Comment vivait-on son enfance en Haïti dans les années 1960 ?
J’ai grandi dans une famille de classe moyenne à l’aise, dans un quartier tranquille à Carrefour-Feuilles, dans le sud-est de Port-au-Prince. On vivait dans une sorte de tribu élargie, avec frères, sœurs, tantes, oncles, grands-parents, un havre de paix sympathique, accueillant, protecteur, remplissant la maison 7 jours et 7 soirs sur 7, avec ma mère comme générale en chef.
Le pays subissait la poigne d’une féroce dictature…
Tout le monde dans ma tribu était contre Duvalier, sauf un très lointain grand-père que je n’ai jamais connu. Enseignants, poètes, artistes, musiciens, mes proches pensaient comme la majorité de cette couche sociale. Être anti-duvaliériste n’était même pas une question. Par contre, très peu de gens, y compris d’ailleurs mes parents, étaient impliqués dans la résistance. Il faut dire que résister était dangereux dans notre pays. Après la prise du pouvoir par Duvalier (1957), une répression sans précédent s’est abattue contre tous les opposants, de droite comme de gauche. Les communistes ont été pratiquement détruits. Les populistes, comme Pierre-Eustache Daniel Fignolé, qui aurait probablement pu battre Duvalier avec l’appui de la population de Port-au-Prince, se sont exilés. Les libéraux de l’élite haïtienne, comme Louis Déjoie, rêvaient de grandes réformes, inspirés par Roosevelt et son « new deal ». Malheureusement pour eux, les États-Unis sont devenus après la guerre partisans de la guerre froide. Leur priorité était de s’assurer que leur « arrière-cour », dans les Caraïbes et l’Amérique latine, reste sous le joug de l’impérialisme et des oligarques locaux. Dans ce contexte, Duvalier a compris qu’il pouvait écraser tout le monde sans susciter de remous dans le monde dit « libre », et c’est ainsi que la dictature s’est consolidée [1].
À l’école, tu t’éveilles à la politique
Chez nous, on se réfugiait dans la culture, l’art et la musique. De temps en temps, mon père et ma mère ouvraient discrètement leurs portes pour des réunions des rares cellules communistes. Mon école, le séminaire Saint-Martial, était gérée par des prêtres québécois de la congrégation du Saint-Esprit. Les enfants étaient partagés entre notre milieu intello et artiste et ceux qui venaient des « nouveaux riches » autour de Duvalier. Ma mère me mettait en garde : « ne parle pas de politique » ! Néanmoins, quelques échos nous parvenaient de temps en temps. Sous l’impact de la révolution cubaine, quelques militants radicalisés tentaient de se réorganiser vers la lutte armée. En 1969, diverses factions communistes créaient le Parti unifié des communistes haïtiens (PUCH). Duvalier jouait habilement la carte « noiriste », faisant porter le poids de la misère du pays sur les mulâtres, majoritairement dans les couches petites-bourgeoises. Avec le PUCH, il y a cependant eu une tentative de recréer un projet cohérent qui avait déjà émergé dans les années 1930, sous l’égide de Jacques Roumain [2]. Le discours du PUCH misait sur les tendances du jour dans la région : libération nationale, lutte armée, création de zones libérées, etc. En réalité, les conditions n’étaient pas réunies dans notre pays. Quelques commandos révolutionnaires ont été rapidement décimés par l’armée (10 000 hommes), vigoureusement secondés par les sinistres Tontons Macoutes (36 000 hommes), bien répartis sur l’ensemble du territoire. Ceux qui les appuyaient dans les villes et les villages ont été tués, souvent après de terribles tortures. Le « modèle » cubain, théorisé par le français Régis Debray, était une fausse piste qui nous a nui, comme ailleurs en Amérique latine.
En 1971, la mort du dictateur change la donne…
Papa Doc avait la main de fer et l’œil aiguisé. Il jouait sur les sentiments nationalistes, sur le populisme, sur les divisions entre les élites. Il restait l’ami des États-Unis et avait l’appui, plus ou moins gêné, du Canada et de la France. Assez rapidement, son fils un peu balourd, Jean-Claude (dit bébé doc), a révélé qu’il n’avait pas l’étoffe d’un bon successeur. Les redoutables milices, les Tontons Macoutes, commettaient des « bavures », en assassinant des dentistes, des comptables et un peu n’importe qui. Quelques résistants de gauche étaient dispersés. Dans l’Église, il y avait des remous autour de jeunes prêtres à l’écoute de la théologie de la libération qui s’étendait alors au Nicaragua, au Brésil et ailleurs. Des communautés ecclésiales de base (Ti Kominote Legliz) prenaient forme et allaient être appelées à jouer un grand rôle dans les années subséquentes.
