C’est un dossier que Christine Lagarde voudrait sans doute oublier. Car il pourrait devenir de plus en plus gênant. En tant que directrice générale du Fonds monétaire international (FMI), elle a accordé à l’Argentine en juillet 2018 le prêt le plus important jamais consenti par l’organisation internationale : 56 milliards de dollars (52 milliards d’euros).
Le 19 février, le FMI a reconnu que le niveau d’endettement de l’Argentine était « insoutenable ». Il demande aux créanciers du pays d’avoir « une approche compréhensive » dans les discussions avec les autorités argentines.
Ce constat était attendu impatiemment par le nouveau gouvernement d’Alberto Fernández, qui a pris ses fonctions en décembre. Il a hérité de son prédécesseur, le libéral Mauricio Macri, une situation intenable : un pays en récession, une inflation de 53,8 % en 2019, soit une des plus élevées au monde, un endettement insupportable.
Avant même son élection, Alberto Fernández n’avait pas caché qu’une restructuration de la dette argentine serait inévitable. Un épouvantail pour les créanciers du pays : l’Argentine a déjà fait huit fois défaut depuis le début du XXe siècle.
Mais plutôt que de chercher à négocier, de présenter un programme économique jugé « crédible » par le monde financier, le nouveau président argentin laisse depuis planer le doute sur ses intentions réelles, sur la façon dont le gouvernement argentin va procéder.
La semaine dernière, le ministre argentin des finances a juste dévoilé quelques principes de son action : le gouvernement se refuse, a-t-il expliqué, à réduire son déficit budgétaire cette année. Il n’envisage pas atteindre un excédent budgétaire de 1 % avant 2026.
Pour qui connaît le bréviaire du FMI, ces déclarations s’apparentent à une quasi-déclaration de guerre. Tous les grands principes édictés dans le cadre du « consensus de Washington » – excédent budgétaire, rigueur fiscale, austérité sociale – sont mis au défi.
Et pourtant, le FMI lui donne aujourd’hui raison. « La dette de l’Argentine est insoutenable. L’excédent primaire qui serait nécessaire pour réduire la dette publique et les besoins de financements compatibles avec les risques de gestion de l’endettement et une croissance potentielle satisfaisante n’est ni économiquement ni politiquement atteignable », écrit le FMI dans un communiqué, après que ses équipes ont passé tous les comptes de l’Argentine en revue pendant plusieurs jours à Buenos Aires.
En juillet 2019, lors de sa précédente revue, le FMI affirmait encore que l’endettement était « soutenable mais pas avec une forte probabilité ». Mais à l’époque, Mauricio Macri, chéri de tous les milieux financiers pour appliquer à la lettre tous les préceptes néolibéraux, était encore président. Et personne n’imaginait qu’il ne soit pas réélu, en dépit du drame économique et social que connaissait déjà le pays.
À l’époque aussi, Christine Lagarde, qui avait apporté un soutien financier sans précédent dans l’histoire du FMI à Macri, était encore directrice générale de l’institution internationale.
Pour justifier ce changement d’opinion, le FMI explique que tout a évolué en six mois en Argentine. Le peso s’est déprécié de plus de 40 %, les taux d’intérêt sur la dette argentine ont augmenté de plus de 11 %, les réserves de change ont fondu des deux tiers, le PIB s’est contracté plus que ce qui avait été anticipé, justifie-t-il.
Avant d’ajouter : « En conséquence, la dette publique a augmenté, atteignant près de 90 % du PIB à la fin de 2019, 13 % de plus que les projections établies lors de la revue de juillet 2019. De plus, les autorités ont introduit un contrôle des changes, imposé des extensions de maturité sur certaines dettes, et fait appel à la banque centrale pour financer le déficit budgétaire. »
Ce n’est pas la première fois que le FMI se trompe dans ses prévisions sur un pays. C’est même un grand classique pour cette institution. L’exemple de la Grèce, censée se redresser après dix-huit mois de cure d’austérité, est là pour en témoigner. Huit ans après, Athènes n’est pas parvenu à effacer la chute de plus de 20 % de son PIB.
Mais dans le cas de l’Argentine, la réécriture de l’histoire est encore plus flagrante. Dès 2018, l’économie argentine, largement dépendante de ses exportations agricoles notamment à destination de la Chine, a commencé à ralentir. Elle sort à peine d’une récession profonde déclenchée en 2016 à la suite d’un profond programme de réformes structurelles lancé par le gouvernement Macri dès son accession au pouvoir en 2015.
