Pour reprendre une expression de Greta Thunberg, « ils/elles ont osé » s’attaquer frontalement à deux piliers mythiques de l’économie du Canada, soit l’extraction de ressources naturelles dont aujourd’hui les hydrocarbures sont le noyau dur et au système de transport à longue distance, crucial dans ce grand pays longitudinal de régions mal arrimées chacune sollicitée par le géant étasunien et dont le rail reste l’épine dorsale. Il n’en reste pas moins que le faible nombre de la militance aux blocages, et même en appuie par des manifestations sporadiques surtout à Toronto, Victoria et Vancouver, et dans une moindre mesure à Winnipeg, Edmonton, Régina, Halifax, Montréal et quelques autres endroits, est le tendon d’Achille de cette mobilisation. Elle doit sa résilience, rendue à deux semaines, à la peur bourgeoise de l’ampleur de la réaction autochtone soutenue par une re-mobilisation massive du mouvement climatique très remontée contre les hydrocarbures et très conscient du rôle d’avant-garde de protecteur de la terre-mère joué par les autochtones.
En ce 22 février, on constate d’abord le blocage crucial et initial du chemin de fer transcontinental sur le territoire des Kanien’kehá:ka (Mohawks) de Tyendinaga en Ontario. Il est appuyé par ceux régionaux, à L’Isle-Verte jusqu’à hier et dans la banlieue de Montréal sur le territoire des Kanien’kehá:ka de Kahnawake et plus récemment jusqu’à hier à St-Lambert par de jeunes gens surtout francophones et aux études s’organisant par réseaux sociaux et ralliés par Extinction Rebellion, et en Colombie britannique jusqu’à hier aussi par les Neskonlith affectés par l’élargissement de l’oléoduc bitumineux Trans Mountain racheté par Ottawa. Pendant ce temps, au nord de la Colombie britannique, la Gendarmerie royale du Canada (GRC) continue de contrôler ce chemin menant au chantier de construction du gazoduc litigieux sur le territoire des Wet’suwe’ten après qu’elle eut démoli manu militari, au début février, la barricade interdisant l’accès au chantier et arrêté plus d’une dizaine de personnes de cette nation autochtone. Ce gazoduc est partie prenante d’un investissement total estimé à 40 milliards de dollars par les filiales de cinq sociétés internationales : Royal Dutch Shell Plc. (40%, chef de file), du Royaume-Uni et des Pays-Bas ; PETRONAS (25%), de Malaisie ; PetroChina Co. Ltd. (15%), de Chine ; Mitsubishi Corp. (15%), du Japon ; et Korea Gas Corporation (5%) de Corée.
Le gouvernement fédéral des Libéraux, mu par une officielle politique tant pro-climatique que de « réconciliation » avec les peuples autochtones, en complète contradiction avec ses réelles actions pro-pipeline et d’abandon de maintes communautés autochtones sans eau potable et d’enquête bâclée et sans suite sur les meurtres en série de jeunes femmes autochtones, cherche à sauver les apparences qu’une nouvelle crise d’Oka ou d’Ipperwash gâcherait. Il cherche un dialogue sans condition ni concession que les chefs traditionnels Wet’suwe’ten lui accorderaient bien mais à condition que la GRC quitte leur territoire, ce qu’elle fait semblant de faire, et surtout que cessent les travaux de construction du gazoduc au moins momentanément. Voilà que maintenant le gouvernement NPD-Vert de la Colombie britannique, autre larron de l’affaire et fidèle allié des Libéraux fédéraux, vient au secours du grand frère en ordonnant une révision de l’enquête environnementale d’une durée de trente jours laquelle révision oblige le constructeur du gazoduc, TC Energy ex Trans Canada Pipeline de l’ex oléoduc Énergie Est de triste mémoire, à consulter les chefs traditionnels pendant que les travaux seront arrêtés.
Les chefs traditionnels mordront-ils à l’appât ? Il faut dire qu’ils ne font pas l’unanimité dans leur communauté. Cinq chefs de « bande » sur six de la même nation, structure imposée par la colonialiste et toujours en vigueur Loi fédéral des Indiens du XIXiè siècle, ont signé des ententes avec la filiale de TC Energy assurant quelque revenu afin de palier à la pauvreté de cette petite nation d’à peine plus de 3 000 personnes isolée dans le nord de la Colombie britannique. On devine les tensions internes. Même les « mères de clan » seraient réticentes aux blocages. Il n’en reste pas moins que ces chefs de bande n’ont juridiction que sur les « réserves », qui ont servi de modèle au système d’apartheid de l’Afrique du sud, à travers lesquelles le gazoduc ne passe pas. Juridiquement, l’arrêt Delgamukw de la Cour suprême en 1997 assure que les droits sur les terres ancestrales non cédées — la Colombie britannique a cru pouvoir se dispenser des infâmes traités à numéro suite à une hécatombe due à la variole dans les années 1860 [1] — englobant les réserves sont du ressort des chefs traditionnels. De plus, « le Canada souscrit à la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones (DNUDPA), alors que la Colombie-Britannique vient d’en adopter l’application dans sa législation. Le consentement libre, préalable et éclairé est une des pierres angulaires de la DNUDPA. » [2].