Tu décides de t’impliquer…
À 14 ans, quelqu’un m’a glissé dans les mains un livre signé d’un certain Fidel Castro. Après quelques heures de ravissement, j’en ai parlé avec mes amis : « Si les Cubains ont réussi leur révolution, pourquoi ne peut-on pas la faire ici en Haïti ? ». Après Fidel, on se passait sous la manche les ouvrages de Maxime Gorki, de Jean-Paul Sartre et d’autres. On a redécouvert le communiste Jacques Roumain, qui pensait que le nationalisme avait de profondes « racines dans la souffrance des masses, dans leur misère accrue par l’impérialisme américain et leurs luttes contre le travail forcé et la dépossession », mais également que ce nationalisme glissait vers de fausses « promesses reflétant ses intérêts de classe » [3]. Sous le couvert de « clubs littéraires » dans les écoles, on lisait sans arrêt. On discutait. On visitait l’arrière-pays pour observer la misère des paysans.
Comment expliquer le lent déclin de la dictature sous Bébé doc ?
C’était un peu un gros bébé gâté. Son activité principale, outre de courir les femmes, était d’acheter des voitures de sport. C’était un peu une caricature. En plus, en épousant une mulâtre, il rompait avec le noirisme de papa. Cependant, au-delà de ces facteurs psychologiques, une mutation était en cours. Le nombre de jeunes scolarisés s’accroissait. Ils avaient des aspirations personnelles, et pour eux, Haïti restait un pays terriblement bloqué. En même temps, une partie de l’oligarchie prenait ses distances en aspirant à une certaine modernisation économique, se traduisant par des « joint-venture »’’ avec des capitaux américains pour installer des usines d’assemblage, dans le textile notamment. Enfin, l’élection de Jimmy Carter aux États-Unis (1977) a changé l’atmosphère régionale. Le discours sur l’importance des droits de la personne est alors devenu prédominant, y compris dans les médias haïtiens, qui affirmaient de plus en plus leur indépendance et même leur hostilité au régime. Des journalistes comme Jean Dominique étaient connus et écoutés.
La répression était encore omniprésente…
Ça continuait : arrestations, disparitions, tortures, assassinats, etc., mais en comparaison avec la période de Papa Doc, il y en avait moins et on ne vivait donc plus comme avant. Il n’y avait plus de répressions de masse, de massacres de grande envergure. Des mouvements de résistance, surtout à partir de la diaspora à Montréal et à New York, ont repris vie. Autant que faire se peut, on encourageait les militants à retourner en Haïti. À l’intérieur, une certaine agitation sociale commençait à se manifester. C’est alors que je me suis impliqué dans les manifestations étudiantes. Avec Radio-Moscou ou Radio-La Havane, le discours de la révolte parvenait à nos oreilles. On commençait à penser à l’action. C’est ce que nous faisions avec de petites virées dans les quartiers pour poser des affiches, ou barbouiller les murs des officines de l’État. Un jour, la police nous a encerclés. On aurait pu facilement finir en prison, et peut-être pire, mais on a réussi à fuir. Un vieux communiste, Harry Charles, nous a pris un peu sous son aile pour nous former et nous obliger à penser avant de passer à n’importe quelle action.
