Le 12 janvier 2019 à Bordeaux, un tir de LBD vise un manifestant. CAPTURE D’ÉCRAN
Alors que la police française fait face à de nouvelles accusations de brutalité gratuite, le président de la République ouvre les yeux. Lui qui, le 8 mars 2019, en dépit de dizaines de vidéos explicites, avait déclaré « Ne parlez pas de “répression” ou de “violences policières”, ces mots sont inacceptables dans un Etat de droit », a changé de pied. Le 14 janvier, il vient de promettre de n’avoir désormais « aucune complaisance » envers les policiers auteurs de dérapages et de se montrer « intraitable » au motif de protéger « la crédibilité et la dignité de nos professionnels des forces de sécurité intérieure ».
Cette volte-face s’explique simplement : trop c’est trop. Le coût politique de la négation de la réalité est devenu prohibitif. La multiplication des violences à l’encontre de différents groupes de manifestants, combinée à la visibilité que leur donnent les réseaux sociaux et à la meilleure information du public (notamment à travers le travail spécifique réalisé sur ce thème par le journaliste David Dufresne [1]), a eu raison du soutien inconditionnel que l’exécutif accordait aux forces de l’ordre.
De nombreuses vidéos, ces derniers mois, sont utilement venues compléter les communiqués de presse du ministère de l’intérieur. Elles ont jeté une lumière crue sur la réalité des pratiques policières envers des centaines de milliers de Français. Un simple rappel suffit à montrer l’ampleur des dégâts : la banalisation des violences policières contre les « gilets jaunes » est manifeste, avec près de vingt mille tirs de lanceurs de balles de défense (LBD), des centaines de personnes blessées grièvement et plus de trente mutilations. Un bilan qu’aucune autre démocratie européenne ne connaît.
Un injustifiable ciblage des journalistes
S’y sont ajoutés d’autres faits à fort impact dans l’opinion : la mort de Steve Maia Caniço à Nantes [2] au cours d’une improbable opération de police dans la nuit du 21 au 22 juin 2019 lors de la Fête de la musique ; des affrontements avec les pompiers [3], une des professions préférées de Français, à l’occasion d’une manifestation de milliers d’entre eux à Paris, le 15 octobre 2019 ; le 3 janvier, la mort d’un père de famille de cinq enfants, Cédric Chouviat [4], lors d’un contrôle de circulation. A cette liste non exhaustive, il faut adjoindre un injustifiable ciblage des journalistes : le Syndicat national des journalistes (SNJ) a, par exemple, compté vingt journalistes blessés lors de la manifestation parisienne du 5 décembre.
Cette incroyable série a rendu de plus en plus critiques les jugements de la population sur l’action des policiers : entre juin 2016 et avril 2019, la part des personnes qui trouvent l’usage de la force « excessif » est passée de 21 % à 39 % selon les deux instituts de sondages BVA [5] et Elabe [6]. Presque un doublement, avant même les affaires les plus récentes. Le phénomène d’érosion de la confiance que connaissait déjà la banlieue où la police a l’habitude – attestée par de nombreux travaux – de traiter la population de manière violente et injuste, concerne désormais une grande partie du pays.
Ce que nous montrent les enquêtes, c’est que moins on a de rapports avec la police, plus on l’apprécie
Pour autant, cette évolution négative n’a pas définitivement détruit toute confiance dans la police. Une large partie de la population reconnaît l’importance de ses missions. Les Français n’ont certes pas oublié son utilité pour intervenir contre une menace manifeste. La police n’est donc pas rejetée en bloc. Un paradoxe inquiétant reste que les segments de la population qui reconnaissent le plus sa valeur sont ceux qui n’en ont pas besoin et n’ont jamais eu affaire à elle.
L’image de la police est au plus haut chez les personnes vivant en milieu rural, sans trouble dans leur voisinage et qui ne sont pas victimes de la délinquance : par exemple, 50 % des résidents de communes rurales, mais seulement 32 % des résidents de zones urbaines sensibles la trouvent efficace, selon la synthèse faite par Cyril Rizk de l’Insee en 2016 à partir des enquêtes « cadre de vie et sécurité » [« Victimation 2015 et Opinions sur la sécurité mesurées lors de l’enquête Cadre de vie et sécurité 2016 », Rapport annuel 2016 de l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP), voir lien PDF [7]]. En d’autres termes, ce que nous montrent les enquêtes, c’est que moins on a de rapports avec la police, plus on l’apprécie. A-t-on pris la mesure de cette réalité en haut lieu ?
Faiblesse du contrôle a posteriori
Ce n’est pas tant la « crédibilité et la dignité de nos professionnels des forces de sécurité intérieure » qui sont atteintes que la démocratie et l’état de droit. Les violations répétées et manifestes des règles qui conduisent en théorie le comportement des policiers sont un problème majeur, qui était jusqu’à présent caché dans les banlieues. Seul le contrôle préventif par la hiérarchie intermédiaire du comportement des agents peut avoir un effet fort, étant donné la faiblesse manifeste du contrôle a posteriori exercé par l’Inspection générale de la police nationale (IGPN).
Devant l’absence persistante de résultats des enquêtes des policiers sur leurs collègues, on ne s’étonnera pas que, selon l’étude Elabe précitée, 61 % des répondants estiment que « la justice n’est pas assez sévère à l’égard des policiers qui commettent des bavures ». L’idée d’une impunité policière est fortement partagée. Que les agents qui appliquent la loi n’y soient pas complètement soumis est incompatible avec l’Etat de droit.
La police est maintenant passée d’une crise larvée à une crise ouverte sans précédent. S’il est faux de dire que les Français n’aiment plus la police, il est juste d’affirmer qu’ils n’aiment pas sa violence et ses injustices. La différence n’est pas mince. Le fait d’être dépositaire d’une autorité ne confère plus le droit moral d’en abuser, que ce soit dans le couple, dans l’église et, c’est tout l’enjeu du débat actuel, dans la police.
Ses dirigeants semblent commencer à le comprendre, mais la réforme de la culture policière suppose de modifier les structures de la police, et pas juste d’y ajouter un module de formation. Si tant est qu’elle soit réellement engagée, elle prendra du temps, beaucoup de temps et les obstacles seront légion. L’annonce début janvier de la retraite, au double sens du terme, du directeur général de la police nationale, Eric Morvan, qui avait été le seul à rappeler les règles de leur métier aux policiers au beau milieu de la crise le 15 janvier 2019, en est un indice.
Sebastian Roché (Sociologue, spécialiste des questions de police et de sécurité, directeur de recherche au CNRS, Sciences Po Grenoble)