La route montant vers Kaya a beau ne plus être sûre, ils sont des milliers à l’emprunter chaque jour. Ils la parcourent à pied, agglutinés sur des scooters ou flanqués d’ânes qui traînent leurs charrettes. On voit partout des femmes et des enfants. Les hommes ne sont pas là : ils cherchent du travail, se cachent ou, pour certains, sont morts.
Pays de 19 millions d’habitants, enclavé, au cœur de l’Afrique de l’Ouest, le Burkina Faso était réputé il y a peu encore pour être une jeune démocratie, stable et dynamique. Aujourd’hui, cet État ne cesse d’être attaqué depuis l’est et le nord. Des groupes armés, dont certains se revendiquent d’Al-Qaida et de l’État islamique, pratiquent des massacres systématiques. Soldats, enseignants, professionnels de santé et fonctionnaires sont chassés de vastes territoires.
“Nous sommes arrivés à un point où l’existence même du pays est en jeu”, constate Zéphirin Diabré, président de l’Union pour le progrès et le changement (UPC), un parti d’opposition. “Officiellement, aucune zone n’est tombée aux mains des terroristes, affirme Jacob Yarabatioula, un sociologue de l’université de Ouagadougou.
“En réalité, à certains endroits, il n’y a plus aucun signe de présence de l’État. Pas de police, pas de gendarmerie, pas de militaires, pas d’écoles. Ces lieux sont sous le contrôle des terroristes.”
L’année dernière, les attaques contre les civils sont montées en flèche, et le nombre de personnes déplacées a ainsi été multiplié par dix. Ils sont désormais aussi nombreux que les Rohingyas de Birmanie jetés sur les routes. Selon les chiffres officiels, fin février, près de 800 000 Burkinabés avaient fui leur village. Mais à en croire des organismes d’aide humanitaire, ils seraient bien plus nombreux.
Des déplacés par milliers
À environ deux heures en voiture de Ouagadougou, Kaya est submergée par les nouveaux arrivants. Devant un bâtiment officiel, plus de 100 femmes sont rassemblées sur la terre rouge et jouent des coudes pour obtenir des sacs de maïs. “Ma famille dort là-bas, sur le sol”, explique Aissetta Diaten, 56 ans, montrant une parcelle sous un arbre.
Les pires attaques – 35 personnes tuées dans un village en décembre ; l’assaut contre une église en février qui a fait 24 morts ; 43 villageois assassinés le week-end dernier – sont généralement rendues publiques. Mais une bonne part des violences subies par ces femmes n’ont certainement pas été signalées. On estime que rien qu’en février, une centaine d’incidents a eu lieu. “Ils ont enlevé mon fils il y a 3 mois, raconte l’une d’entre elles, qui demande à se faire appeler Mamdata. Les hommes du village se sont enfuis avant nous, nous sommes parties plus tard. Je ne sais même pas où est mon mari.”
Plusieurs victimes d’attaques racontent le même scénario : des hommes armés, toujours masqués et parfois la poitrine barrée de cartouches de balles, arrivent dans leurs villages. Ils rassemblent les habitants dans une mosquée locale pour leur faire des sermons concernant le port du voile ou la nécessité de remonter le pantalon au-dessus de la cheville. “Ils disaient qu’ils combattaient pour l’islam et que tout le monde devrait suivre les préceptes de cette religion”, explique Shamim Suleyman, 80 ans qui vient d’un village situé au nord du pays.
“Nous leur avons dit : ‘Regardez, nous sommes à la mosquée. Nous prions, nous sommes musulmans.’ Mais lorsque quelqu’un porte une arme, vous ne pouvez pas discuter.”
En janvier, Aruna, 27 ans, s’est fait tirer dessus lors d’une attaque de son village de Roènéga. L’un des assaillants lui a ensuite demandé s’il pouvait réciter la chahada (profession de foi islamique). “Je l’ai fait, commente-t-il, déboutonnant sa chemise pour montrer la cicatrice laissée par la balle en dessous de son épaule. Ils m’ont alors pris mon téléphone et m’ont dit que je pouvais partir.”
Créer un corridor depuis le Togo vers le Niger et le Mali
On ne sait pas encore dans quelle mesure ces mouvements sont liés à l’EI ou à Al-Qaida.. Certains se disent affiliés à l’une ou l’autre organisation et semblent recevoir de l’aide pour la fabrication de bombes et les fonds, “mais sur le terrain, les groupes d’Afrique de l’Ouest font ce qu’ils veulent et ne suivent les préceptes qu’en fonction de leurs besoins”, assure Judd Devermont, directeur du programme Afrique au Centre d’études stratégiques et internationales. Des mouvements affiliés à l’EI et Al-Qaida semblent même avoir lancé des attaques conjointes au Burkina Faso, et ailleurs au Sahel – alors même que les deux organisations terroristes sont des concurrentes acharnées au Moyen-Orient.
Ce qui se joue au Burkina Faso et plus généralement au Sahel est plus complexe qu’une insurrection djihadiste, à en croire des analystes de la capitale. “En réalité, il s’agit d’une lutte pour un couloir géographique, fait valoir Yarabatioula. Ces groupes veulent libérer un corridor depuis le Togo vers le Niger et le Mali, afin de faire passer en contrebande de la drogue, des cigarettes, etc. Et ils essaient d’en ouvrir un autre depuis l’ouest du Burkina et la Côte d’Ivoire.”
Le succès des groupes armés ne s’explique pas uniquement par le manque de moyens de l’armée burkinabée, aujourd’hui soutenue par des troupes françaises [l’opération Barkhane, qui compte plus de 5 000 soldats, est déployée dans la région]. Ils jouent habilement sur le mécontentement dans les zones rurales, en particulier parmi les Peuls, une minorité ethnique souvent objet de discriminations. “Les mouvements terroristes viennent et disent : ‘Nous allons vous rendre tout ce que l’État vous a pris.’ Ils mettent la main sur les territoires de chasse et disent aux gens : ‘Prenez-les, c’est pour vous.’ Ils s’emparent des mines et leur disent : ‘Servez-vous, c’est à vous.’ Dans ces conditions, ils ne peuvent que réussir.”
Violations des droits de l’homme
D’autant que l’action des armées locales est entachée d’accusations de violation des droits de l’homme à grande échelle. “Nous savons de source sûre que 60 personnes ont été exécutées sans procès l’année dernière”, affirme Aly Sanou, secrétaire général du Mouvement burkinabé des droits de l’homme et des peuples, un organisme de surveillance établi à Ouagadougou. “La population ne collabore pas avec les forces de sécurité, car pour collaborer il faudrait qu’elle leur fasse confiance”, explique-t-il.
Le nombre de personnes déplacées devrait dépasser les 900 000 dès le mois prochain, sans qu’il y ait d’amélioration en vue. Les organismes d’aide affirment qu’il faudrait au moins 300 millions de dollars de financement pour nourrir et abriter cette population en fuite. À l’heure actuelle, il est impossible de venir en aide à ceux qui restent isolés dans des régions où l’État n’a plus de prise. “Dans la plupart des crises humanitaires, on peut négocier un accès pour aider ceux qui en ont besoin, conclut-il. Mais en ce qui concerne le Burkina Faso, nous ne savons pas à qui parler.”
Michael Safi
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