Dans les années 1980, la situation a basculé…
J’achevais mes études au lycée. On fonctionnait dans de petites cellules cloisonnées, qui entretenaient de vagues rapports avec les vestiges de partis de gauche. De grosses manifestations éclataient dans l’arrière-pays, à Cap-Haïtien, aux Gonaïves. Les gens n’avaient plus peur et le régime se disloquait. Malgré l’élection de Ronald Reagan, les États-Unis ont compris qu’il fallait lâcher Bébé Doc, d’où son exil en 1985 dans un avion affrété par l’armée américaine [4]. Un régime bric-à-brac a alors été mis en place par les généraux Henri Namphy et Prosper Avril, toujours avec l’appui des États-Unis, afin de mettre de l’avant un duvaliérisme sans Duvalier. Entretemps, les groupes de gauche sortaient de leur périmètre. Plusieurs tendances exprimaient une « nouvelle » gauche, distante du Parti communiste. Des organisations proposaient une révolution nationale démocratique, reprenant les mots d’ordre des mouvements de libération nationale et de la Chine. Il y avait une certaine focalisation dans la gauche sur la paysannerie. J’étais sensible à cette orientation, mais je pensais qu’il fallait aller dans un sens encore plus radical, vers une révolution carrément socialiste, ce que mettait de l’avant le Front Charlemagne Péralte de libération nationale (FCPLN) [5]. Sous l’impact des mobilisations de masse, le climat devenait quasiment insurrectionnel, autour du mot d’ordre simple et clair : « déchouquer » (renverser) le gouvernement. Fait à noter, des militaires et des policiers venaient vers nous. On pensait, « on est proches »… Notre force était réelle : la capacité d’organiser des actions directes (blocage de rues, invasions de bâtiments, coups de main contre les forces armées, etc.). Encore balbutiante, notre analyse de la formation sociale haïtienne exprimait une vision stratégique arcboutée à notre enthousiasme révolutionnaire.
Finalement, le changement est arrivé, mais pas comme vous l’aviez pensé…
La gauche est restée divisée, ce qui l’a beaucoup affaiblie. Nous étions héritiers d’une tradition politique haïtienne trop marquée par des personnalités, des gens qui étaient, ou qui se prenaient pour, de « grands chefs », avec des égos surdimensionnés. Dans ce contexte, il était difficile de s’entendre sur une analyse et encore plus, sur une stratégie commune. Une révolution populaire pouvait-elle se réaliser dans de pareilles conditions ? On ne le saura jamais.
Et puis, il y a eu le phénomène Aristide…
Aristide, dit Ti-tid, avait l’écoute de beaucoup de gens avec ses discours mariant la révolte à la mystique. Il avait une audience dans son église Saint-Jean-Bosco du grand bidonville de Cité Soleil et aussi parmi les Ti Kominote Legliz. À partir de cela, Aristide a su attirer des militants, notamment des curés de gauche comme le jésuite Karl Lévesque. Ce puissant et perspicace organisateur se méfiait un peu d’Aristide, de ses tendances mégalomanes et de sa propension à fonctionner seul, sans accepter la discipline d’un collectif. Néanmoins, Aristide parlait fort contre la dictature. Il était connu. Alors Il est alors apparu comme incontournable. Sa montée doit beaucoup aux chrétiens de gauche qui lui ont apporté de la cohérence, de l’organisation et également beaucoup de fonds provenant des réseaux et organisations catholiques. Cependant, il avait également une grande force intérieure. À plusieurs reprises, il a confronté les tueurs de l’armée et des milices, comme lors d’un incident où il a failli être tué en 1988. Toujours est-il qu’en 1991, Aristide a créé son mouvement, l’Organisation politique Lavalas, dont il devint le « président à vie » (il l’est encore). Il dit alors, et cela devint compréhensible plus tard, que Lavalas n’était pas un parti ni une formation politique, mais la traduction du peuple en lutte. Encore aujourd’hui, dès qu’on parle de Lavalas, il s’agit du parti d’Aristide.
La marche vers les élections a marqué un tournant…
Le gouvernement dans les mains des militaires ne pouvait qu’être temporaire. Ainsi, des tractations ont lieu pour organiser des élections. Les États-Unis, sous l’administration de Bush père, appuyaient Roger Lafontant, un ancien sbire de Duvalier. Cela regardait mal, et Washington a alors changé son fusil d’épaule pour mettre de l’avant un ex-cadre de la Banque mondiale, Marc Bazin, financé par des officines américaines comme le National Endowment for Democracy. Contre cela, une vaste coalition a été mise en place, le Front national pour le changement et la démocratie (FNCD) regroupant des formations diverses allant des radicaux aux sociaux-démocrates. Cette coalition a offert ce qu’elle n’avait pas. Finalement, lors de l’élection le 16 décembre 1990, Aristide a tout balayé avec plus de 67 % des votes… Du côté de l’oligarchie, ce fut un peu la panique.
