Un des axes de la communication de l’exécutif avant la mobilisation du 5 décembre a été de cibler les « régimes spéciaux de retraites », officiellement au nombre de 42, qui seraient autant d’injustices et d’inégalités. La réforme des retraites deviendrait alors un instrument d’égalité qui mettrait fin à des privilèges insupportables de minorités profiteuses. C’est un classique de l’argumentation néolibérale à chaque réforme du système de retraite, mais qui, cette fois, prend une dimension particulière dans la mesure où le système à points proposé par le gouvernement serait universel et le même pour tous. Il n’en est que plus aisé, en apparence, de faire passer les opposants à la réforme pour les défenseurs des inégalités et des injustices. « La mobilisation du 5 décembre est celle de ceux qui veulent conserver les inégalités », a ainsi tenté le président de l’Assemblée nationale Richard Ferrand.
Pourtant, cette rhétorique ne prend guère. Comme en 1995, la majorité des Français soutient la mobilisation des régimes spéciaux comme une forme de mobilisation pour tous. Et ce n’est pas un paradoxe. On en trouve aisément l’explication dans ce que sont ces régimes et dans ce qu’ils disent de l’évolution des rapports sociaux. La défense des régimes spéciaux, loin d’être considérée comme « catégorielle » reste l’avant-garde de la défense d’une certaine conception de la retraite et d’un espoir que le régime général sera géré non par les coûts mais par les besoins.
Pour saisir ce phénomène, il faut donc remonter à l’origine du régime général des retraites. La France a peiné à mettre en place un système de retraite général et solide. La loi de 1910 sur les « retraites ouvrières et paysannes », votée après trente années de débats, est un fiasco retentissant. Sa couverture est minimale, elle ne concerne que 5 % des salariés et promet des pensions faméliques à des âges inatteignables pour les travailleurs de l’époque. « C’est une loi pour les morts », résumera la CGT de l’époque. Après la Première Guerre mondiale, le travail est donc repris. Il faut près de dix ans de discussions pour que le gouvernement Tardieu qui engage un tournant social fasse voter en 1928 et 1930 un système obligatoire d’assurances sociales. Mais là encore, la mise en place échoue. En théorie, il est obligatoire de cotiser. Mais le système est complexe et loin d’être unifié, il se partage entre des caisses « publiques » et des caisses « d’affinités » gérées principalement par les mutualités. Certaines caisses choisissent le modèle de la répartition, d’autres celui de la capitalisation. Surtout, pour des raisons financières – on est alors dans la tourmente de la crise mondiale – on diffère dans le temps le versement des pensions et on oublie largement les retraités actuels et les plus pauvres.
Globalement donc, dans l’entre-deux-guerres, les systèmes qui fonctionnent sont des systèmes professionnels, souvent préexistants. L’historien Antoine Prost souligne que « la plupart des branches professionnelles qui jouissent de retraites en 1939 en bénéficiaient déjà en 1914 ». Ces régimes sont les ancêtres des « régimes spéciaux ». Ils peuvent être déjà anciens. Celui des fonctionnaires a été établi en 1853 sous le Second Empire. C’est alors une forme de compensation pour l’adhésion des employés de l’État au régime, mais la République le conserve, en partie du reste, pour s’assurer la fidélité de ses agents. Ailleurs, ce sont les luttes sociales et le rapport de force qui déterminent la mise en place de régimes viables et solides. Les cheminots de certaines compagnies obtiennent un régime de retraite dès les années 1860 et tous en disposent à partir de 1890. Ces régimes sont conçus pour compenser des salaires relativement faibles et une forte pénibilité. Les mineurs arrachent leur régime en 1894. Les électriciens et gaziers bénéficient eux de régimes inspirés de celle de la Compagnie parisienne du gaz de 1858.
Durant l’entre-deux-guerres, on constate une tendance à une unification par le haut de ces régimes catégoriels. Antoine Prost souligne que, jusqu’en 1930, il existe un « alignement sur les régimes les plus favorables ». On le voit avec la loi de 1919 qui uniformise les systèmes des retraites des postes, des tabacs et allumettes et des monnaies. En 1922, le régime des cheminots est unifié (l’harmonisation avait été décidée en 1911) près de quinze ans avant la création de la SNCF. En 1928, le même mouvement touche les électriciens et gaziers et en 1929, les fonctionnaires locaux. À chaque fois, les solutions les plus favorables aux retraités sont choisies. « Comme on ne pouvait diminuer les avantages des plus favorisés, on les prit pour modèles », résume Antoine Prost. Ce mouvement est très important parce qu’il va jouer un rôle déterminant dans les discussions autour de la création de la Sécurité sociale en 1945.
