Dans votre roman, vous mettez-en scène des SDF, personnages dont vous avez partagé le quotidien. Que recherchiez-vous ?
Anne Calife - Tout d’abord, eux-mêmes ne se disent pas SDF, mais à la rue. Toute petite déjà, je n’ai jamais supporté de voir quelqu’un allongé par terre, l’indifférence. J’ai voulu entrer dans la peau de ces personnes. Écrire, c’est aller contre l’intolérable. Je suis donc allée vivre à la rue, progressivement. Près de chez moi, à Metz, tout d’abord, puis à Paris, près de la gare de l’Est. La première fois, j’y suis restée une semaine... cela a suffi. Je suis revenue et je suis restée clouée au lit autant de temps. Je travaille sur les sensations. Pour écrire, il me faut les vivre. Mon parcours initial, ce sont les études de médecine. J’ai toute une analyse neurosensorielle. Par exemple, la position accroupie, je vois exactement à quoi ça correspond et je peux passer des heures à la décrire. Je suis partie de là. Je m’intéresse uniquement à ce qui n’a pas de mots, les mots ne m’intéressent pas. Je voulais me servir de mon corps comme d’un support sur lequel j’enregistrais les émotions, comme un artiste en arts plastiques avec une toile vierge. Je notais mes émotions au fur et à mesure. J’ai dû rencontrer des centaines de personnes. Je vivais avec elles. J’étais avec elles. Chacune m’a raconté sa vie. Je les écoutais. Juste le fait de les écouter leur redonnait une nouvelle existence.
Le fait que vous ne soyez pas contrainte de vivre à la rue, est-ce que cela modifiait quelque chose ? Est-ce que les autres le savaient ?
A. Calife - Ils le savaient, ils m’insultaient : « T’es une bourge, tu viens te faire des émotions ! » Il n’y en a que quatre ou cinq qui aient vraiment compris que j’étais écrivain. Il y avait une grande différence entre eux et moi. Il me restait quelque chose, c’est con à dire, la culture, ce que je savais. Ma façon de m’exprimer n’était pas la même qu’eux, même si je m’adaptais. À la fin, je parlais comme eux. D’ailleurs, il en subsiste des traces dans mon langage courant.
Vous avez vécu à la rue des expériences extrêmes. Pourquoi avoir choisi le prisme du merveilleux pour votre roman ?
A. Calife - Pour que le lecteur comprenne, se mette à leur place sans souffrir. Cela va vous paraître très prétentieux, mon objectif était qu’on ait une vision différente d’eux. Le pro¬blème des gens de la rue, c’est que lorsqu’on en parle, c’est tellement dégueulasse. Bien sûr, il y a Patrick Declerck, lui aussi a fait l’expérience de la rue. Mais lui, il est soignant, moi, je n’ai pas la vision du soignant. L’idée des contes m’est venue en marchant, au fur et à mesure, comme la construction du roman. La rue, c’est avant tout marcher et boire. Marcher pour ne pas crever. J’ai pensé à la forêt des contes, où l’on se perd tout le temps, comme dans Le Petit Poucet.
Pierrette alias Poucette, la narratrice du roman, n’est pas tendre avec les milieux associatifs d’entraide...
A. Calife - Je suis allée dormir dans un foyer, c’est insupportable. Vous avez le regard social de l’autre qui vous écrase, même si ce n’est pas systématique. Le pire, c’est le regard charitable, la charité c’est affreux. Comment dire ? C’est très difficile, c’est ambigu, je ne les critique pas non plus. Heureusement qu’ils sont là, ce qu’ils font à la rue, je n’en serais pas capable. Il faut de la patience pour y aller tout le temps.
Le roman va être porté à l’écran...
A. Calife - Miel van Hoogenbemt, qui réalisera le film, m’a confié l’écriture du scénario. L’école du cinéma belge, c’est celle du social, rien à voir avec le cinéma français qui privilégie les vaudevilles.
1. Albin Michel, 15 euros 2. Fleur de peau, Éd H. d’Ormesson, 2006.
Humanité perdue
Les personnages du Conte d’asphalte sont tous des SDF et ne l’ont pas choisi. Quelques lignes suffisent à faire voler en éclats la mythologie du macadam, propre à donner bonne conscience aux honnêtes gens. Poucette, la narratrice, vient d’échouer à la rue. Papillon, qui trône près de la fontaine, initie la néophyte aux lois impi¬toyables d’un univers, plus cruel encore pour les femmes, en recourant au pouvoir des contes, notamment de Perrault. Cette femme à la voix éraillée, au visage boursouflé par l’alcool, au sourire édenté, n’édulcore en rien le réel. À la fois bonne fée et prophète de l’asphalte, elle déniaise la nouvelle venue, lui montre le chemin, la construit. Paradoxalement, ce dur apprentissage la fait naître à la vie. L’auteur tricote magistralement la matière romanesque avec celle du conte. Comme dans ces derniers, la ville n’a pas de nom, ni les eaux qui la traversent. En revanche, les épreuves qu’affrontent les protagonistes s’avèrent souvent insurmontables, définitives.
La révolte sourd à chaque page. Dévorée par une souffrance inextinguible, Papillon, sublime héroïne tragique, verse dans des colères paroxys¬tiques, le point culminant de l’œuvre restant la scène d’hybris, de démesure dionysiaque, dans la vigne où les deux protagonistes sont allées faire les vendanges. La prose d’Anne Calife, tel un torrent impétueux, fait alors chavirer le lecteur. La vie des personnages est rythmée par les saisons, habitée par la présence du fleuve menacé par la crue. Les références bibliques, elles aussi, finement suggérées, viennent soutenir le propos de l’écrivain. Ainsi, Zippo, le vilain petit canard « sauvé des eaux » par Poucette, lui permet d’affronter sa traversée du désert... Les vertus des contes ne sont plus à prouver. La rue ne dissimule que des enfants perdus : notre humanité perdue.
C. B.