Quelle fut la réaction de la gauche ?
Avant l’élection, une bonne partie des militants, notamment ceux d’En Avant comme ceux de mon organisation, le Front Charlemagne Péralte de libération nationale, ont essayé de structurer Lavalas en un corps organisé, de sorte qu’on puisse au moins minimalement encadrer celui qui n’était pas encadrable ! Il y avait pas mal de dissidents sur cette histoire de rejoindre le camp Lavalas. Pour ma part, j’avais le sentiment que cela aboutirait à un cul-de-sac. Il me semblait que la personnalité d’Aristide était incompatible avec un projet d’émancipation.
La montée d’Aristide semblait pourtant irrésistible…
Il est rapidement devenu le héros du peuple, notamment des couches populaires. Elles se reconnaissaient dans son intransigeance devant les élites traditionnelles. Elles absorbaient le langage mystique de celui qui parlait comme le « messager de Dieu » et c’est ainsi que s’est développée la puissante vague qui a conduit « Ti-Tid » à la victoire. Il ne faut cependant pas penser que le mouvement populaire était totalement homogène. Il y avait les étudiants de la Fédération des étudiants Haïtiens, des mouvements de gauche (FCPLN), En Avant, MP-26, OPLN, aussi des syndicats comme Batay Ouvriye, l’Organisation des travailleurs révolutionnaires, qui en gros appuyaient Aristide, mais ne voulaient pas lui être inféodés. Entretemps, j’ai décidé de retourner aux études. Comme j’étais depuis plusieurs années militant à temps plein, je n’ai pas été admis à l’université et par défaut, j’ai abouti au Centre de linguistique appliquée.
Huit mois plus tard, Aristide était renversé…
Les États-Unis n’avaient pas accepté de voir arriver dans leur arrière-cour un exalté qui dénonçait l’impérialisme et parlait de mettre fin aux privilèges de l’oligarchie. Des mesures assez modérées comme l’augmentation du salaire minimum les rendaient furieux. Ils craignaient l’effet de « contagion » dans une région de plus en plus turbulente avec les insurrections qui s’étendaient en Amérique centrale. Rapidement, l’armée, repaire des héritiers de la dictature, a compris qu’elle avait le feu vert de Washington et c’est ainsi que le sinistre lieutenant-général Raoul Cédras a déclenché le coup d’État le 30 septembre 1991 avec l’appui des vestiges du duvaliérisme et des Tontons Macoutes comme le sinistre Front révolutionnaire pour l’avancement et le progrès haïtien (FRAPH). Après être passé à un cheveu d’être tué, le président a été exilé, et rapidement après, le carnage a commencé. Des milliers de militants ont été pourchassés, exécutés et torturés. Des centaines d’Haïtiens sont morts dans leur fuite vers les côtes américaines (les boat-people). L’infrastructure construite péniblement par les mouvements populaires (syndicats, médias, centres de formation) a été très frappée. J’ai été alors obligé de prendre mon trou en devenant enseignant à l’école créée par mon père.
En 1994 survint le retour d’Aristide…
Aux États-Unis, les démocrates étaient revenus au pouvoir avec Bill Clinton. La nouvelle administration tentait de se refaire une image. En Haïti même, une nouvelle mobilisation gagnait en force sur la base d’un arc-en-ciel dont les forces pro-Aristide et la gauche et certains secteurs de l’oligarchie. Finalement, Clinton a exigé le départ de Cédras et le 15 octobre, Aristide revenait à Port-au-Prince, accompagné de plus de 25 000 soldats et marines américains.
On a eu un peu l’impression que Ti-Tid avait changé après quatre ans à Washington…
Au début, on était dans la rue, c’était la joie. Parmi les premières annonces se trouvait la dissolution de l’armée, une mesure qui répondait fortement aux demandes de la population, mais des fissures sont rapidement apparues. Les rapports avec les personnalités et organisations démocratiques qui avaient appuyé Aristide devinrent tendus. Des proches, comme l’ancien chef communiste Gérard-Pierre Charles, ont été mis de côté, d’où la scission créant l’Organisation du peuple en lutte (OPL). Des formations réformistes ont été déstabilisées par des mesures visant à les isoler. La grande coalition qui avait pris forme au début des années 1990 se disloquait.
