Mardi 17 mars, à 8 h 30, à l’ouverture de l’Intermarché où elle est caissière depuis une trentaine d’années, Isabelle a ressenti « un vrai coup de fatigue mentale ». Déjà les clients massés devant les portes. En groupe, en famille, enfants, adultes et Caddies pour un nouveau rush avant le midi fatidique du confinement obligatoire. « Le patron nous a réunis une minute, pas plus, pour nous annoncer qu’il nous donnerait des attestations de déplacement. Et il est parti. Pas un mot, pas un merci, rien. Pas même une bouteille d’eau, un encouragement ou des conseils de sécurité. »
Isabelle (qui ne veut pas voir publiée sa vraie identité par peur de représailles) travaille dans un supermarché de Savoie, où les routiers faisant la liaison avec l’Italie, les touristes des stations de ski fermées depuis le week-end précédent et les habitants locaux se ruent depuis plusieurs jours pour « stocker » face à la crise sanitaire qui s’installe : « C’est la razzia, plus de papier toilette, plus de farine, de beurre, de café… »
Son sentiment, sa fatigue, ses craintes sont partagés dans tout l’Hexagone par les femmes et les – rares – hommes qui tiennent les caisses de la grande distribution, prises d’assaut depuis des jours. Et depuis des jours, ces employés des supérettes, supermarchés ou hypermarchés subissent un stress intense, en première ligne face à l’épidémie due au coronavirus.
Céline Carlen, secrétaire générale de la CGT Commerce à Paris, résume leur dilemme : « Ces salariés ont toute raison de penser que la situation peut mettre en danger leur santé. Et en même temps, il faut que les magasins restent ouverts, au risque d’aggraver la psychose dans la population. On fait peser une tension psychique extrême sur des gens qui ont un métier mal payé et déjà difficile en temps normal. » La syndicaliste confie avoir constaté des crises d’angoisse, voire des malaises de salariées, tout à coup tétanisées par la pression.
Dans le magasin de Savoie d’Isabelle, l’épidémie devenant une réalité dans les esprits, la direction a commencé à distribuer des gants en plastique la semaine dernière. Puis elle s’est décidée à poser des écrans en Plexiglas aux caisses, et au sol des autocollants marquant les distances de sécurité – qui ne sont qu’exceptionnellement respectées.
Mais ce sont les employées, des femmes à temps partiel contraint essentiellement, qui ont exigé ces mesures. « Il a fallu demander, et fort, sinon on n’avait rien, souligne Isabelle. Pendant ce temps, le chiffre d’affaires explose, on n’a jamais travaillé comme ça. Informer l’équipe, la réunir, insister sur le respect de l’hygiène et de la sécurité, ça coûte quoi ? Eh bien non, il faut travailler avec des queues dingues aux caisses, des rayons embouteillés. C’est un vrai bouillon de culture ici, et tout le monde s’en fout. »
La situation est la même partout. Les bras de fer se multiplient entre salariés inquiets et directions peu pressées de les rassurer. À Carrefour à Paris, Pascal Junet et ses collègues syndicalistes CGT ont dû insister, lundi, pour organiser une réunion extraordinaire pour décider des mesures à prendre pour contrer la contamination des salariés et des clients. Durant le week-end, dans de nombreux endroits comme à Bercy, les clients avaient pu s’engouffrer sans filtrage, sans régulation, provoquant la panique chez les employés.
« Rien n’était prévu ! Nous avons dû, pour faire réagir la direction, lancer notre droit d’alerte pour danger grave et imminent, rapporte le militant. Les salariés ne pouvaient plus travailler correctement. Il y avait un monde fou et des gens parfois agressifs. » L’employeur n’avait prévu aucun masque pour ses employés, les gants ne sont arrivés que lundi matin, et le gel hydroalcoolique n’était fourni que lors de la prise de poste. Après la réunion extraordinaire, l’enseigne a commandé les vitres en Plexiglas pour ses caissières.
« Carrefour vient de commander 12 000 vitres en Plexiglas, confirme Antoine Lelarge, secrétaire général de la CFDT dans le Maine-et-Loire. Mais leur livraison ne sera pas du tout immédiate, alors que le flux incessant des consommateurs est, lui, immédiat. »
Selon le syndicaliste, les situations sont disparates : « Il faut séparer ce qui se passe dans les petites surfaces et dans les hypermarchés, où le respect des consignes de base est meilleur, indique-t-il. Mais tous les personnels de caisse sont particulièrement exposés : ils voient passer des centaines et des centaines de clients, qui peuvent bien souvent leur tousser dessus. Ils tapotent toute la journée sur des terminaux de paiement ou sur des écrans de caisse… C’est une charge très lourde, un stress immense. »
Sarah, 47 ans et un dos cassé par les années de précariat de la grande distribution, ne dit pas autre chose, derrière sa caisse d’un supermarché parisien du nord de Paris. « Je suis en première ligne pour choper la mort », s’affolait dimanche celle qui passe deux heures dans un RER pour venir au travail tous les jours. Une fois à son poste, elle est à la merci des éternuements, quintes de toux et postillons des clients, qui se pressent devant elle, bien souvent sans respecter le mètre de sécurité préconisé, malgré les incessants rappels à l’ordre d’un vigile, lui-même privé de toute protection, car employé par une société sous-traitante.
À ses salariés, la direction du supermarché a finalement distribué un masque lundi et a commencé à réduire le nombre de clients dans le magasin, en les faisant attendre dehors et entrer au compte-gouttes. « On est les dernières roues du carrosse, alors qu’on permet à la France entière de continuer à se nourrir. Comment ils feront quand on mourra ? », s’emporte néanmoins Mous, l’un des livreurs à domicile.
