Première certitude : la rivalité entre les États-Unis, la puissance établie, et la Chine, le challenger, constitue le principal (mais pas le seul) facteur structurant la situation géopolitique mondiale avec, en arrière-plan, le chaos social et écologique engendré par l’ordre néolibéral. Cette rivalité opère dans tous les domaines : militaire, spatial, économique, technologique, alliance stratégique, modèle politique ou culturel…
Deuxième certitude : malgré l’interdépendance économique et financière entre ces deux puissances, héritée de la phase précédente d’intégration de la nouvelle Chine capitaliste dans la division internationale du travail et dans la mondialisation néolibérale, le conflit ne peut plus être contenu au sein du cadre antérieur. Ce dernier est dorénavant remis en cause – et là, on entre dans l’incertain.
La dynamique de séparation amorcée est lourde de dangers, et va à l’encontre des intérêts des grandes firmes mondialisées. Toute sanction imposée par l’une des puissances rivales à l’autre peut avoir des effets boomerang, y compris en matière d’emploi. La guerre commerciale peut s’ajouter aux autres facteurs d’instabilité pour initier la prochaine récession mondiale (du fait, par exemple, des mesures de Trump visant à étouffer le développement chinois) et ouvrir une crise financière majeure aiguisée par le poids des dettes. La situation n’est pas irréversible, néanmoins, pour l’heure, cette dynamique est bien à l’œuvre.
D’un côté, l’ordre néolibéral poursuit sa marche avec notamment la signature de nouveaux accords commerciaux, de l’autre, Donald Trump a dynamité les cadres de concertation intergouvernementaux comme l’Organisation mondiale du commerce et tente d’exclure Pékin d’un « camp » sous leadership étatsunien à reconstituer. Ce alors que la Chine est (malgré certaines déficiences) un acteur important du monde des nouvelles technologies et s’avère désormais massivement présente dans toutes les régions de la planète (excepté l’Arctique, où elle engage cependant des moyens considérables pour se positionner [1], et l’Antarctique). Une telle déchirure ne peut qu’être chaotique. Le fait nouveau est que Xi Jinping semble maintenant s’y préparer, après avoir longtemps sous-estimé son homologue et avoir fanfaronné en annonçant que nous étions entrés dans le « siècle chinois ».
La guerre commerciale
La Chine et les États-Unis viennent de signer, le 15 janvier 2020, un « accord préliminaire » supposé mettre un terme à la « guerre froide commerciale » qui les oppose depuis 18 mois. Cependant, comme le note la journaliste Martine Orange, il ne s’agit en réalité que d’un cessez-le-feu temporaire [2]. À l’approche des élections, Trump a intérêt à geler la situation. Xi, pour sa part, est confronté à un faisceau de difficultés internes, dont le ralentissement de la croissance chinoise, ainsi qu’aux effets des mesures déjà prises par Washington. Il doit gagner du temps et jauger le résultat de la prochaine élection présidentielle américaine, le 3 novembre 2020.
La « phase 1 », selon la terminologie étatsunienne, du processus supposé mener à une normalisation des rapports commerciaux n’engage pas à grand-chose. La Chine accepte de planifier avec Washington l’achat de produits américains supplémentaires pour 200 milliards de dollars en deux ans, mais ne plie pas sur l’essentiel : les subventions aux entreprises d’État et l’ouverture de ses marchés. Les États-Unis s’engagent à ne procéder à aucune autre augmentation douanière dans les mois qui viennent et suspendent les poursuites engagées contre Pékin pour manipulations monétaires. En bref, l’accord préliminaire est un aménagement du statu quo. La « phase 2 » est renvoyée après novembre, au-delà donc de la présidentielle aux États-Unis.
Cependant, les sanctions douanières existantes, prélevées sur 360 milliards de dollars de produits chinois depuis plus d’un an, subsistent. Ces « sanctions » ont déjà un effet sur les flux de capitaux et d’échanges, débouchant sur de premières modifications dans les organisations industrielles ou les chaînes de valeur. Les transferts « intra-firmes », entre la Chine et Taïwan par exemple, ne suffisent plus à les contourner. Des multinationales US relocalisent en Asie du Sud-Est (Vietnam…), notamment dans l’électronique et l’informatique. Les rapatriements de productions dans la mère patrie sont plus limités. Malgré la hausse des salaires chinois, Pékin garde néanmoins d’importants atouts en main : main-d’œuvre qualifiée, niveau global d’éducation de la population, développement des infrastructures, importance du marché intérieur, production de composants, richesse en terres rares…
Pékin peut-il échapper à ses dépendances ?