La dissidence de la gauche devint alors visible…
Sous l’influence des États-Unis, Aristide a adopté des politiques néolibérales comme le lui demandaient les États-Unis et le FMI. Des entreprises d’État ont été privatisées au profit de l’oligarchie, la grande minoterie d’Haïti par exemple. Les barrières tarifaires protégeant l’agriculture haïtienne ont été levées, d’où la quasi-destruction de la production de riz, à la base de l’alimentation du pays. Plus de 40 000 familles paysannes ont perdu leur gagne-pain au profit des importateurs de riz américain. Des coupures drastiques dans les dépenses de l’État en matière de santé et d’éducation ont été annoncées, en échange d’une « aide » conditionnelle pour garer l’État à flot. Aristide n’était visiblement pas content de ce plan d’« ajustement structurel » pur et dur, mais en réalité, il n’avait pas vraiment le choix.
En 1995, Aristide passait la main à son bras droit, René Préval…
Puisqu’Aristide ne pouvait se représenter en vertu de la constitution, Lavalas a fait campagne autour de Préval qui était depuis longtemps son proche compagnon d’armes. Cela a fonctionné, puisque le peuple a encore une fois voté massivement en faveur de Préval qui était vu comme le substitut temporaire du président. L’opposition, regroupée dans les partis de centre gauche comme l’OPL et le Comité national du congrès des mouvements démocratiques (Conacom), est restée confinée aux couches moyennes des villes.
Qu’est-il arrivé à la gauche radicale ?
Elle est restée hésitante, relativement désarçonnée, toujours aussi divisée. Malgré des réticences, plusieurs ont accepté de servir sous Préval qui, par ailleurs, prenait un peu ses distances par rapport à Aristide, tout en poursuivant, sur le fond les mêmes politiques. Aristide a même tenté de me recruter. J’ai refusé.
Pourquoi ?
Toujours pour les mêmes raisons. Je ne croyais pas que ce projet pourrait déboucher sur quelque chose de positif. Je ne peux pas dire pour autant que nous avions une perspective claire. On n’en avait pas. On essayait simplement de survivre politiquement, de constituer une structure fonctionnelle, y compris en milieu paysan. Nos mouvements continuaient de s’affaiblir et de se diviser.
En 2001, Aristide est revenu au pouvoir…
Préval, assis entre deux chaises, d’une part en tant que supplétif d’Aristide, d’autre part en tant qu’acteur politique voulant avoir son espace, n’avait pas le choix, et il a tout fait pour qu’Aristide soit réélu, contre le candidat « américain », Leslie Manigat. Les élections, comme prévu, ont donné une forte majorité à Lavalas, tant à la présidence qu’aux élections législatives subséquentes, mais avec un taux de participation beaucoup plus faible. L’opposition modérée a tout de suite crié à la fraude, ce qui cachait mal sa faiblesse politique. Les États-Unis affirmaient par ailleurs qu’ils ne voulaient plus fonctionner avec Aristide, d’où l’arrêt des flux de l’aide, ce qui eut un effet terrible sur les capacités du gouvernement haïtien [6]. Privé de fonds, Aristide s’est retrouvé coincé. Pour apaiser l’opposition de Washington, Aristide a maintenu les politiques de privatisation et affaibli des institutions publiques comme la Banque nationale de crédit.