Ce ralentissement économique est d’autant plus douloureux que le gouvernement argentin se trouve pris à contre-pied dans sa politique monétaire et financière. Afin de « redonner confiance » aux créanciers internationaux, encore « traumatisés » par le défaut unilatéral de l’Argentine, décidé en 2002 par le péroniste Nestor Kirchner, Mauricio Macri, dès son arrivée au pouvoir, décide de signer un compromis avec les créanciers, où se trouvent beaucoup de fonds vautours – qui ont refusé les restructurations de dettes imposées dans les années 2000 par Buenos Aires. Cet accord est vu comme une victoire par le FMI et les milieux financiers internationaux. L’Argentine a de nouveau accès aux marchés de capitaux internationaux.
Mauricio Macri en profite tant et plus : il endette le pays à toute vitesse. La dette publique qui représentait à peine 33 % du PIB en 2014, bondit à plus de 50 % en moins de deux ans. De surcroît, ces nouveaux emprunts sont en dollars. Tant que la politique monétaire de la Réserve fédérale se montre très accommodante, tout va bien : les financiers internationaux, qui croulent sous les liquidités, achètent de la dette argentine en dollars, qui offre des taux bien plus élevés que la dette américaine. Le gouvernement argentin réussit même en 2017 à placer une émission de 100 ans sur les marchés au taux de 7,1 %. Succès garanti dans un monde où les taux d’intérêt sont à zéro.
Mais tout commence à dérailler quand la Fed entreprend de resserrer sa politique monétaire et d’augmenter ses taux. Les financiers ne voient plus aucun intérêt à investir en Argentine, pays risqué, alors qu’ils peuvent bénéficier des mêmes taux ou presque en achetant des bons du trésor américain, considérés comme les valeurs les plus sûres du monde. La dette argentine s’effondre, tandis que le pays doit faire face à des échéances de plus en plus lourdes, le peso chutant par rapport au dollar.
« Le FMI a beaucoup investi »
Ralentissement économique, chute de la monnaie, endettement de plus en plus lourd, troubles sociaux… L’Argentine retombe dans la spirale infernale de l’effondrement économique et monétaire. Au printemps 2018, le pays est déjà au bord de l’explosion. La banque centrale est obligée de monter ses taux jusqu’à 40 % pour contenir la chute du peso qui perd quelque 30 % en trois jours face au dollar.
Mais il paraît impossible à Donald Trump et aux milieux financiers d’abandonner Mauricio Macri, censé incarner le renouveau du néolibéralisme en Amérique du Sud. Tout est mis en place pour l’aider : Christine Lagarde à la tête du FMI répond favorablement. En quelques jours, le FMI débloque 50 milliards de dollars de ligne de crédit qui seront portés par la suite à 56 milliards.
Jamais l’institution internationale ne s’est engagée autant auprès d’un pays. « L’Argentine était au bord de l’explosion. J’ai fait cela en responsabilité », a expliqué plus tard Christine Lagarde.
Ce soutien inconditionnel du FMI était censé calmer la situation. D’autant que l’institution a, comme à son habitude, assorti son financement de conditions : elle impose son programme « automatique » de stabilisation financière et budgétaire – hausses fiscales, baisse des subventions, réductions des aides sociales. Sans se poser la moindre question. Les précédentes faillites du pays auraient pu peut-être l’amener à quelques révisions.
« Le FMI a investi beaucoup – pas seulement de l’argent mais aussi de son prestige – pour éviter un défaut. Le fait que le programme ne fonctionne pas bien est un embarras », avouait Hector Torres, ancien directeur du FMI pour l’Amérique du Sud à l’été 2019. L’embarras est que les recettes du FMI se révèlent, une fois de plus, totalement inadaptées, et même contre-productives, pour l’Argentine. La récession est revenue sans que l’inflation ne diminue, le chômage explose, et le peso continue de chuter.
L’embarras, c’est aussi que dès août 2019, il est évident que Mauricio Macri ne sera pas réélu en novembre comme prévu, que les représentants du péronisme, épouvantails des milieux financiers, vont revenir au pouvoir. L’embarras, enfin, c’est que le FMI qui, depuis les années 1980, joue le rôle de gendarme pour les créanciers privés internationaux, se trouve totalement impliqué dans la faillite actuelle de l’Argentine.