L’interdépendance économique signifie qu’en certains domaines, la Chine est vulnérable, même si en d’autres elle est en bonne position (y compris l’Intelligence artificielle). Mentionnons-en deux : les microprocesseurs et la place internationale du dollar US.
L’économie chinoise accuse un retard considérable (deux ou trois générations) en matière de microprocesseurs. Elle dépend, en particulier, des fournitures de Taïwan ou de Corée du Sud. Or, les microprocesseurs sont utilisés partout. C’est un véritable talon d’Achille, alors que Washington a ouvert les hostilités sur le front des hautes technologies, menaçant de refuser l’accès de la Chine aux composants US.
La montée en gamme concernant les microprocesseurs n’est pas chose aisée. Selon le professeur Zhou Zhiping (université de Pékin), il faudra cinq à dix ans pour combler ce retard [3]. D’autant plus que le pays manque en ce domaine d’ingénieurs qualifiés, d’une chaîne d’approvisionnement et d’un écosystème industriel appropriés.
Le paradoxe est que la Chine a talonné ses rivaux dans le domaine des circuits intégrés. En 1965, elle était à même de les produire, alors que ce n’était le cas ni Taïwan ni de la Corée du Sud. La révolution culturelle, la répression des étudiants, puis le règne de la Bande des Quatre, à réduit en cendres ce potentiel. Une « génération perdue » dans la formation des ingénieurs alors que beaucoup de « cerveaux » ont fui aux États-Unis. Pour l’avenir, une question se poserait : est-ce que le recours à l’Intelligence artificielle pourrait permettre à Pékin de contourner le verrou des microprocesseurs classiques [4] ?
Par ailleurs, depuis peu et très progressivement, la Chine est en train de vendre des bons du trésor américain (elle en possède pour 1000 milliards de dollars !) afin de se financer en temps de ralentissement économique, mais aussi pour des raisons de sécurité. Bien que faibles, ces désinvestissements signalent la volonté de Pékin de rompre sa dépendance à l’égard de la monnaie étatsunienne. Dans le même temps, la banque de Chine diversifie ses réserves et achète beaucoup d’or [5].
Aussi incroyable cela soit-il, les États-Unis se sont unilatéralement octroyé le droit de poursuivre en justice toute entité dans le monde utilisant des dollars US dans des transactions jugées contraires à la politique de Washington. C’est l’arme actuellement utilisée pour renforcer le blocus de l’Iran. Le yuan chinois pourrait à terme servir de monnaie de recours (de même que le yen japonais ou l’euro ?) pour peu que Pékin donne des garanties sur le fait qu’il ne manipulera pas son taux de change.
La 5G, un bras de fer politique
Trump accuse Pékin d’espionnage industriel ou politique. Qui se l’interdit ? Ce sont les États-Unis qui ont piraté les téléphones d’Angela Merkel et Emmanuel Macron ! Ce faisant, Washington s’est doté d’un avantage certain, notamment dans les négociations commerciales, connaissant à l’avance la tactique de ses « alliés » européens. Macron s’est ému de ce que le gouvernement belge décide d’acheter des avions de combat US ; et pour cause : toutes les informations de vol sont directement envoyées au constructeur, outre-Atlantique. Quant aux « bonnes pratiques », est-ce si courant de faire arrêter par le Canada et poursuivre en justice, une dirigeante d’un groupe concurrent, en l’occurrence Huawei, forçant son voisin à maintenir Meng Wanzhou en détention – et à en payer le prix [6] ?
La Chine est à même d’offrir pour la 5G (capable de transférer des masses de données à une vitesse incomparable) le meilleur produit au moindre coût, alors que c’est aujourd’hui que la mise en œuvre de cet équipement commence. Des firmes européennes sont bien placées (Nokia, Ericsson), mais Huawei fait la course en tête et se taille la part du lion sur le plan mondial.
Washington enjoint à ses alliés de se ranger dans son camp en excluant les Chinois du déploiement dans leurs pays de la 5G. C’est avant tout un test politique. La réponse des Européens n’est pas homogène, comme à l’accoutumée, mais plutôt négative ou mitigée. Seuls le Canada, l’Australie ou la Nouvelle-Zélande semblent répondre présents. Le test n’est pas très encourageant pour Trump.
L’interdiction des échanges technologiques
Une autre mesure, plus importante, est l’interdiction faites aux entreprises US de vendre des technologies aux firmes chinoises, notamment dans le domaine des télécoms (y compris les mises à jour des systèmes existant, comme Google). Voilà qui devrait peser sur la réorganisation du marché mondial. Non seulement les GAFA perdent des marchés, mais cela signifierait le déploiement mondial de technologies incompatibles, comme ce fut le cas dans les années soixante-dix pour la VHS et Betamax (enregistrement de vidéos et cassettes). La DVD a rendu obsolète cette guerre entre deux firmes japonaises (Victor Company et Sony).