C’est là que la situation a commencé à dégénérer…
Un problème de corruption existait depuis longtemps en Haïti bien avant Aristide, mais au moment où celui-ci est revenu au pouvoir, le climat s’est détérioré. Une partie substantielle de l’élite politique et économique a été, si on peut dire, « gangrenée » par les centaines de millions de dollars transigés par les narcotrafiquants. À cette époque, les circuits des exportations de cocaïne vers les États-Unis se diversifiaient, faisant d’Haïti une plaque tournante. Les conséquences ont été terribles, d’une part en criminalisant une partie croissante de la société et des institutions, d’autre part en aggravant le contentieux avec les États-Unis…
Le gouvernement également a été contaminé par les narcotrafiquants…
Probablement pas plus que ceux qui avaient gouverné antérieurement. Pour autant, un nombre important de responsables de Lavalas et même du gouvernement ont été impliqués, notamment dans la police [7]. Parallèlement, la gouvernance s’est en partie militarisée, avec l’apparition de groupes paramilitaires…
Ce sont les fameuses « chimères »…
L’aggravation de la pauvreté a attiré de nombreux jeunes vers les bandes armées. Le gouvernement fermait les yeux sur leurs agissements et dans certains cas, il les appuyait. Les chimères, qui n’étaient pas un mouvement organisé, constituaient plutôt une nébuleuse agissant dans les quartiers, dans la pénombre entre l’intervention politique et le crime. La frontière entre ces deux domaines, dans le contexte d’une gouvernance faible, peu présente sur le terrain, était floue…
L’opposition anti-Aristide s’est entretemps militarisée…
Les États-Unis ont ressuscité les anciens circuits de l’armée et des Tontons Macoutes et leur ont permis de s’armer en République dominicaine. Parallèlement, l’oligarchie haïtienne s’est retournée contre Aristide, qu’elle voyait comme incapable de remettre de l’ordre dans le pays. À partir de 2003, on s’est retrouvés dans un pays de plus en plus ingouvernable. L’oligarchie, avec l’aide de l’opposition regroupée dans la convergence démocratique, a mis en place une coalition, le « Groupe des 184 », qui prétendait représenter la société civile, et qui battait le haut du pavé à Washington, Ottawa et Paris. Leur campagne avait pour but de représenter Aristide comme un fou furieux, et ce discours a été largement repris par la presse occidentale. D’autre part, les ex-militaires autour de l’ex-duvaliériste Guy Philippe augmentaient leurs incursions sur le territoire haïtien, au point où ils ont pris le contrôle d’une certaine partie du nord du pays.
La gauche était coincée dans cette polarisation…
Dans les villes, les « chimères » nous intimidaient. Ils sont entrés en force sur le campus de l’Université d’Haïti et blessé plusieurs étudiants, attaquant même le recteur. Nous ne voulions pas pour autant être associés à la campagne anti-Aristide et au Groupe des 184. Quelques-uns y ont été attirés pour un temps, mais ils ont rompu les liens quand il est devenu clair que tout cela était manipulé par l’oligarchie avec la complicité des États-Unis qui a rendu beaucoup d’argent disponible pour cette campagne anti-Aristide. Ce n’était pas facile. Il y avait dans le sillon d’Aristide un courant violent, qui pouvait ressembler à une certaine forme de fascisme. Ce n’était pas encore consolidé ; il n’y a pas eu de répression de masse, mais il y avait un danger que cela dégénère. De plus en plus, des manifestations étaient réprimées par un corps spécialisé de la police et avec la collaboration des chimères. Tout était confus, dans une ambiance qui devenait de plus en plus lourde. La situation était d’autant plus compliquée qu’Aristide, tout en poursuivant les politiques néolibérales qui lui avaient été imposées, maintenait un discours nationaliste de façade dénonçant les grandes puissances, notamment la France à qui il reprochait justement d’avoir ruiné Haïti après l’indépendance de 1804. Aux yeux d’une grande partie de la population, Aristide apparaissait encore comme le défenseur de la nation, ce qui était relayé par son mouvement et ses puissants partisans étrangers, notamment aux États-Unis.
La gauche avait-elle une marge de manœuvre ?
On ne pouvait pas se ranger aux côtés de l’opposition. De l’autre côté, les secteurs radicalisés autour d’Aristide voulaient nous faire la peau. J’ai eu l’impression que le parcours d’Aristide commençait à ressembler à celui de François Duvalier. Souvenons-nous que Papa Doc avait commencé sa carrière en se faisant le défenseur du peuple, en particulier les Noirs. Pour revenir au dilemme de la gauche, il était extrêmement difficile d’articuler un projet alternatif, une sorte de troisième force, distincte de Lavalas et de l’opposition bourgeoise. Au cours de 2003, la situation n’a cessé de se détériorer. Les États-Unis exerçaient une énorme pression sur le président qui ne contrôlait même pas sa garde rapprochée. Les groupes paramilitaires d’extrême droite affrontaient les partisans de Lavalas dans le plateau du nord, en menaçant de descendre vers la capitale.
Et finalement survint le deuxième renversement d’Aristide…
Le 29 février 2004, un commando américain aidé par l’équipe de sécurité du président lui-même a capturé le président pour aussitôt l’expédier vers la République centrafricaine [8]. Aristide ne pouvait rien faire, malgré des tentatives de dernière heure de la CARICOM, un regroupement d’États des Caraïbes, pour empêcher le nouveau coup d’État. En même temps, plusieurs milliers de soldats américains étaient déployés sur place, pendant que le président de la Cour suprême, Boniface Alexandre, était intronisé président par intérim.
