui, des pans entiers de la nouvelle gauche américaine.
Bien que ses propositions de gauche reçoivent un large écho dans la société (santé, annulation de la dette, salaire minimum fédéral à 15 dollars), et ont largement donné le ton de cette primaire, Sanders est souvent présenté par ses adversaires comme un candidat de « division », toujours en colère, dont les soutiens seraient plus agressifs que les autres (en réalité, ils sont plus présents sur les réseaux sociaux mais pas plus toxiques que les supporters des autres campagnes [7]).
Le choix de Biden montre aussi la résistance de l’électeur démocrate lambda à un agenda politique jugé trop radical et/ou « socialiste ». « Nous essayons de transformer ce pays, pas de gagner une élection, pas juste de battre Trump », dit Sanders. Pour de nombreux électeurs démocrates préoccupés par la victoire face à Trump, cette stratégie semble trop ambitieuse et trop risquée.
Les électeurs noirs : l’échec de Sanders
Bernie Sanders, pensait avoir tiré les leçons de 2016, lorsqu’il peina à attirer le vote des Africains-Américains. Il avait mentionné dès le début de sa campagne son implication méconnue dans le mouvement des droits civiques [8], au début des années 1960, et avait musclé ses propositions en faveur de la réforme du système judiciaire qui pénalise d’abord les Noirs. Il était encouragé par de nombreux activistes, et avait obtenu le soutien du révérend Jesse Jackson, ancien candidat à la présidentielle de 1984 et 1988.
Depuis la Caroline du Sud, Bernie Sanders affiche pourtant de très mauvais résultats dans le Sud américain, marqué par l’esclavage et la ségrégation, où les électeurs noirs sont nombreux. À chaque fois, Joe Biden l’a écrasé.
Que Biden ait été pendant huit ans le vice-président de Barack Obama, le premier président noir de l’histoire américaine – une proximité qu’il souligne dès qu’il le peut – joue évidemment un rôle dans cette proximité entre le candidat et les électeurs noirs qui votent pour la primaire, souvent âgés.
À l’inverse, Sanders, longtemps un obscur sénateur, un Juif né à Brooklyn, élu dans le Vermont, un des États les plus blancs du pays, n’est pas dans leur radar depuis longtemps. Et son programme de rupture l’est encore moins.
« Réduction des risques »
Parce qu’il est le plus connu, Biden est aussi perçu comme le plus en mesure de battre Trump.
Les électeurs noirs ne constituent certainement pas un bloc. En revanche, ceux qui votent aux primaires, surtout dans le Sud, sont plutôt des modérés, attachés à l’institution du parti démocrate [9].
Ce positionnement a aussi à voir avec une méfiance historique dans la capacité des électeurs blancs à promouvoir des politiques progressistes. Ce que Brittany Packnett, une ancienne activiste du soulèvement contre les violences policières de Ferguson, appelle « la réduction du risque ».
« Je suis une progressiste, dit-elle, mais je le comprends parce que nous avons toujours dû faire cela. »
« Il y a beaucoup d’électeurs noirs dont le calcul est la stabilité, pas le risque, précise-t-elle. Beaucoup pensent que Biden est notre meilleure chance de battre Trump. Ils disent : “il n’est pas parfait, de loin, mais au moins on le connaît”. » Elle ajoute : « Beaucoup d’électeurs noirs, vieux et jeunes, du Sud ou pas, ne font franchement pas confiance aux centristes blancs et aux indépendants pour voter pour un progressiste […] Réfléchissez à la raison pour laquelle une personne noire qui a vécu assez longtemps ne fait pas vraiment confiance aux actions privées des Blancs. Cela se défend, que vous soyez d’accord ou non avec leurs choix. »
La faible mobilisation des jeunes
Tout le pari de Sanders est de motiver les jeunes électeurs – davantage favorables à ces idées, critiques du néolibéralisme, partisans de mesures transformatrices face à la crise climatique – à aller aux urnes.
Dans les campus universitaires, ultra-mobilisés pour Sanders, le pari a souvent réussi. Idem dans la communauté hispanique, où les plus jeunes ont réalisé ces dernières années un immense travail de conviction de leurs parents et grands-parents, en faveur de Sanders. Mais cet élan ne s’est pas traduit partout. Au contraire.
Lors du Super Tuesday, la hausse de la participation a été significative [10], parfois massive, par rapport à 2016… mais la part des jeunes électeurs, elle, a reculé [11]. De fait, la hausse de la participation est le fait des électeurs âgés, modérés des banlieues ou des Africains-Américains. « C’est nous qui avons augmenté la participation », estime Biden. À raison.
Selon des estimations de sorties des urnes lors du Super Tuesday, Sanders est largement en tête chez les moins de 30 ans, et Biden gagne haut la main chez les plus de 65 ans. Les primaires sont en train de faire apparaître un fossé générationnel profond au sein du parti démocrate, où la base activiste, jeune et bien plus radicale que ses aînés, risque de ne plus se sentir représentée si Biden devient effectivement le candidat du parti.
