« On ne permet même pas l’attroupement. Quand je dis “on ira au contact”, c’est aller physiquement à la dispersion. » C’est par ces mots que le secrétaire d’État auprès du ministre de l’intérieur, Laurent Nuñez, avait défini en mars dernier le périmètre d’action des nouvelles unités anti-casseurs…
Après s’être fait les dents sur les « gilets jaunes », ces unités sont désormais déployées par le préfet de police de Paris Didier Lallement lors des rassemblements du mouvement social. Jeudi, le préfet a donné l’ordre aux policiers de la Brigade de répression de l’action violente motorisée (BRAV-M), reconnaissables à leurs casques de moto, et aux membres des Compagnies de sécurisation de couper puis de charger violemment le long cortège précédant la manifestation intersyndicale parisienne, et ce à trois reprises, alors même qu’aucune action violente ni de dégradation n’avait encore été commise. De nombreux groupes de grévistes, syndiqués et non syndiqués, marchaient devant.
Des manifestants pacifiques, des militants syndicaux, des journalistes ont ainsi été blessés dans ces charges. Irène, élue Unsa à la RATP, a été violemment frappée à la tête à coups de matraque télescopique. Audrey, aide-soignante, militante de SUD-Santé (AP-HP) a été rouée de coups au sol. Deux journalistes, Simon-Pierre Sokoury et Jean Segura ont eux aussi été blessés lors de leur interpellation.
Les policiers ont chargé en ligne, frappant la foule à l’aveugle, à coup de Tonfa – « bâton de défense » – ou de matraque télescopique. Mais pas seulement. Selon une vidéo tournée dans le cortège, un fonctionnaire a fait usage de son lanceur de balles de défense (LBD) à moins d’un mètre de la foule. Le parquet de Paris a ouvert, vendredi, une enquête pour « violences volontaires par dépositaire de l’autorité publique ». La vidéo « qui soulève un certain nombre de questions » a conduit le parquet à déclencher une enquête « d’initiative », « sans avoir d’éléments sur l’identité de la victime », a -t-on précisé à Mediapart.
Selon un premier bilan communiqué à Mediapart, samedi, la coordination des médics Premier secours a pris en charge lors de cette manifestation 124 blessés, dont 25 graves, ainsi que 980 personnes affectées par les gaz lacrymogènes.
Lors d’un déplacement à Lille, vendredi, Laurent Nuñez a indiqué que « des vidéos qui circulent sont actuellement en cours d’examen par les services de police compétents ». Jugeant que les manifestations sont « encadrées de manière très professionnelle par les forces de police » et que « dans la très grande majorité des cas, les réponses policières sont proportionnées », le secrétaire d’État a toutefois signalé, fait assez rare, que « la loi qui s’applique également » aux policiers et aux gendarmes et que « s’il y a des fautes, des investigations sont menées, et il y a des sanctions », a-t-il averti.
Face à cette déclaration prudente – et même si comme on le sait la sanction des policiers reste l’exception et non la règle –, le préfet Lallement a préféré contester les faits en qualifiant la vidéo du tir de LBD de « parcellaire et sortie de son contexte ». « De violents heurts ont éclaté dans le secteur de la gare Saint-Lazare, s’est justifié le préfet dans un communiqué transmis à Mediapart. Les policiers et gendarmes ont été pris à partie par des personnes violentes et ont riposté avec des moyens de défense intermédiaire, lacrymogène et LBD. »
En réalité, comme Mediapart a pu le constater, et comme le montrent de nombreuses photos et vidéos, c’est le déploiement des forces de l’ordre – cent à deux cents policiers casqués sur plusieurs rangées de à travers les cortèges – qui a précédé les charges, rue Lafayette, vers 15 h 10, rue Saint-Lazare, à 16 h 05, puis rue de la Pépinière, à 16 h 50. Hormis des sifflements et des moqueries, les policiers n’ont pas subi d’attaques particulières justifiant de « riposter ». Les heurts significatifs n’ont éclaté qu’après 17 heures.
Jeudi, des journalistes ont aussi été ciblés et interdits d’accès au périmètre, et même interpellés pour contrôle d’identité parce qu’ils étaient porteurs de matériels de protection. C’est le cas de Rémy Buisine, journaliste de « Brut », qui a été remis en liberté, mais sans son masque de protection contre les gaz, saisi par la police. Et de Charlie Ait-Adjedjou, journaliste de l’agence Line Press, qui a aussi été interpellé et retenu pendant plus d’une heure au commissariat pour le même motif.