Christine Lagarde, alors directrice du FMI et Mauricio Macri, alors président de l’Argentine au sommet du G20 à Buenos Aires en novembre 2018. © AFP
Christine Lagarde, alors directrice du FMI et Mauricio Macri, alors président de l’Argentine au sommet du G20 à Buenos Aires en novembre 2018. © AFP
Aujourd’hui, le nouveau gouvernement argentin hérite d’une dette senior (44 milliards ont été déboursés sur les 56 promis) qui ne peut être ni restructurée ni dénoncée, selon les statuts du FMI. Rien que pour rembourser le fonds, l’Argentine devrait y consacrer environ 25 % de ses revenus d’exportation en 2022 et 2023, selon les estimations.
À cela s’ajoutent les créanciers privés. Cette année, le pays doit déjà trouver 38,7 milliards de dollars pour faire face à ses échéances. Autant dire que l’équation financière est impossible. La restructuration de la dette est inévitable et le défaut partiel ou total n’est pas à exclure, si aucun accord n’est trouvé.
Le gouvernement argentin se propose de faire une offre aux créanciers le 15 mars et espère conclure le 31 mars. Les discussions s’annoncent houleuses, voire compliquées : la restructuration de la dette pourrait aller au-delà de 50 %. « Cela risque d’être difficile à vendre, parce que le temps est du côté des créanciers. S’ils viennent et disent : “C’est un haircut de 50 % et c’est pas de coupons pendant plusieurs années”, ils peuvent oublier. Il n’y aura pas de deal », prévient un responsable du fonds Ashmore, détenteur de titres argentins, dans le Financial Times.
Il faut toutefois prendre avec recul les hauts cris des créanciers privés. Après le défaut de l’Argentine en 2002, les grands fonds avaient hurlé à l’assassinat. Par la suite, il apparaîtra que la plupart d’entre eux s’étaient empressés de vendre leurs titres, avec une légère décote, pendant les négociations.
L’essentiel de la dette argentine s’est retrouvée dans des fonds d’épargne ou de retraite et les pertes ont été en fait supportées par des petits épargnants, notamment italiens, qui avaient hérité des titres sans rien demander. À voir la chute des obligations argentines – elles se vendent à la moitié de leur nominal –, certains semblent déjà avoir anticipé la restructuration à venir et avoir pris les devants.
En annonçant que la dette argentine n’était plus « soutenable », le FMI se met en tout cas sur le côté du dossier argentin. Selon les statuts, il n’est plus autorisé à prêter à l’Argentine, pas même à verser le reste des fonds (12 milliards de dollars) prévus dans le cadre du programme de 2018, tant que le pays n’a pas retrouvé une stabilité financière satisfaisante ou semble s’être engagé « de bonne foi » dans un programme de redressement. Ce qui laisse place à une large interprétation. Son attitude sera-t-elle différente de celle adoptée à l’égard de la Grèce ? Acceptera-t-il une renégociation ou un étalement dans le temps ?
Même s’il se dit prêt à être associé aux négociations avec les créanciers, le FMI semble à ce stade vouloir prendre ses distances avec le dossier argentin, qui devient brûlant pour lui. La nouvelle directrice générale du FMI, Kristalina Georgieva, ancienne responsable de la Banque mondiale, a annoncé vouloir réviser un certain nombre de points de doctrines de l’institution à l’égard des pays émergents, et adopter une approche plus souple selon les pays.
Afin de montrer que les temps changent, elle est aussi en train de réorganiser la direction de l’institution. Deux figures marquantes des années Lagarde – David Lipton, numéro deux du FMI pendant neuf ans, et Poul Thomsen, qui a géré tout le dossier de la Grèce – sont sur le départ.
Mais repenser le rôle du FMI et reconstruire sa crédibilité risquent de demander beaucoup de temps. Particulièrement à l’égard de l’Argentine. La neuvième faillite en vue du pays apporte l’illustration que les mesures automatiques recommandées par le FMI à chaque pays ne sont pas forcément la recette magique à tous les problèmes, contrairement à ce que le FMI dit depuis plus de quatre décennies.
En attendant, l’institution risque de devoir s’expliquer sur le dossier argentin, qui le place en difficulté financière. Dès ce week-end sans doute. Un sommet du G20 des ministres des finances et des banquiers centraux se tient à Riyad ces 22 et 23 février. Tous les pays qui financent le FMI seront là. Et Christine Lagarde, comme présidente de la BCE, aussi. Peut-être lui demandera-t-on quelques éclaircissements sur son étrange gestion de l’Argentine et sur l’héritage qu’elle a laissé ?
Martine Orange