La pandémie de Covid-19 n’est pas un coup de tonnerre dans un ciel serein. Elle s’inscrit dans une histoire parfaitement connue depuis une bonne vingtaine d’années avec de nombreux épisodes graves. Grippe H5N1 en 1997 et en 2005, Sras en 2003, H1N1 en 2009, Mers en 2012, sans oublier Ebola. Chaque fois, ces maladies émergentes ont sonné l’alarme sur ce que de nouvelles pandémies pouvaient provoquer.
Au tournant des années 2000, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) décide de concentrer ses activités sur ces risques sanitaires susceptibles de frapper toute la planète. Une sorte de révolution en matière de politique de santé s’opère : ajouter à une culture de la prévention (empêcher les maladies) une culture de la préparation (anticiper l’irruption de la maladie et ses conséquences sanitaires, économiques, sociales).
Cela a été une bonne partie de l’activité de l’OMS que d’inciter les États à se préparer à une pandémie grave, considérée comme certaine à partir de 2003. Elle demande à chacun de se doter de comités nationaux de planification pandémique. La grippe aviaire H5N1 de 2005 sera un moment décisif. Les États prennent alors la mesure de la menace. « Il y a eu un grand moment de peur », se souvient un haut responsable de la santé à l’époque.
En France, de nouveaux dispositifs et procédures sont accélérés. Une délégation interministérielle est créée, que préside Didier Houssin, directeur général de la santé (DGS) de 2005 à 2011. De premiers plans de préparation du pays sont élaborés en lien avec le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale et tous les ministères.
En 2007, une loi spécifique est adoptée sur « la préparation du système de santé à des menaces sanitaires de grande ampleur ». La même année est créé sur la recommandation du DGS, l’Eprus, un établissement public chargé de constituer et gérer un stock national de santé : médicaments (antiviraux, vaccins) et matériels (masques entre autres). Des budgets importants sont durant ces années alloués à cette « préparation du pays ». Il est par exemple décidé de financer une fabrication française de masques pour ne pas dépendre d’importations incertaines.
La valeur du stock de santé a dépassé le milliard d’euros en 2010, dont 250 millions d’euros pour les seuls stocks de masques. Selon un rapport parlementaire, il était ainsi constitué :
Dans le même temps, les plans d’intervention et d’organisation de l’État sont revus, en 2007 et en 2008. Le dernier Plan pandémie rendu public date de 2011, il peut être consulté ici : (pdf, 2.0 MB [1]) Il définit en détail les modalités de l’intervention de l’État, la réorganisation de la société, le maintien des fonctions essentielles de l’économie. Le plan est conçu en intégrant la principale recommandation de l’OMS : « Il faut mobiliser la société tout entière. » Et c’est pour cette raison qu’il est public, à disposition des entreprises, syndicats, associations, collectivités locales, etc.
En 2007, Xavier Bertrand, alors ministre de la santé, pouvait se vanter lors d’une conférence de presse : « Nous serions, d’après certains observateurs, parmi les pays les mieux préparés au monde. » « Étions-nous bien préparés, je ne sais, mais il est certain que nous étions préparés », ajoute aujourd’hui ce haut responsable de santé à l’époque.
Alors, que s’est-il passé depuis pour qu’il y ait un stock national de santé réduit à quelques dizaines de millions d’euros, que l’Eprus ait comme disparu, intégré en 2016 dans l’énorme agence sanitaire Santé publique France avec un budget divisé par plus de dix ? Que s’est-il passé pour que le Plan pandémie n’ait pas été activé dès janvier (phase d’alerte parce que premières alarmes de l’OMS), ce qui aurait peut-être permis d’éviter le confinement de toute la population, et que la loi de 2007 soit restée lettre morte ?
Pour beaucoup d’experts, la crise de la grippe H1N1 en 2008-2009 va constituer un redoutable boomerang. Annoncée comme terrible, la pandémie se révèle beaucoup moins grave (elle fera tout de même 200 000 morts dans le monde). Roselyne Bachelot est alors ministre et applique de manière massive le Plan pandémie, lançant une campagne nationale de vaccination.
H1N1 passe et les autorités sont accusées d’en avoir beaucoup trop fait, jetant l’argent public dans les besaces de l’industrie pharmaceutique. Deux commissions d’enquête parlementaires, à l’Assemblée nationale et au Sénat, décortiquent les raisons de « l’échec ». Mais à les lire de près, leurs rapports sont bien moins critiques que ce qui en est aujourd’hui retenu.