Il ne trouve « pas normal de ne pas avoir été protégé plus tôt » mais affirme que « si on l’ouvre, on nous montre la porte ». Il n’est toujours pas rassuré : « Regarde notre masque, on dirait le premier prix. Dans d’autres grandes surfaces, ils ont une barrière de protection. Nous, on dirait un filtre à café ! »
Mous a 26 ans, et une cadence de livraison infernale ce lundi : « On se croirait la veille de Noël tellement il y a de monde. Et ils veulent tous êtres livrés maintenant, soupire-t-il. C’est plus de boulot et de fatigue, physique, mais maintenant aussi mentale, parce qu’on a peur d’avoir la maladie. »
Pas de prime, pas de remerciements
Même constat, et même surmenage à Montpellier pour Morgane, 25 ans, qui travaille dans un « drive ». Postée au rayon « sec », elle est chargée de remplir des chariots de pâtes, riz, gâteaux, pour répondre aux commandes passées sur Internet. Depuis le début de l’épidémie, elle a vu enfler les commandes. « D’habitude, à l’ouverture, on a 80 commandes. Maintenant, on en a plus de 300, c’est très compliqué à gérer, souffle-t-elle. Les commandes habituelles, c’est entre 10 et 20 articles. Là, ç’a explosé. Personnellement, j’en ai fait une avec 115 articles, uniquement sur mon secteur. La commande se chiffrait à 1 300 euros ! »
À la surcharge de travail s’ajoute le peu de bienveillance de nombreux clients, très pressés de récupérer leurs courses complètes, sans vouloir comprendre que les stocks du magasin ne sont pas illimités, même s’ils ont commandé sur Internet. Comme ses collègues, Morgane ne retire en tout cas plus ses gants et désinfecte les bornes et toutes les interfaces avec lesquelles les clients sont en contact.
Pour autant, ils sont très rares les salariés du secteur à envisager de s’arrêter de travailler, s’ils peuvent faire autrement, en trouvant notamment des solutions de garde pour leurs enfants. Les salaires sont tellement bas – généralement un peu au-dessus du Smic horaire, mais pour des temps partiels bien souvent contraints – que « le moindre écart est insupportable ». D’autant que le secteur ne parle aucunement de distribuer des primes à ses salariés méritants.
« Notre direction ne semble pas se poser la question de savoir si on va bien ou pas. Quand mes collègues ont fini à 23 heures, samedi dernier, il n’y a pas eu un merci », grince une caissière d’un Carrefour francilien, 20 ans d’expérience. Les quelques avantages octroyés aux salariés consistent en général à les autoriser à faire leurs courses à des horaires où ils sont les seuls clients, et à leur proposer, sur la base du volontariat, de venir au milieu de la nuit pour mettre les produits en rayon, et éviter ainsi les tensions, et la promiscuité, avec les clients.
Aussi paradoxal que cela puisse paraître, les angoisses et les déceptions de ces salariés bien souvent précarisés peuvent parfois être partagées par leurs employeurs. C’est par exemple le cas à l’Intermarché de Gasny, un bourg à la frontière de l’Eure et du Val-d’Oise. Vincent Girot est le directeur indépendant du magasin et il a fait le choix radical d’interdire à ses clients d’acheter plus de trois exemplaires d’un même produit.
« Il y a des comportements désagréables, rien ne sert de les encourager. À chaque intervention du gouvernement ou du président, il y a un énorme afflux. La semaine dernière, nous avons fait deux fois le chiffre d’affaires habituel, témoigne le directeur. J’ai choisi de limiter les achats d’une même référence pour servir un maximum de gens et pour empêcher les paniques ou spéculations. »
Il assure avoir fait distribuer des gants depuis plusieurs jours maintenant et fixer bien en amont les écrans Plexiglas aux caisses. Il montre dans les locaux de pause et les bureaux des distributeurs de gel hydroalcoolique, installés depuis plusieurs mois. « Nous avons eu une épidémie de gastro en début d’année, c’est à ce moment que j’ai installé ces distributeurs. Je demande à l’équipe d’être carrément paranoïaque sur les questions de propreté et d’hygiène. » Comme les travailleurs de la grande distribution partout sur le territoire, il constate qu’« il [leur] manque des masques, alors qu[’ils sont] en première ligne ».
« Nous devenons l’endroit à risque pour la propagation du virus », s’alarme, elle aussi, la gérante d’un supermarché du XVe arrondissement de Paris, dans un texte qu’elle a fait circuler parmi ses proches. S’adressant à Emmanuel Macron, la cheffe d’entreprise regrette qu’elle et ses salariés se trouvent « dépourvus de toute protection ».
Elle raconte s’activer de 5 heures du matin à 22 heures pour assurer sa « mission de fournir des aliments à la population » et « répondre à l’appel national […] demandant [aux commerces indispensables] de rester ouverts ». Mais le discours d’Emmanuel Macron de lundi soir l’a laissée « les larmes aux yeux » : « Quelle solitude… Pas un mot de remerciement pour les commerçants, les chefs d’entreprise, les managers, les caissières, les livreurs. Pour tous ceux qui permettent qu’aujourd’hui vous ayez de la nourriture dans votre frigo. » Et qui vont devoir encore tenir leur poste pour les longues semaines de crise à venir.
François Bonnet, Rachida El Azzouzi, Mathilde Goanec, Dan Israel et Khedidja Zerouali