La répression est alors revenue en force…
Les éléments duvaliéristes armés par les États-Unis et la République dominicaine voulaient prendre le pouvoir. Plusieurs centaines de militants de Lavalas ont été tués et emprisonnés. Peu après, les États-Unis ont été remplacés par un contingent mandaté par l’ONU, la Minustah, sous commandement brésilien, à l’époque où le gouvernement à Brasilia était dirigé par Lula. Pour autant, les soldats brésiliens ont commis des exactions dans les quartiers populaires comme Bel Air, Martissant, La Saline, Cité-Soleil. Ils ont été incapables de neutraliser les éléments criminels alors que des tas de jeunes ont été réprimés pour rien, sinon que d’être dans un bidonville. Par ailleurs, la Minustah a attaqué des étudiants qui manifestaient pacifiquement contre la nouvelle occupation. On a mis en détention sans procès des parlementaires, des journalistes, des membres d’organisations populaires. Cela s’est mal passé du côté brésilien : des soldats brésiliens découvraient qu’ils punissaient le peuple, et non les criminels [9]. Par ailleurs, des éléments de Lavalas ont continué d’intimider des militants, les menaçant de mort. La corruption continua à vider les caisses de l’État.
René Préval est alors revenu au pouvoir…
Les États-Unis et l’oligarchie pour l’élection de 2006 soutenaient Mirlande Manigat, une autre technocrate comme Marc Bazin. Malgré le découragement et la confusion, il y a eu une coalition impromptue autour de René Préval, avec la gauche et la majorité des partisans de Lavalas, qui le voyaient comme le « moindre mal ». C’est ainsi que son nouveau parti, le Front de l’espoir, a obtenu la majorité relative des votes. Préval a gouverné sans sortir de l’étroit périmètre déterminé par les États-Unis et le FMI, tout en se permettant quelques politiques non traditionnelles, en recevant par exemple l’appui du Venezuela et de Cuba pour les approvisionnements en pétrole et de l’aide médicale.
Mais la situation ne s’est pas stabilisée…
Le pays est resté enfoncé dans la pauvreté. Même les ateliers de misère ont stagné, faute de stabilité, d’infrastructures stables et de sécurité. L’insécurité s’est aggravée, surtout dans les villes. À Cité-Soleil, les narcotrafiquants ont continué de faire la loi. Des institutions parapubliques étaient gangrénées par la corruption. Autour de l’école de mon fils, des lavalassiens armés intimidaient et rançonnaient. Le phénomène de kidnappings doublés de viols systématiques par les bandes lavalasiennes s’est amplifié. C’était une atmosphère de fin du monde. Pourchassés dans la rue, des chimères me criaient après, « On va te tuer, toi et tous les communistes » !
Et alors est arrivée l’heure de ton exil…
Au départ, je suis parti en laissant ma compagne et mes fils. Je pensais me faire oublier pour quelque temps, dans l’éventualité de revenir avant longtemps, mais peu à peu, les illusions se sont dissipées. En 2006, ma conjointe et mon fils Malcolm-Che sont venus s’installer à Montréal. Nous nous disions que nous avions le droit de respirer un peu. J’ai effectué un retour aux études à l’INRS pour compléter une maîtrise commencée en Haïti en développement urbain. En février 2010, après le séisme, toute ma famille était à Montréal.
Un peu plus tard, des réseaux ont été reconstitués…
Au départ, j’ai retrouvé quelques amis qui cherchaient à comprendre ce qui s’était passé et ce que nous pouvions faire. À Montréal, les partisans de Lavalas étaient également découragés. La bonne nouvelle, cela a été de rencontrer des militants de la deuxième, voire de la troisième génération, comme Will Prosper, qui travaillait avec des jeunes dans le cadre de divers projets comme Hoodstock, Montréal-Nord Républik et d’autres. J’ai aussi rencontré des militants comme Alain Saint-Victor et Ribet Thermogène, qui essayaient de recréer un espace de réflexion progressiste dans la communauté. À côté de projets politiques, un tissu associatif important a permis à beaucoup de gens de tenir le coup, comme la Maison d’Haïti, le Bureau de la communauté haïtienne et le Centre Na Rive.