Là où cette répétition grandeur nature que fut l’épisode H1N1 aurait dû, selon plusieurs spécialistes, permettre de progresser dans les stratégies de préparation du pays à une grave pandémie, c’est l’inverse qui se produit à partir de 2012-2013. Année après année, la démobilisation et les coupes budgétaires vont réduire à presque rien ces dispositifs de préparation, dans une indifférence politique générale. En 2015, un rapport du sénateur Francis Delattre met en garde contre ce démantèlement de fait. Ce n’est qu’un rapport de plus…
L’audition à l’Assemblée nationale, mercredi 1er avril, du premier ministre Édouard Philippe et du ministre de la santé Olivier Véran, a montré comment cette culture de la « préparation » est simplement ignorée. Les deux membres de l’exécutif ont semblé de bout en bout courir après un train qu’ils n’avaient pas prévu et dont ils ne pouvaient pas reprendre le contrôle.
Sociologue du Centre de sociologie de l’innovation (Mines ParisTech, CNRS), Didier Torny a justement travaillé depuis 2004 sur la prise en charge des maladies émergentes et la gestion des pandémies. Comme de nombreux chercheurs, tout au long des années 2000, il a été associé à la mise en place de ces dispositifs nouveaux en France visant à faire face à une pandémie virale grave.
Pour avoir été longtemps au cœur de la machine, comment Didier Torny analyse-t-il aujourd’hui la réponse des pouvoirs publics à la pandémie de Covid-19 ? Lire notre entretien ci-dessous.
François Bonnet
« La pensée même de ce qu’est une préparation à la crise est totalement absente »
Interview avec Didier Torny, sociologue du Centre de sociologie de l’innovation (Mines ParisTech, CNRS).
François Bonnet : Que voyez-vous lorsque vous observez la réponse française à la pandémie de Covid-19 ?
Didier Torny : Ce qui m’a d’abord beaucoup frappé, c’est que tout le travail fait, en gros de 2004 à 2012, a semblé avoir complètement disparu ! C’était un travail impliquant sous l’autorité d’un service du premier ministre quasiment tous les ministères, les collectivités territoriales, des branches interprofessionnelles, un travail engageant de gros budgets, la création d’une institution, l’Eprus. Tout cela a l’air de s’être volatilisé.
Jusque dans le vocabulaire utilisé par les autorités, tous ces savoirs ont été comme effacés : plus de « plan de continuité d’activités », de « situation dégradée », de « scénarios » ou « d’activités essentielles » (voir cet article « De la gestion des risques à la production de la sécurité. L’exemple de la préparation à la pandémie grippale » [2]).
C’est très troublant et cela soulève une question plus vaste pour les sciences de gouvernement : comment maintenir la mémoire de ce type d’investissements faits dans la décennie 2000, et pas simplement le problème du stock de masques ? Comment le faire quand une large partie du personnel politique n’a pas vécu et n’a pas l’expérience de ce type d’événements ou en a retenu « Cela a été un échec, c’est allé trop loin », en référence à ce qui a été dit en France de la gestion de la crise H1N1 en 2008/2009…
On pouvait penser que la classe politique avait appris des choses dans les années 1990 et 2000 en matière sanitaire. Mais un autre personnel politique est arrivé, qui n’était pas passé par des événements exceptionnels, Sida, sang contaminé, hormones de croissance, vache folle, amiante, pandémies. Une certaine manière de penser les crises sanitaires n’a pas du tout été transmise.
L’administration est censée assurer la continuité de l’État. Cette mémoire des crises et des méthodes a-t-elle disparu au sein même de ces administrations ?
Maintenir la mémoire dans une administration ou une organisation est quelque chose de très compliqué et de très coûteux. Cela suppose des infrastructures, des personnels, des budgets, des procédures, tout un tas de choses. Nous avons, avec le Covid-19, un exemple extrême d’institutions et d’administrations qui n’ont plus été alimentées. Parce que la menace de pandémie grippale, et plus généralement de pandémie infectieuse, perdait en crédibilité jusqu’à se dissiper, elles ont fondu.
