« Si l’abeille venait à disparaître, l’homme n’aurait plus que quelques années à vivre ». On saura peut-être bientôt si cette prophétie d’Einstein était aussi géniale que sa théorie de la relativité. Car les abeilles sont très malades. Elles meurent en masse, naissent avec des malformations, souffrent de troubles du système nerveux, ont des problèmes d’orientation, ne reconnaissent plus leurs collègues… La liste est longue des symptômes qui révèlent une inquiétante fragilisation de l’espèce. Or, comme chacun le sait, les abeilles rendent d’énormes services en pollinisant quantité d’espèces de plantes, notamment d’arbres fruitiers.
Aux Etats-Unis, cette année 2005, on se demande s’il ne faudra pas rappeler les GI’s d’Irak pour polliniser les fleurs au petit pinceau… La pénurie d’abeilles est telle que les apiculeurs déplacent les ruches d’un coin à l’autre de l’Union, en fonction des périodes de floraison des arbres fruitiers. Après avoir pollinisé les amandiers de Californie, les abeilles sont parties butiner les cerisiers dans l’Etat de Washington, après quoi elles sont revenues sur la côte Ouest juste à temps pour féconder les myrtilles. Les braves petites bêtes adorent faire bzzz bzzz du matin au soir et soulever des nuages de pollen en pénétrant les fleurs les plus délicates mais, à ce rythme, tiendront-elles le coup ? Le stress et le surmenage n’aggraveront-ils pas le mal mystérieux qui a décimé jusqu’à 50% des ruchers ? Et si les butineuses survivantes et épuisées allaient fonder un syndicat, imaginez un peu l’impact à Wall Street ! Déjà maintenant, c’est la flambée des prix. Avec des répercussions mondiales : la Californie couvre deux tiers de la production mondiale d’amandes…
Le mal qui frappe les abeilles US est bien connu en Europe. Il a nom Varroa. Cet acarien, qui suce la lymphe des insectes, de leurs larves et de leurs nymphes, a envahi le Vieux Continent en 1982. Depuis lors, il semble sous contrôle (ce qui ne veut pas dire que les abeilles européennes soient hors de danger, loin de là !). Mais aux States, où il est arrivé en 1987, Varroa s’est mis subitement à faire des ravages. Hypothèse : le parasite aurait évolué et développé des résistances aux pesticides utilisés pour le combattre. Ceci met en lumière une fois de plus la dangereuse spirale de toxicité et d’écotoxicité de la lutte chimique contre les « nuisibles » : insectes et acariens se reproduisant très vite, et leurs populations étant très nombreuses, des variétés adaptées aux poisons sont sélectionnées, qui engendrent une population encore plus difficile à combattre.
La cause précise de la mort des abeilles US n’est pas élucidée. En effet, ni la ponction de lymphe par Varroa ni le virus qu’il transmet aux abeilles ne suffisent à expliquer l’hécatombe. La théorie d’un chercheur américain est que « Varroa affecte tellement l’organisation du travail des abeilles, que cela en devient fatal. Un peu comme si, dans une usine, des moustiques venaient perturber les ouvriers sur une chaîne de montage très précise » (1). L’image est évocatrice, et la thèse est loin d’être farfelue quand on sait la complexité remarquable de la vie des insectes sociaux (merveilleusement décrite dans La Vie des Abeilles, de Maeterlinck) et les systèmes de communication sophistiqués qui président à leurs relations.
Si cette explication se confirmait, elle constituerait un avertissement sérieux bien au-delà du monde de l’apiculture. Pourquoi ? parce que les écosystèmes sont des systèmes chaotiques, c’est-à-dire des ensembles compliqués, bourrés d’interactions, dans lesquels une modification quantitative mineure, déjà observée à plusieurs reprises dans le passé sans beaucoup de conséquences, peut se reproduire un beau jour en provoquant tout à coup un bouleversement majeur. Or ce danger-là, il menace non seulement Apis mellifera mais aussi Homo sapiens, qui empoisonne la planète en dispersant aux quatre vents des quantités de pesticides affolantes.
(1) Libération, 27/4/05