Dans un texte publié en 1986, Jacques Derrida avance qu’il y a des moments de l’humanité où le destin de certains individus en viennent à incarner ce qu’il appelle le “destin de l’humanité” -le tout du monde. Leur vie condense une situation dans laquelle chacun sent qu’il en va de la gouvernementalité générale, de l’économie des forces à l’œuvre dans le monde et à laquelle chacun d’entre nous est, malgré soi, exposé. Derrida affirme que, alors qu’il écrit ce texte en 1986, celui dont la vie synthétise ce tout du monde, c’est Nelson Mandela. Il mentionne aussi ce qui se passe en Palestine-Israël. Je pense que ce qui se passe, aujourd’hui, autour de Julian Assange représente ce type de situation où le destin de l’humanité est en jeu. Ce qui lui arrive est aussi important et devrait susciter la même indignation mondiale que celle de Nelson Mandela. Il en va aussi dans ce combat de la protection de la vie et de la mise à mort, de la guerre et de l’État, du droit et de la justice. Il en va aussi d’ailleurs de la question raciale. On pourrait en effet expliquer le fait qu’Edward Snowden suscite une plus grande sympathie en Europe ou aux États-Unis qu’Assange par le fait que les fuites faites par Snowden impliquaient des Occidentaux blancs, alors que beaucoup de celles de WikiLeaks impliquaient des Yéménites, des Afghans, des Irakiens....
Le procès pour extradition de Julian Assange s’ouvre lundi 24 février au Royaume-Uni. S’il est extradé vers les États-Unis, il risque 175 ans de prison pour “espionnage”. Julian Assange est aujourd’hui, comme l’a écrit Éva Joly dans Le Monde il y a quelques semaines “en danger de mort”. Il subit ce qui s’apparente à des tortures psychologiques et physiques de la part du Royaume-Unis. Entre 2012 et 2019, il était reclus dans l’Ambassade d’Équateur à Londres, et il n’a pas pu pendant ces 7 ans sortir, se balader, voir le soleil, ce qui a durablement affecté sa santé.
Assange s’inscrit dans l’histoire de la dissidence politique –mais d’une manière extrêmement particulière. Car d’ordinaire, les dissidents politiques venus du bloc de l’Est, de la Chine, de la Russie, de Cuba, de l’Afrique du Sud, pouvaient envisager comme lieux d’accueil possibles les pays occidentaux comme les États-Unis ou l’Angleterre. Ils pouvaient constituer ces pays comme des modèles de droit et de démocratie et fonder leur opposition aux régimes dans lesquels ils vivaient en convoquant ces exemples. Mais quel modèle peut invoquer Julian Assange, mais aussi Edward Snowden, Sarah Harrison, Chelsea Manning, quand ce sont les pays mêmes qui semblaient incarner une sorte d’idéal qui deviennent le lieu d’exercice de la persécution politique et de l’injustice ?
S’il est persécuté, c’est peut-être parce qu’il a bousculé les valeurs traditionnelles que nous utilisons pour le défendre : la manière instituée de pratiquer le journalisme, les formes classiques de révolte contre la violence d’État, les modalités de contrôle de l’espace public.
Nous avons ici affaire à une classe de dissidents orphelins de tout futur et tout présent. Est-ce que le destin de ces individus ne montrerait pas que nous arrivons aujourd’hui à la fin d’une certaine histoire de la démocratie, c’est-à-dire à un moment où toutes les valeurs sur lesquelles nous fondions d’ordinaire nos pratiques, sont en crise ? Nous ne pouvons que très difficilement défendre ces figures en invoquant les valeurs d’État de droit puisque ce sont précisément des états qui se réclament de ses notions qui les persécutent. L’emprisonnement de Assange est légal et conforme à l’état de droit, la torture de Chelsea Manning et son nouvel emprisonnement sont légaux, la menace de la prison pour Snowden et la privation par les tribunaux américains de sa capacité de percevoir les droits d’auteur de son livre sont fondés légalement. Et ces décisions sont rendues non pas des gouvernements mais par des magistrats que nous disons indépendants et dont nous nous battons souvent pour protéger l’indépendance. Nous ne nous situons pas ici dans un état d’exception mais dans une manifestation de l’état du droit. Ce sont donc toutes nos catégories habituelles qui vacillent. Par exemple, nous devons nous méfier de notre utilisation de la catégorie de légalité et de crime. Mettre en question les illégalismes d’État révélés par WikiLeaks est efficace pour justifier les pratiques d’Assange, mais nous ne devons pas oublier qu’il y a sans doute aussi des illégalismes commis de notre côté, que la frontière n’est pas claire et que par conséquent nous devons aussi être capables d’élaborer nos analyses sur d’autres critères.
Aujourd’hui, l’urgence est de nous mobiliser pour Julian Assange, autour de Julian Assange, sans nuance. Je remarque parfois l’existence d’une tendance à ne pas vouloir placer Julian Assange au centre de l’attention. On le met avec d’autres ou on l’inscrit dans un ensemble de causes plus larges : les lanceurs d’alerte, le journalisme, le droit à l’information, la démocratie. Or il faut qu’à un moment ce soit de lui que nous parlions. Beaucoup de gens expriment des réticences à son endroit. Ils disent qu’ils le soutiennent malgré le fait que ce serait un personnage trouble, malgré tout ce que l’on peut penser de lui, malgré les déclarations qu’il a pu faire sur la Russie, Trump ou Hillary Clinton... On a tendance alors à rabattre la défense de sa cause sur des problématiques plus consensuelles, comme si nous voulions le séparer de ce qu’il est pour le défendre et donc comme si, en fait, nous voulions défendre autre chose que lui à travers lui : la liberté de la presse, la démocratie, l’information.
Mais aujourd’hui ce n’est pas la liberté de la presse qui est en danger : c’est Julian Assange. Ce n’est pas la démocratie qui meurt, c’est Julian Assange.
Le fait qu’il est persécuté ne pourrait-il pas d’ailleurs s’expliquer par le fait qu’il a bousculé les valeurs traditionnelles que, paradoxalement, nous utilisons pour le défendre : la manière instituée de pratiquer le journalisme, les formes classiques de révolte contre la violence d’État, les modalités de contrôle de l’espace public et de la circulation publique des documents, la notion d’intérêt général. Autrement dit, il ne faut pas que la défense d’Assange soit l’occasion d’une restauration des valeurs traditionnelles. Car c’est au contraire là où Julian Assange trouble ces valeurs que se situe la vérité de ce qui se passe aujourd’hui et qui explique ce qu’il subit.
De la même manière que Gilles Deleuze disait que, lorsque l’on aime un auteur, il faut tout prendre, tout aimer, défendre Julian Assange suppose de tout défendre. C’est à cette condition en effet que notre mobilisation est susceptible de ne pas le trahir, de ne pas l’emprisonner une deuxième fois, de ne pas être complice des forces gouvernementales, et que nous pourrons continuer à faire exister dans l’espace public le projet de déstabilisation radicale et libertaire qu’il a inauguré -et ainsi, en quelque sorte, à le maintenir en vie parmi nous le plus longtemps possible.
Geoffroy de Lagasnerie
Sociologue et philosophe, auteur du livre « Le Combat Adama » avec Assa Traoré