Donc oui, mon premier trouble a été de me demander : mais où est passé tout cela ? Et pourtant tout est là, tous les documents et procédures sont à disposition ! Vous relisez le Plan pandémie de 2011 [3], toutes les mesures sont là : fermeture des crèches, des écoles, des spectacles, usage de lieux collectifs à des fins sanitaires… La question de la dépendance à la Chine en matière de dispositifs de santé (protections, médicaments), mais aussi des biens de consommation ou des composants est présente depuis au moins 2005. On demande, par exemple, à la grande distribution d’évaluer sa capacité à assurer dans toutes les régions françaises un approvisionnement et à constituer des stocks et des fournisseurs en conséquence. Les plans de continuation par secteurs d’activité sont définis. Tout est là, public et disponible et il y a pourtant cet oubli massif !
Et qu’a provoqué cet oubli dans la gestion de cette crise sanitaire majeure ?
Non seulement il n’y a pas eu de préparation en amont, mais c’est la pensée même de ce qu’est une préparation à la crise qui semble totalement absente des actions gouvernementales. On peut critiquer des mesures trop limitées ou trop tardives, mais plus fondamentalement ce sont les conséquences de telle ou telle mesure prise après le 14 mars qui n’ont pas été anticipées, faute précisément de préparation.
On ferme les écoles mais on n’a pas réfléchi en amont sur ce que seront les conséquences, pour qui, comment, pourquoi. Organiser la prise en charge des enfants du personnel soignant ? Cela n’avait pas plus été pensé et a donc dû être organisé en aval de la décision.
C’est cela qui est le plus effrayant : cette « culture » très spécifique de ce que doit être une préparation à une crise sanitaire a disparu. Je ne veux pas accabler le gouvernement. Mais tout ce travail effectué dans les années 1990 et 2000… il ne semble rien en rester, si ce n’est le nom des phases de l’épidémie qui viennent des documents de l’OMS ! Le problème des masques n’est qu’une des conséquences, la plus immédiatement visible, de la disparition de cette forme de pensée.
Est-ce qu’il n’y a pas une explication plus idéologique, la volonté d’un démantèlement ou au moins d’un resserrement des missions de l’État, la restructuration à marche forcée de l’appareil de santé et de l’hôpital ?
Plus que de l’idéologie, c’est la mise en œuvre de procédures comptables et budgétaires, comme de nombreux collègues l’ont étudié dans le cadre hospitalier, qui est opérante. Mais cela ne s’applique pas exclusivement dans le domaine sanitaire. Rappelez-vous la démission du chef d’état-major des armées parce qu’il considérait qu’il ne pouvait rester en poste faute des moyens suffisants pour assurer la protection des Français.
Il y a effectivement une pensée administrative et politique construite sur des schémas comptables dans lesquels le stock, la réserve sont pensés négativement, comme des immobilisations et dépenses inutiles. C’est la culture de Bercy : traquer partout toutes les réserves d’argent public dormant.
Vous pouvez dire que c’est de l’idéologie, je le vois plutôt comme une machinerie administrative gagnée par une obsession qu’il faut toujours et partout optimiser l’argent public, dans le court terme. Et cela surpasse toutes les autres formes de « concernement », liées à l’extraordinaire, à l’imprévisible, à l’exercice de la souveraineté, au long terme.
Cela s’est peut-être accéléré cette dernière décennie, mais cela n’est pas nouveau : même dans les années 2000, il avait été très compliqué, par exemple, de constituer un stock national de santé. Cela a pu se faire sans doute grâce au poids des annonces de l’OMS, à sa capacité alors à faire croire aux menaces et à ses recommandations aux États. Les épisodes du Sras en 2003 puis du H5N1 en 2005 ont été très importants pour convaincre de la réalité des menaces de pandémie, de cette nécessité de préparation et de stockage très coûteux d’antiviraux ou de masques.
« On n’a rien préparé… Il ne reste alors que des mesures extrêmes »
N’y a-t-il pas une méfiance de l’exécutif envers les administrations et, particulièrement, envers les grandes agences de santé, souvent critiquées pour leur lourdeur et leur manque de réactivité à l’imprévu ?
Sur presque trente ans, depuis la première agence sanitaire en France, leur histoire est celle d’une défiance, quel que soit le gouvernement. À chaque crise, on a changé leur nom, leur organisation, on les a fusionnées ou on en a créé de nouvelles. La gestion de l’expertise scientifique de la crise actuelle s’inscrit dans cette longue histoire.