L’impact du tremblement de terre a été terrible…
La moitié de Port-au-Prince a effectivement été détruite et dans tout le pays, il y a eu plus de 250 000 victimes. Ce n’était pas une catastrophe « naturelle », mais le résultat d’un pays disloqué, d’infrastructures inadéquates, d’un gouvernement incapable. La soi-disant communauté internationale est entrée en force, on a eu la « république des ONG » qu’on pourrait aussi appeler la « république des bouteilles d’eau », sans d’autre perspective que de boucher quelques trous. Le gouvernement, la société civile et les organisations ont tous été affaiblis par une sorte de nouvelle colonisation « humanitaire ».
Aujourd’hui, comment se présente la reconstruction de la gauche ?
Le grand bilan reste à faire. On a des fragments, des impressions, des pistes, mais il faut encore travailler. Nous avons été ballotés par les évènements. Nous avons été court-circuités par la montée en puissance d’un populisme bien ancré dans la population, incapable lui aussi de mettre en place un programme apte à tenir tête à l’oligarchie et à l’impérialisme. Nous sommes tombés dans le piège du sectarisme et de l’avant-gardisme, en nous chicanant sur la « ligne juste » !
Quelles sont les pistes ?
Sur le plan organisationnel, nous voulons finaliser la rupture avec les pseudo-modèles hérités d’un marxisme-léninisme qui découlait de quelques idées simplistes présentées de manière dogmatique. Par exemple, la question de la démocratie, qu’on prenait à la légère, doit revenir au premier plan : cela inclut notre propre démocratie, pour ouvrir les débats et laisser les nouvelles idées aux nouvelles générations. Il faut sortir des sentiers battus. Par exemple, des réseaux comme le Rassemblement des révolutionnaires ayisyens (RARA)n’ont pas de « cellules » comme avant. Les groupes constituants sont autonomes.
La société haïtienne a changé, comment s’adapter ?
Une grande partie des jeunes est maintenant scolarisée. Ce sont en quelque sorte des chômeurs diplômés. Leur réalité sociale, leurs luttes également, ne s’expriment pas de la même manière. Ils s’inventent de nouveaux outils de communication, notamment avec les médias sociaux. Comme on le voit dans les rues de Port-au-Prince, ce sont eux qui sont au premier plan du processus extraordinaire qui se trouve sous nos yeux. Vont-ils remplacer le régime pourri par une démarche démocratique en profondeur ? Vont-ils résister aux tentatives de relookage mises de l’avant par l’impérialisme de connivence avec des partis politiques qui se présentent comme une alternance « acceptable », mais qui sont sans substance ? Comment combattre des entités « ONGisées » incapables d’organiser la reconstruction ? La question de l’unité entre mouvements et partis doit également être redéfinie, non pas comme un processus lointain et abstrait, mais comme une priorité immédiate [10].
On a l’impression qu’il se passe quelque chose dans le monde rural…
De grands mouvements comme Tèt Kole Ti Peyizan Ayisyen émanent de l’implantation de la gauche haïtienne au monde rural. Aujourd’hui, malgré la misère et la dévastation environnementale, des tas d’initiatives rurales agissent au plan local ; elles organisent des communautés et développent des activités productives pour et par la collectivité. Dans notre histoire, on avait les « lakous », des structures communautaires qui ont permis aux esclaves de survivre avant et après l’indépendance. On voit maintenant des « néo-lakous » qui occupent des terres et créent des structures et des projets définis autour de la défense des communs et du bien vivre [11]. À la base, on l’entend, le peuple ne veut plus vivre sous le capitalisme, le système « pese souse ». C’est un mouvement de fond, qui s’auto-organise et s’autodéfinit.
Depuis le début de 2019, de gigantesques mobilisations ne cessent de s’organise
Les jeunes envoient un message clair aux « modérés » : il ne faut pas négocier avec les bandits, même si c’est cela que demandent les États-Unis. Ils n’ont aucune illusion sur une « communauté internationale » qui agit en tant que supplétifs des États-Unis. Penser une transition démocratique, reconstituer des alliances politiques, élaborer un programme rassembleur, voilà ce qu’ils ont devant eux.
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