Les chefs traditionnels ont proposé en 2014 un tracé alternatif que TC Energy a refusé pour des raisons pécuniaires et... environnementales [3]. On réalise qu’il y aurait là une sortie de secours, entrouverte par l’arrêt des travaux pour 30 jours, du point de vue strictement et étroitement nationaliste Wet’suwe’ten en autant que quelqu’un quelque part finance un milliard $ supplémentaire et que le tracé alternatif ne trouverait pas sur son chemin un autre blocage autochtone. Peut-on raisonnablement exiger d’une pauvre et minuscule nation de sauver la civilisation blanche de sa turpitude d’accumulation capitaliste jusqu’à l’annihilation de la civilisation ? C’est déjà énorme que jusqu’ici les chefs traditionnels Wet’suwe’ten, malgré l’appui crucial de la nation Kanien’kehá:ka toujours à la fine pointe de la lutte autochtone, n’aient pas cédé sous la pression du patronat aux abois et de la droite appelant à la répression armée dont les Conservateurs fédéraux et les Premier ministres du Québec et de la Saskatchewan sont les principaux porte-voix.
Après plus de deux semaines de blocage, l’extrême centriste gouvernement Trudeau commence à céder à ces cris d’orfraie pendant que les chefs de l’Assemblée des Premières nations poussent au compromis tout en ne condamnant pas les blocages. Pour renverser la vapeur contre le Canada des hydrocarbures afin que ceux-ci restent sous terre, il faudra bien un jour frapper dans le plexus l’accumulation du capital par des grèves et blocages généralisés et prolongés dûment dirigés et coordonnés avec une alternative prête à prendre la relève. Malheureusement Québec solidaire ne semble pas vouloir pousser à la roue. Ces députés s’abstiennent de visiter les blocages dans le Montréal métropolitain et même d’être présents à la manifestation d’appui de ce jour aux Wet’suwe’ten dans le centre de Montréal. Heureusement, la nouvelle Commission nationale autochtone, imposée par le dernier congrès à la direction du parti, y était.
Marc Bonhomme, 22 février 2020
Complément
Une mise à jour.
Finalement le gouvernement Trudeau s’est résolu à employer la répression... ou plutôt à jouer l’hypocrisie en s’en remettant aux forces policières soi-disant agissant en toute indépendance sur ordre d’injonction demandée par le Canadien National ou le Canadien Pacifique. Pour l’Ontario et le Québec, la couche d’hypocrisie est encore plus épaisse car ces forces policières sont de juridiction provinciale. Plus ratoureux, tu meurs. On a fait beaucoup de cas du blocage de Tyendinaga qui aurait paralysé le transport pan-canadien est-ouest jusqu’à ce qu’on apprenne que les deux grandes compagnies de chemin de fer collaboraient pour le contourner soit par le réseau pan-canadien plus au nord du Canadien Pacifique soit par les ÉU sans compter le recours accru au camionnage. Pour la pénurie de gaz propane, on repassera. Mais il est vrai que ça coûte plus cher ce qui emmerde le dieu profit.
En ce jour du 25 février, on a pu distinguer trois types de répression des blocages après le démantèlement de celle de Tyendinaga au prix de dix arrestations auquel les Kanien’kehá:ka (Mohawks) ont répondu par des tactiques de harcèlement et un nouveau blocage empêchant de nouveau la circulation ferroviaire. Tant au Québec (Lennoxville), qu’en Ontario (Hamilton) et en Colombie britannique (Port de Vancouver) les forces policière interviennent immédiatement pour mettre fin au blocage avec arrestations à l’appui si ces blocages sont à l’initiative de non-autochtones. Elles paraissent faire de même si ce sont des autochtones sans expérience historique d’affrontement comme au nord de la Colombie britannique. Mais pour ce qui est des Kanien’kehá:ka de Kahnawake, qui bloquent un rail depuis deux semaines, de Kanesatake qui bloquent depuis peu partiellement une route et de Tyendinaga qui sont de retour, tout comme pour les Mig’maq de Listiguj, leur expérience de lutte conséquente et de solidarité de même que leur capacité défendre fermement leur territoire leur vaut pour l’instant l’intouchabilité y compris de la part du matamore nationaliste Legault. Le but de cette manière de faire est d’isoler les nations autochtones expérimentées et combatives.
Plusieurs s’étonnent que la politique dite de « réconciliation » du gouvernement Trudeau ne l’ait pas incité à se rendre aux conditions raisonnables des chefs traditionnels Wet’suwe’ten de sortir la GRC de leur territoire ancestrale et d’arrêter les travaux de la filiale de TC Energy ce dont s’est chargé le gouvernement de la Colombie britannique par sa demande de clarification environnementale supplémentaire. Pourquoi, diable, la GRC continue-t-elle de patrouiller le territoire Wet’suwe’ten ? Parce que consentir à ce retrait des forces de l’ordre canadiennes, noyau dur de la souveraineté de l’État canadien, c’est avouer à la face du monde que la souveraineté autochtone prime sur celle canadienne. Cette abdication mènerait inéluctablement à renoncer à faire passer le gazoduc sur les territoires des autochtones non consentant tout en reconnaissant la prééminence des gouvernements autochtones dit traditionnels sur ceux, les conseils de bande, imposés par la colonialiste loi des indiens. Ce serait là une mise en cause de l’épine dorsale de la stratégie économique de la bourgeoisie canadienne qui requiert le pillage des ressources naturelles situées sur les territoires autochtones. À revers, si les chefs traditionnels négociaient avec Ottawa sous le contrôle de leur territoire par la police fédérale, ils renonceraient de facto à leurs droits ancestraux reconnus par l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 tout comme au consentement libre et informé de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones.
Marc Bonhomme, 25 février 2020