Il est remarquable que le Haut Conseil de santé publique (HCSP), pourtant en charge des maladies infectieuses et transmissibles, et que Santé publique France (SPF), chargé de la veille sanitaire et de la gestion de la réserve sanitaire, ne fassent pas partie du conseil scientifique. Le président du HCSP a été simplement invité à la troisième réunion, le 16 mars, et le directeur scientifique de SPF indiqué comme « correspondant » à la quatrième réunion du 23 mars (la source est ici [4]). Dans un communiqué du 20 mars, le HCSP rappelle bien son rôle en matière de recommandations avec six avis publiés depuis le 14 février et l’importance d’une structure d’expertise indépendante (la source est ici).
L’expertise scientifique a longtemps été seconde, puisque le choix fondamental a été de ne pas mettre l’économie à l’arrêt. Face à ce type de crise, l’arbitrage est toujours délicat : il découle de la mise en rapport de la menace et de ses conséquences économiques et sociales. Il est clair pour tous les analystes que les ajustements faits jusqu’au 12 mars par le gouvernement sur les rassemblements de grande taille ont visé à préserver au maximum l’économie, faute de croyance dans une véritable épidémie touchant la France.
Et puis il y a eu le débordement italien, un effet de surprise, puis de panique et le basculement face aux experts du conseil scientifique. L’absence de préparation ne laissait alors plus de place aux mesures intermédiaires. L’objectif premier devenait de limiter les morts et l’engorgement des structures hospitalières.
Dès lors, faute de masques et de tests, et dans l’incapacité à tracer les cas, c’est une stratégie par défaut qui a été adoptée, comme l’a d’ailleurs expliqué le professeur Delfraissy, président du conseil scientifique.
1, on n’a pas les masques, 2, on n’a pas les tests, 3, on n’a pas les autres protections et 4, on n’a rien préparé… Il ne reste alors que des mesures extrêmes comme le confinement et la mise à l’arrêt d’une grande partie du fonctionnement économique et social. Deux mesures que le pouvoir refusait initialement même d’envisager et dont il ne peut considérer que maintenant les effets de bord que lui signale son conseil scientifique dans la deuxième partie de son avis du 23 mars.
Ces « effets de bord », ce sont tous les points d’alerte sur l’approvisionnement en moyens de protection de celles et ceux qui travaillent encore, la médecine de ville qui doit continuer à prendre en charge les autres pathologies, la gestion des corps des défunts, la santé psychique l’accompagnement spirituel, le rôle des associations, etc. On retrouve là une partie de la longue liste des tâches de préparation qui, faute d’être traitées en amont, deviennent des alertes en aval des décisions.
En matière de crise sanitaire, gouverner c’est moins prévoir l’imprévisible que d’anticiper les conséquences des décisions jugées nécessaires par l’organisation de la préparation.
Plusieurs documents peuvent être lus en complément :
Cet article de Didier Torny dans la revue Réseaux : De la gestion des risques à la production de la sécurité
https://www.cairn.info/revue-reseaux-2012-1-page-45.htm#no3
Le rapport de juillet 2010 de la commission d’enquête de l’Assemblée nationale sur la grippe H1N1 et la réponse du pouvoir
Le rapport de juillet 2010 de la commission d’enquête du Sénat sur le même sujet
http://www.assemblee-nationale.fr/13/pdf/rap-enq/r2698.pdf
Le rapport du sénateur Francis Delattre fait en 2015
https://www.senat.fr/rap/r14-625/r14-6254.html
Cette tribune dans Le Monde de Claude Le Pen, spécialiste de l’économie de la santé : « En 2007, la France avait su mettre au point un dispositif de protection très ambitieux contre des pandémies »
https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/03/30/claude-le-pen-en-2007-la-france-avait-su-mettre-au-point-un-dispositif-de-protection-tres-ambitieux-contre-des-pandemies_6034911_3232.html
Disponible sur ESSF (article 52785), Coronavirus : « En 2007, la France avait su mettre au point un dispositif de protection très ambitieux contre des pandémies »
Et ce rapport d’experts remis en mai 2019 à Santé publique France sur la question de stocks stratégiques face à une pandémie : (pdf, 717.3 kB) à lire ici :
https://static.mediapart.fr/files/2020/04/02/192273-spf00001103-1.pdf