À ce moment, effectivement, l’ambition – et l’urgence – est de construire un système universel, couvrant uniformément tous les travailleurs. Cette universalité répond aux carences du système de 1928-1930 : il faut mettre fin à des différences de traitement et de système pour assurer que chacun puisse espérer disposer d’une retraite décente. Car c’est à cette condition que les travailleurs accepteront de cotiser. Les régimes de 1910 et 1930 avaient en effet été marqués par une méfiance des salariés qui voyaient dans leurs cotisations une dépense « à perte » qui amputait leurs revenus. Le système mis en place en novembre 1945 veut contrecarrer cette impression : nul ne peut être exclu d’un système qui est garanti par la participation de tous – c’est là son « universalité », qui est aussi l’assurance de son succès. Le système de répartition qui permet de payer les retraités avec les cotisations actuelles tout en assurant les droits futurs couronne le tout. Car désormais, les travailleurs peuvent constater que leurs cotisations, gérées par leurs représentants, représentent un salaire socialisé dont ils pourront eux aussi profiter le moment venu.
Mais que faire alors des régimes déjà existants qui fonctionnaient bien ? La règle de l’universalité aurait imposé de les fondre dans le régime général. C’était notamment la position de la CGT nationale alors. Mais se posait alors la question de l’ajustement. Conformément à la politique d’unification menée par l’État depuis 1919, il eût été logique de prendre les systèmes les plus favorables comme modèles afin que le régime universel ne conduise pas à des pertes, ce qui aurait précisément atteint ce consentement à la cotisation qui est le fondement de la nouvelle Sécurité sociale.
Mais cet ajustement par le haut semble difficile. Pour plusieurs raisons. D’abord, par manque de moyens. Dans la France de la Libération, le régime général de retraite ne peut être qu’une protection encore réduite. Un alignement par le haut semble encore une perspective lointaine. Le maintien des régimes spéciaux est donc finalement accepté par la CGT et la gauche comme des systèmes « pionniers », un « horizon à atteindre », comme le dit l’historien Michel Dreyfus dans un colloque de 2007 sur le sujet. D’une certaine manière, maintenir les systèmes préexistants permettait d’exercer une pression à la hausse sur le régime général. C’était alors la garantie des améliorations à venir.
De plus, la suppression de ces régimes semblait impensable alors même qu’une grande partie des actifs refusaient d’entrer dans le régime général : les indépendants et les paysans. Ce refus de participer à la solidarité nationale pesait sur la capacité du régime général et rendait impossible l’intégration des salariés à régimes spéciaux. Comment leur réclamer, en effet, des sacrifices qu’une partie des actifs refusait ?
Dès le départ, donc, le régime général n’est pas général. Les régimes spéciaux regroupent cependant deux logiques différentes : celles de ceux qui ne veulent pas participer au système et celles de ceux qui, dans l’esprit des fondateurs, doivent contribuer à l’amélioration du système. D’une certaine façon, la persistance de ces régimes spéciaux préexistants est donc un aveu d’échec du régime général : il n’a pas été possible de réaliser ce rattrapage par le haut. Dans la logique qui a prévalu des années 1920 jusqu’en 1995, la suppression de ces régimes ne pouvait se faire que si elle ne faisait pas de perdants. Une seule tentative d’harmonisation par le bas des agents de l’État a eu lieu au cours de cette période, en août 1953, sous le gouvernement Laniel. Elle donne lieu à une grève de vingt jours. Si, officiellement, le gouvernement n’a pas cédé, il n’appliquera jamais cette harmonisation. Et lors de la réforme de 1967, la proposition de suppression des régimes spéciaux est évoquée et finalement abandonnée.
En 1995, ce tabou est finalement brisé. Désormais, la priorité est donnée à l’harmonisation par le bas avec la destruction des régimes spéciaux. Le changement correspond à la nouvelle ère néolibérale : la priorité est donnée à la compétitivité des entreprises. L’État doit donc réduire les cotisations et compenser ces baisses. Pour financer sa politique de l’offre, il doit réduire les coûts de la Sécurité sociale. Il n’est donc plus question d’une harmonisation par le haut.
Les « régimes spéciaux » ne sont plus un horizon à atteindre, mais une charge pour le régime général. Puisque l’on prétend que le rattrapage est impossible, parce que trop coûteux pour l’économie, ces régimes spéciaux deviennent des rentes injustifiables, des privilèges de profiteurs, qu’il faut détruire pour réduire le coût global du système. Mais ce changement de logique est politique : il est la conséquence de l’entreprise de sape de la Sécurité sociale lancée dans les années 1990 et de son corollaire, la possibilité, désormais, de diminuer certains avantages acquis. Ce que Clemenceau jugeait impossible en 1919 est présenté, un siècle plus tard, comme une mesure d’égalité par Emmanuel Macron. Désormais, l’égalité, ce n’est plus d’élever les retraites du plus grand nombre, c’est de réduire les retraites de certains.
