Le sort de Julian Assange nous concerne toutes et tous, journalistes et citoyens, professionnels de l’information et publics auxquels elle est destinée. C’est pour avoir fait des révélations majeures sur les guerres américaines et leurs violations des droits humains que le fondateur de WikiLeaks fait face aux États-Unis à 18 chefs d’accusation, dont celui d’espionnage. La demande d’extradition des autorités américaines est le point d’aboutissement de huit années de persécution constante. Actuellement détenu depuis près d’une année en Grande-Bretagne, Assange y est privé de liberté depuis 2012, ayant vécu sept ans enfermé à l’ambassade d’Équateur, où son intimité privée et ses rencontres avec ses avocats ont été espionnées par des prestataires de la CIA [1].
Pionnier des potentialités démocratiques de la révolution numérique, Julian Assange a permis la révélation mondiale de crimes de guerre [2], de cas de tortures, d’enlèvements et de disparitions, de corruptions économiques et de fraudes fiscales, de mensonges d’État et d’atteintes aux libertés fondamentales. Relayées par les médias du monde entier, toutes les informations révélées par WikiLeaks étaient d’un intérêt général majeur. Il était légitime de les rendre publiques, au regard du droit international. Julian Assange, WikiLeaks et tous les médias qui ont repris leurs informations ont servi le libre exercice d’un droit fondamental des peuples souverains, celui de savoir tout ce qui est fait en leur nom par des États, des gouvernants et des administrations qui leurs doivent des comptes.
L’extradition de Julian Assange vers les États-Unis signifierait la remise en cause de ce droit fondamental, reconnu par toutes les déclarations universelles et conventions internationales. Ce serait une atteinte sans précédent à la liberté de presse, à la liberté d’enquêter et à la liberté d’informer. Elle transformerait en délinquants et en criminels les journalistes qui révèlent les secrets illégitimes des pouvoirs et les lanceurs d’alerte qui les aident loyalement à les trouver. Elle ouvrirait la voie à une offensive générale contre le droit d’informer, dont témoignent déjà la répression et la persécution d’autres journalistes d’enquête et lanceurs d’alerte, à l’instar de Chelsea Manning, Edward Snowden, Glenn Greenwald et Rui Pinto.
C’est le sens de l’appel lancé ce lundi par l’initiative #JournalistsSpeakUpForAssange [3], soutenue par plus de 1 300 journalistes du monde entier et à laquelle participe Mediapart :
[Vidéo :
Journalistes pour Julian Assange]
Défendre Assange, c’est défendre le journalisme. C’est-à-dire défendre sa raison d’être, au service d’un droit fondamental qui fut proclamé en même temps que les idéaux démocratiques portés par les révolutions parlementaire britannique, indépendantiste américaine et républicaine française. Sa formulation française, dans une proclamation du premier maire de Paris qui fut aussi le premier président du tiers état et de l’Assemblée nationale, tient en une phrase, énoncée le 13 août 1789 : « La publicité est la sauvegarde du peuple. » Le mot publicité, qui n’avait pas encore été gagné par la marchandise, signifiait rendre public, en l’espèce tout ce qui concerne le peuple souverain, tout ce qui est fait en son nom, tout ce qui implique le bien commun.
WikiLeaks, à l’initiative de Julian Assange qui en est le fondateur et l’éditeur, a répondu à cet appel en augmentant sa portée grâce aux outils de la révolution numérique, associant les liens qui tissent Internet (links) et les fuites massives de métadonnées (leaks). Sauf à renoncer aux principes professionnels inscrits dans ses Chartes de déontologie [4], aucun journaliste ne saurait contester que les révélations de WikiLeaks furent d’intérêt public, ouvrant grande la voie suivie par nombre de lanceurs d’alerte qui nous ont permis de découvrir d’authentiques crimes (guerriers, économiques, fiscaux, etc.) commis à l’abri de secrets indûment protégés.
Outre les questions de droit essentielles posées par l’acharnement américain contre Assange [5], c’est la question juridique décisive pour notre profession que pose le procès Assange : le secret des pouvoirs doit-il l’emporter sur le droit de savoir ? Toutes les législations fondamentales, déclarations et conventions internationales élaborées depuis la Seconde Guerre mondiale ont établi que le secret ne saurait être l’alibi de crimes ou de délits.
C’est d’ailleurs ce que nous-mêmes, à Mediapart, plaidons avec succès chaque fois que nous justifions la révélation d’informations d’intérêt général majeur provenant de documents a priori protégés par le secret des affaires, le secret de défense, voire le secret de l’intimité privée – ce fut notamment le cas dans l’affaire Bettencourt [6]. Au vu des faits cachés par le détournement du droit au secret en opacité intéressée que révèlent des investigations journalistiques avec l’aide de lanceurs d’alerte, la justice arbitre le plus souvent en faveur du droit fondamental de savoir ce qui relève de l’intérêt général.
Accepter que le directeur d’un média d’information – et WikiLeaks en est un, quoi qu’on pense de sa ligne éditoriale relevant du pluralisme médiatique – soit traité comme un espion ou un hacker, autrement dit un criminel de haut vol, c’est se résoudre à la criminalisation du journalisme. Et plus particulièrement du journalisme qui dérange, révèle, dévoile, éclaire, démasque et dénonce. Si Assange est extradé aux États-Unis, où il risque la prison à vie, ce jour-là marquera une date sombre dans l’histoire de la liberté. Et une immense régression du droit d’informer au pays qui s’honorait de l’avoir énoncé dans une formulation radicalement démocratique, avec le premier amendement de la Constitution américaine.