Biden n’est en effet pas le Obama de 2020. Sa coalition électorale, pour l’instant âgée et modérée, est à renforcer. Pour les démocrates, il s’agit d’une question majeure, à huit mois seulement de l’élection présidentielle face à Donald Trump.
La division des progressistes
Tandis que les centristes du parti se sont spectaculairement rassemblés en quelques jours, l’union qui paraissait sur le papier la plus évidente n’a pas eu lieu : une semaine après avoir quitté la course présidentielle, la sénatrice sociale-démocrate Elizabeth Warren, une des élues les plus à gauche du Sénat américain, ne s’est toujours pas prononcée sur la suite de la primaire.
En 2016, elle avait déjà refusé de se prononcer en faveur de Bernie Sanders, attendant la fin de la primaire pour soutenir Hillary Clinton : elle fut alors citée comme une possible vice-présidente. Certains de ses proches et lieutenants ont soutenu Sanders. Mais elle a ostensiblement refusé de le faire. En raison sans doute de conflits personnels avec Sanders, mais aussi parce que son électorat est partagé.
Beaucoup de ses électeurs, surtout les électrices, ont voté pour elle pour voir une femme accéder à la présidence. D’autres l’ont vue comme une candidate à même d’« unifier » le parti démocrate. Tous ne partagent pas, loin de là, la ligne de gauche de Bernie, parce qu’ils la trouvent trop radicale et/ou susceptible de mettre en danger les gains électoraux futurs du parti.
Warren a également critiqué l’attitude de Sanders [12], « un sénateur aux bonnes idées mais dont le bilan sur trente ans montre qu’il réclame toujours des choses qu’il n’arrive pas à obtenir, et s’oppose en permanence à des choses qu’il ne parvient pas à arrêter ».
Les commentateurs, l’« establishment » démocrate… et lui-même
« Ce qui est très clair dans le narratif des médias, ce que l’establishment voulait, c’était que les gens s’unissent contre moi et essaient de me battre. » Bernie Sanders a analysé ainsi l’union des modérés derrière Joe Biden.
Sanders a critiqué l’attitude des médias, qui ont longtemps éludé sa candidature avant qu’il ne perce dans les sondages, et s’est plaint de la couverture hostile de la chaîne MSNBC, dont un présentateur (Chris Matthews, depuis limogé) a comparé son hypothétique victoire à l’occupation de Paris par les nazis. Le même a cité Fidel Castro, a évoqué des « exécutions à Central Park » en cas de présidence Sanders…
Il a dû faire face aux millions de dollars de publicités négatives financées par divers groupes d’intérêt. Et bien sûr, à l’hostilité des grands donateurs et des ténors du parti démocrate. « Personne ne l’aime », a dit Hillary Clinton. Sa coalition électorale centrée sur les « working class » est un « risque majeur », a lancé l’ancien chef de cabinet de Barack Obama, Rahm Emanuel. L’ex-secrétaire d’État John Kerry a critiqué les « mots gentils » de Sanders pour « les pays et dictateurs socialistes ».
Les oppositions à sa personne – Sanders est bougon, sérieux, répétitif –, et surtout à son agenda politique étaient réelles. Dans un contexte politique dominé cette année par la figure de Trump, que les électeurs démocrates veulent en priorité voir quitter la Maison Blanche, une des erreurs de Sanders est peut-être d’avoir rejoué à l’identique la partition qui lui avait réussi en 2016.
« Sanders était dans la course avec des opinions favorables élevées et une reconnaissance de son nom parmi les électeurs démocrates, écrit Eric Levitz. Il aurait pu ajuster sa stratégie de campagne avec le but de maximiser son soutien dans la base. Mais il a choisi de reprendre son rôle d’outsider insurgé concourant pour renverser l’“establishment démocrate”, et s’est tenu à ce script après même que sa victoire dans le Nevada eut fait de lui le favori de la primaire. Cette approche était fondée sur l’idée qu’il existait une grande population d’abstentionnistes mécontents pouvant être mobilisés par une critique sans équivoque de la ploutocratie, ou qu’une majorité de démocrates méprisaient le leadership de leur parti. »
Dans les urnes, ce calcul ne s’est pas vérifié. Et pour Sanders, tenir cette ligne de crête n’était pas évidente : en 2015, il a précisément surgi en dénonçant les deux grands partis, leurs abandons, leurs trahisons, en maniant la rhétorique du « eux » (l’élite, la finance, les milliardaires, les pétroliers, etc.) contre le « nous » du peuple.
Après quarante ans de batailles politiques solitaires, Bernie Sanders n’avait peut-être ni la capacité ni l’envie de s’inventer un nouveau personnage de rassembleur. Il comptait plutôt prendre le parti démocrate par le haut, dans le cadre de la primaire, au terme d’un combat du « mouvement » qu’il incarne face à l’appareil démocrate.
Dans un premier temps, celui-ci a été désarçonné. Puis il s’est organisé, et a riposté en s’unissant derrière Biden. Un scénario impensable il y a trois semaines.
Mathieu Magnaudeix