Le projet d’Emmanuel Macron est l’aboutissement de cette logique : la disparition des régimes spéciaux de toute sorte est une mesure brutale visant à une gestion par les coûts du système de retraite. L’objectif est le maintien d’un niveau relativement bas de dépenses consacrées aux retraites – 13,8 % du PIB – quelles que soient les conséquences pour le niveau de vie des retraités. Dès lors, il ne peut plus y avoir de nouvel horizon comme en 1945. À l’époque, le Conseil national de la Résistance promettait les « jours heureux » et pouvait imaginer un progrès continuel et une harmonisation par le haut. Aujourd’hui, le gouvernement néolibéral français promet la maîtrise des coûts et la compétitivité comme horizon du bonheur. Et tout ce qui incite à dépenser plus pour le social doit être banni.
Dans ce mouvement de bascule, un élément mérite cependant d’être remarqué : le discours d’égalisation par le bas néolibéral n’a jamais réellement pris en dehors des classes convaincues par ces politiques. Les grèves de défense des régimes spéciaux ont été perçues comme des grèves de défense du régime général, peut-être parce qu’ils portent en eux cette possibilité d’amélioration globale. Cela a été le cas en 1995. Une enquête récente montre que la population ne se laisse guère prendre au discours faussement égalitariste du gouvernement. Emmanuel Macron devrait y prendre garde : le nivellement par le bas reste, en France, compris comme un recul social.
Romaric Godin
Pourquoi la retraite à points du gouvernement est bien une réforme néolibérale
L’attachement du gouvernement au changement structurel du système de retraites n’est pas surprenant, car cette réforme affaiblit le monde du travail. Elle permet aussi de réduire les transferts sociaux et d’envisager de futures baisses d’impôts. C’est une réforme profondément ancrée dans la pensée néolibérale.
La réforme systémique des retraites est cruciale pour ce gouvernement. L’exécutif s’accroche à cette « retraite à points » malgré l’évidence au mieux d’une méfiance, à tout le moins d’un rejet de ce système par la population. Mercredi 11 décembre au soir, sur TF1, le premier ministre Édouard Philippe assurait encore de sa « détermination » à aller jusqu’au bout de cette réforme. Se pose alors une question centrale : pourquoi ? Pour y répondre, plusieurs éléments de langage du gouvernement sont avancés, mais tous révèlent la vraie nature de cette réforme : l’accélération de la transformation néolibérale du pays.
Une réforme juste ?
Le premier, et sans doute le moins sérieux, est celui de « l’égalité » ou de sa variante, la « justice ». L’universalité du nouveau régime mettrait tous les Français face aux mêmes droits et, a même osé Édouard Philippe dans son discours devant le Conseil économique, social et environnemental (Cese), achèverait l’ambition du Conseil national de la Résistance (CNR). C’est un des arguments les plus utilisés, sans doute parce que c’est le plus simpliste : mettre chacun dans la même case correspondrait à l’égalité. Cela permettrait d’en finir avec des « privilèges » qu’Édouard Philippe affirme « ne plus pouvoir justifier ».
L’argument ne résiste néanmoins pas longtemps à l’analyse. D’abord parce qu’il est bien étrange d’entendre cette majorité se soucier d’une égalité de façade, alors qu’elle a assumé et revendiqué une politique fiscale qui a, en 2018, creusé les inégalités comme rarement depuis trois décennies [1]. Il est étrange, au reste, de vouloir corriger cette politique par la réforme d’un système de pensions qui est un des plus redistributifs d’Europe et qui permet de réduire le taux de pauvreté des plus âgés.
On pourrait également souligner qu’à peine né, le nouveau régime est déjà criblé d’exceptions, notamment pour les fonctions « régaliennes » de l’État, celles qui sont traditionnellement ménagées par le néolibéralisme. Barricadé depuis un an derrière des forces de l’ordre qui lui permettent d’oublier son impopularité, le gouvernement s’est empressé d’accorder aux policiers une nouvelle exception à l’universalité du nouveau régime. Dès lors, on comprend quelle sera la réalité de celui-ci.
Ce ne sera pas un régime universel, mais, comme le régime actuel, un régime troué d’exceptions. À la différence que, cette fois, ce ne sont pas les luttes sociales ou les rapports de force internes aux entreprises qui décideront de celles-ci, mais les priorités gouvernementales. Or, chacun sait ce que sont les priorités de l’État aujourd’hui : c’est une politique de l’offre et c’est revendiqué par le ministre de l’économie et des finances Bruno Le Maire. Les exceptions concédées reflèteront cette politique. L’État n’est donc plus le garant de l’intérêt général ou d’un équilibre entre capital et travail, mais bien plutôt le reflet d’une politique favorable au capital.