Le développement de standards mondiaux facilite considérablement la mobilité du capital. Or, l’incompatibilisation des technologies s’inscrirait aujourd’hui au sein d’un conflit global. Un nombre encore inconnu de secteurs économiques seraient concernés avec des pressions politiques, commerciales et militaires pour qu’un pays choisisse son « camp ». Washington œuvre dans cette logique d’exclusion. Pékin fait savoir que ses partenaires sont par ailleurs libres de traiter avec qui ils veulent, mais se constitue des États clients grâce, notamment, à l’arme de la dette qui lui permet de prendre le contrôle de ports, devenant des « concession » chinoises pour une durée allant jusqu’à 99 ans (ce qui était le statut colonial de Hong Kong !).
On en revient à l’une des questions sans réponse posées en introduction à cet article : quelles formes peuvent prendre des zones d’influence plus ou moins exclusives dans le monde présent ?
Une géopolitique instable
La psychologie particulière de Donald Trump, ses priorités électorales et l’influence de l’extrême droite religieuse ne sont pas sans conséquence. Les alliés historiques des États-Unis ont appris à leurs dépens que le président des États-Unis n’avait que faire de leurs intérêts. Au point que le Japon d’Abe a pu jouer la carte de la Russie de Poutine pour parer aux abandons de Trump.
Cependant, la politique erratique de Trump exprime aussi une tension majeure au sein de la politique étatsunienne. Bien que dominant, cet impérialisme n’est pas assez puissant pour contrôler le monde – d’où la tentation du repli : mais ses intérêts sont en cause partout – d’où l’impossibilité du simple retrait. Le Moyen-Orient donne une illustration saisissante de cette situation.
Washington aurait besoin d’alliés à même de co-gendarmer la planète. L’unilatéralisme de Trump n’aide pas ceux qui pourraient jouer ce rôle. Mais existent-ils ? Le seul « succès » de l’Union européenne est d’avoir promu l’ordre aujourd’hui ébranlé de l’OMC. Les possibilités d’intervention du Japon sont limitées par l’attachement pacifiste de la population (qu’Abe n’a pas encore réussi à briser) et par le souvenir des exactions commises en Asie durant la Seconde Guerre mondiale. Un accord durable avec la Russie contre la Chine semble irréalisable ; de plus, la zone d’action efficace de Moscou se borne surtout à sa « périphérie » (inclus la Syrie) et à ses capacités militaires.
Washington cherche des alliés parmi les puissances régionales, à commencer par l’Arabie saoudite (un foyer de terrorisme islamiste « radical » !). Cependant, lesdites puissances régionales foisonnent et la Chine s’avère la mieux à même d’en tirer profit. C’est vrai au Moyen-Orient (où elle fait affaire à la fois avec l’Iran et l’Arabie saoudite, jouant de son statut de premier importateur mondial de pétrole) et en Afrique du Nord ou en Afrique subsahariennes, voire dans une certaine mesure en Amérique latine.
Le théâtre d’opérations Indopacifique est un cas particulier, de taille. Cette région est au cœur du conflit entre les États-Unis et la Chine. Après avoir beaucoup tardé, Washington a stabilisé une alliance incluant l’Inde, le Japon (malgré les tensions Tokyo-Washington), l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Pékin a déployé l’un de ses porte-avions et sa flotte dans cette zone et négocie des points d’appui avec divers États insulaires. Elle est bien placée dans la nouvelle course aux armements, dont les armes hypersoniques, capables de menacer de loin les forces aéronavales et les territoires adverses. Les règles de la guerre sont en train de changer.
Au déploiement terrestre de la Chine, il faut ajouter l’espace [7]. Une bonne illustration des dynamiques en cours. En 2011, une loi étatsunienne a exclu la Chine de la Station spatiale internationale (SSI). Du coup, elle compte construire la sienne d’ici à 2025. En 2019, Pékin a tiré plus de fusées porteuses que tout autre pays : 34 lancements, dont 32 avec succès (27 pour les États-Unis) et a aussi, rappelons-le, posé un module sur la face cachée de la Lune. Cela implique de nombreuses avancées technologiques ; ainsi que des investissements colossaux [8].
Rien n’est encore irréversible, mais nous sommes entrés dans une situation profondément inédite aux conséquences très incertaines. Enfin, il n’est pas besoin d’être devin pour comprendre que le conflit entre la Chine et les États-Unis va nourrir une accélération de la crise climatique. Qui s’en soucie à Washington ou Pékin ?
Pierre Rousset