Deux autres reporters d’images ont été interpellés et placés en garde à vue, jeudi soir, après avoir été blessés par les forces de l’ordre. Jean Segura, membre du collectif de photojournalistes indépendants La Meute, a été remis en liberté vers 15 heures, vendredi, et la procédure a été classée sans suite. « Au moment de mon interpellation, j’intervenais pour signaler que la personne en train d’être interpellée par la police était journaliste, a-t-il expliqué au journal en ligne Reporterre. À ce moment-là, quelqu’un m’a attrapé dans le dos et fait une clé d’étranglement. J’ai d’ailleurs encore mal au cou des deux côtés ainsi qu’une plaie à la jambe. J’ai été frappé par le plaisir manifeste qu’éprouvait le policier à faire cela et à détruire mon matériel. »
Simon-Pierre Sokoury, de Line Press, est l’autre journaliste blessé et interpellé, rue Saint-Lazare. Une source judiciaire a indiqué à Mediapart, vendredi soir, qu’il allait être déféré au parquet. « Avant son interpellation, il avait déjà été blessé d’un coup de matraque sur la tête – lors de la charge précédente –, explique le directeur de Line Press, Laurent Bortolussi à Mediapart. Les policiers l’ont attaqué dans le dos, et lui asséné pluie de coups. J’ai vu les images. C’est une agression caractérisée : on lui a cassé la gueule. Il est sérieusement blessé. »
Pour l’animateur de l’agence Line Press qui a couvert pratiquement tous les actes des gilets jaunes, les journalistes et reporters d’images sont « devenus clairement des cibles » lors des manifestations. « Le sommet de la hiérarchie policière leur dit “faites ce que vous voulez”, juge Laurent Bortolussi. On voit directement le résultat. J’ai vu des centaines de violences illégitimes depuis un an. La France a une des polices les plus répressives de la planète. »
C’est rue Saint-Lazare, au niveau de la rue de Caumartin, qu’a eu lieu la charge au cours de laquelle un policier a fait usage de son LBD. Sur la vidéo de Laurent Bigot, à visionner ici sur Twitter, on voit nettement le tireur sortir de l’arrière du groupe, pointer son arme sur la foule et faire feu à bout portant (à 13 secondes).
Sur des photos prises quelques secondes plus tard, on voit un blessé chuter sur le côté, alors que des coups matraque s’abattent encore sur les personnes au sol et autour de lui. Puis le tireur du groupe apparaît.
Comme l’indiquent les textes et instructions aux policiers, cette arme qui offre un « fort pouvoir d’arrêt » jusqu’à 50 mètres, expose évidemment « à des risques lésionnels plus importants » en deçà de 10 mètres. Ce tir bafoue en outre toutes les règles de proportionnalité et de sécurité prévues par les textes, puisqu’en outre la tête ne doit être visée.
Comme on le voit, cette charge a mobilisé plus de cent policiers, rue Saint-Lazare. Plus loin, rue de la Pépinière, le scénario policier se reproduit à l’identique, un cordon de policiers coupe le cortège, se positionne sur plusieurs rangées, avant de charger quelques minutes plus tard. Sur la chaussée, mais aussi sur les trottoirs.
« J’ai vu qu’il avait coupé le cortège, je me suis mise sur le côté, explique Irène, la syndicaliste de l’Unsa, jointe par Mediapart. J’étais avec Damien qui est à SUD-RATP, et travaille comme moi sur la ligne 9 du métro, et on était en train de discuter. Et on s’est fait prendre par trois ou quatre policiers. Mon téléphone est tombé par terre, alors j’ai prévenu que j’allais le ramasser, et l’un d’entre eux m’a dit “Vas-y”, mais un autre policier a commencé à me frapper à coups de matraque télescopique. J’ai pris au moins trois coups. Sur les mains, et puis la tête. Ça m’a ouvert le crâne. Il m’a dit ”Tais-toi”, “Casse-toi ”. C’était incroyable cette haine de ses yeux ».
Là encore, une vidéo montre la violence de l’attaque. Irène est prise en charge par des medics et accueillie dans un magasin d’optique.
La violence policière se déchaîne aussi sur Audrey, aide-soignante et militante de SUD-Santé. « Mise à terre, puis traînée, puis frappée, elle présente une entorse grave du genou et de multiples contusions », a dénoncé son syndicat. Sur la vidéo du reporter Brice Ivanovic, on voit le déchaînement d’un policier qui s’agenouille près d’elle pour lui frapper méthodiquement le visage une dizaine de fois, alors que deux personnes tentent de lui venir en aide, et sont aussi frappées.
Deux autres syndicalistes, l’un de SUD-RATP, l’autre de SUD-Rail, ont été placés en garde à vue, jeudi soir, puis remis en liberté, vendredi. Celui de la RATP qui accompagnait Irène lors de la charge de la rue de la Pépinière a été déféré au parquet, et s’est vu notifier un rappel à la loi pour « outrage ». Celui de Sud-Rail a été libéré sans décision pénale pour l’heure. Il pourrait faire l’objet d’une convocation ultérieure.
Face à la pression policière, les organisations syndicales ont renforcé leur service d’ordre (SO) commun. Peu avant la fin de la manifestation de jeudi, la sono de tête annonçait que la manifestation « ne reculerait pas » et poursuivrait jusqu’à Saint-Augustin, en dépit de la pluie de lacrymogènes et des charges policières. « À l’arrivée, jeudi, on avait un SO intersyndical de 250 personnes, à 80 % casqué, qui criait “grève générale”, explique un militant Solidaires. La question n’est plus “Est-ce qu’on va se faire attaquer ?”, mais plutôt “C’est à quel moment ?” »
Karl Laske