Les journalistes et les lanceurs d’alerte n’ont pas à être des saints. Ce sont les démocraties qui se doivent d’être saines, c’est-à-dire capables d’accepter des contre-pouvoirs, des contestations, des révélations, des vérités qui bousculent les pouvoirs établis. En ce sens, le sort de Julian Assange est l’enjeu d’un combat global et d’un défi universel, face à la tentation de pouvoirs issus du vote et adoubés par l’élection de réduire les démocraties à cette seule légitimité, confisquant la souveraineté populaire à leur seul profit, afin de congédier toute complexité et vitalité politiques. De ce cours autoritaire, qui menace et gagne sur tous les continents, les attaques contre la liberté de la presse sont le premier symptôme. Et l’attaque contre le fondateur de WikiLeaks en est le symbole le plus manifeste.
Le sort judiciaire de Julian Assange se joue en Grande-Bretagne, le pays de George Orwell, l’auteur anti-autoritaire de 1984. « L’un des phénomènes propres à notre époque est le reniement des libéraux », soulignait-il dans sa préface de 1945, longtemps inédite, à La Ferme des animaux, où il s’alarmait de « l’affaiblissement général de la tradition libérale occidentale ». Le constat vaut, ô combien, pour notre siècle débutant où le libéralisme politique a été défait par un libéralisme autoritaire, imposant au plus grand nombre la loi d’airain de l’argent et de la marchandise, en ayant réussi à mettre la puissance étatique au service d’une petite minorité de privilégiés.
En décembre 1944, alors qu’il écrivait cette préface, Orwell avait assisté à une réunion du PEN Club organisée pour célébrer le tricentenaire d’Areopagitica, le premier texte ayant radicalement défendu la liberté d’informer, sans entrave ni censure. Sous-titré A Speech For the Liberty of Unlicens’d Printing, il est connu dans notre langue sous l’intitulé Pour la liberté d’imprimer sans autorisation ni censure. Datant de 1644, cette adresse au Parlement anglais trouva son premier traducteur français fin 1788, quelques mois avant le début de la Révolution française. Ce n’était autre que l’un de ses principaux orateurs à venir, le comte de Mirabeau. Sur la liberté de la presse, imité de l’Anglais de Milton est accompagné sur sa couverture, en deux versions, anglaise et française, de cette citation extraite du livre : « Tuer un homme, c’est détruire une créature raisonnable ; mais étouffer un livre, c’est tuer la raison elle-même. »
Mirabeau y prolonge lui-même le plaidoyer de Milton. Après avoir rappelé que l’Angleterre fut la première nation à accepter la liberté de la presse, il vante cette « épée de Damoclès, partout en Angleterre suspendue sur la tête de quiconque méditerait, dans le secret de son cœur, quelque projet funeste au prince ou au peuple ». « Que la première de vos lois consacre à jamais la liberté de la presse, conclut-il, la liberté la plus inviolable, la plus illimitée : qu’elle imprime le sceau du mépris public sur le front de l’ignorant qui craindra les abus de cette liberté ; qu’elle dévoue à l’exécration universelle le scélérat qui feindra de les craindre… le misérable ! »
Quant au texte de Milton, il se termine par une défense de la liberté de la presse comme sauvegarde face aux erreurs qui sont « aussi communes dans les bons gouvernements que dans les mauvais » : « Car, quel est le magistrat dont la religion ne puisse être surprise, surtout si l’on met des entraves à la liberté de la presse ? » Cette fraîcheur nous vient d’une révolution, la première des révolutions politiques modernes, précédant l’enchaînement des révolutions américaine, française et haïtienne. C’est celle qui, de 1642 à 1660, avec une éphémère république et l’exécution d’un roi, ouvrit l’horizon d’un libéralisme politique radical, à rebours des monarchies absolues, des bonapartismes impériaux et des césarismes républicains.
Plus connu de nos jours pour son œuvre de poète, l’un des plus grands en langue anglaise, notoirement célèbre pour Le Paradis perdu, John Milton en fut pleinement acteur, l’un de ses publicistes les plus actifs et les plus radicaux. On lui doit d’ailleurs, en 1642, deux ans avant son plaidoyer pour une radicale liberté d’informer, de publier et de diffuser, cette lucidité prophétique, parfois reprise dans le mouvement des « gilets jaunes » français face aux violences policières : « Ceux qui ont crevé les yeux du peuple lui reprochent d’être aveugle. »
Or l’un des principes défendus par Orwell dans sa préface longtemps méconnue, exhumée en 1995 pour le cinquantième anniversaire d’Animal Farm, est entré en 1976 dans le droit européen, avec l’arrêt Handyside de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). Il stipule que la liberté d’expression « vaut non seulement pour les informations ou les idées accueillies avec faveur, ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la population ». « Ainsi le veulent, concluait la CEDH, le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’y a pas de société démocratique. » Avec les révélations de WikiLeaks, Julian Assange a servi ces principes démocratiques.
Sans s’embarrasser de juridisme, Orwell avait fait plus court et plus direct : « Parler de liberté n’a de sens qu’à condition que ce soit la liberté de dire aux gens ce qu’ils n’ont pas envie d’entendre. » Répondant par avance à d’éventuels contradicteurs, il s’était contenté d’une citation en guise de justification. C’était un vers de Milton, le poète : « By the known rules of ancient liberty ». Littéralement : « Par les règles connues de l’ancienne liberté ».
C’est à cette ancienne liberté que nous, journalistes, demandons à la justice britannique de rester fidèle par la mise en liberté de Julian Assange et par le refus de son extradition aux États-Unis.
Edwy Plenel