Derrière l’universalisme de façade et l’égalité en vitrine, on aura donc un désarmement par l’État du monde du travail et de sa capacité de forger des conditions de travail acceptables. C’est assez piquant de la part d’un exécutif qui prétendait, pendant la réforme du marché du travail, qu’il fallait prendre les décisions au plus près du terrain. Mais il est vrai, qu’alors, la réalité devait être favorable au capital…
La justice d’un régime de retraite ne peut être réalisée sous la toise d’une règle unique parce qu’il n’existe pas d’égalité de conditions de travail, ni d’égalité d’espérance de vie, ni d’égalité de départ dans les carrières, ni enfin d’égalités de conditions au sein des entreprises. Placer le fils d’ouvrier sur la même ligne qu’un fils de notaire revient à faire partir le premier avec de lourdes chaînes aux pieds et à le condamner à une retraite difficile et courte. Selon l’Insee en France, les hommes les plus aisés vivent en moyenne 13 ans de plus que les plus modestes [2]. Est-il alors juste de faire partir tout le monde au même âge avec les « mêmes droits » ? N’est-il pas plus juste d’accepter alors des compensations à de faibles revenus par des avantages spécifiques à la retraite ? La justice, dans ce domaine, consiste nécessairement à sortir de l’égalité formelle. Mais la pensée néolibérale ne veut rien voir de ces réalités.
Les différences d’espérance de vie par niveaux de vie. © Insee
Ou bien alors faut-il entendre la justice autrement, comme un ajustement par le bas ? L’élargissement du calcul de la pension à l’ensemble de la carrière ne saurait être considéré comme une mesure de justice par rapport à un mode de calcul favorisant les meilleures années. Pour une raison évidente : le calcul va intégrer les moins bonnes années. C’est aussi simple que cela.
Certes, certains pourront acquérir des droits nouveaux s’ils travaillent moins des 150 heures de travail par trimestre, mais beaucoup d’autres verront leurs droits réduits. Lorsque le gouvernement annonce une très lente revalorisation du métier de professeur pour compenser les effets de la réforme, c’est bien qu’il reconnaît que leurs pensions seront beaucoup plus faibles. Ce n’est pas pour rien que le rapport Delevoye avait pris quelques liberté avec la rigueur de ses projections [3]. Quant aux plus précaires, ils continueront à être doublement pénalisés, comme le note l’économiste Éric Berr [4] : dans leur carrière et à la retraite. Autrement dit, la justice de cette réforme ressemble fortement à un écrasement vers le bas dans lequel certains « vainqueurs » passeront de presque rien à trop peu. L’illustration de ce tour de passe-passe est bien la fameuse retraite minimum à 1 000 euros par mois, soit 30 euros de plus qu’aujourd’hui. La justice et l’égalité pour la majorité, c’est donc avant tout partager la misère…
La logique de la retraite à points est de mimer l’épargne individuelle : il faudra glaner le plus de points. Comme le résumait Jean-Paul Delevoye, « celui qui aura fait une belle carrière aura une belle retraite, celui qui aura une moins bonne carrière aura une moins bonne retraite ». Et c’est sans doute cela ce que le gouvernement entend par la justice : refléter les « efforts » individuels. Les statuts et donc les protections issues de la lutte seraient des freins à cette réussite individuelle. Et c’est bien là l’idée de justice défendue par le néolibéralisme : une justice en forme d’égoïsme. Et ce n’est pas pour rien que, précisément, le système de retraite à points « mime » l’épargne individuelle. C’est un système qui promet un rendement de ses choix personnels, sans se soucier des conditions de ces rendements.
Dans ces conditions, l’argument le plus farfelu d’Édouard Philippe est sans doute celui de l’appel aux mânes du CNR. Car cette « égalité » revendiquée consiste surtout à réduire les droits de certains, à rebours de l’ambition du CNR. Rappelons que celui-ci avait défendu l’universalité du système de retraite pour donner des droits à tous dans un pays où l’assurance-vieillesse était une exception. L’universalité était celle de l’accès au droit à la retraite. Mais l’ambition du CNR s’inscrivait dans une logique de rattrapage par le haut, ce qui a motivé de conserver les exceptions pour les régimes plus généreux [Voir article ci-dessos.]. Aplanir les pensions et les droits par le bas est l’inverse de l’esprit et de la lettre du projet de 1945.
Un déficit qui justifie la réforme ?
Le deuxième argument avancé en faveur de la réforme, c’est celui des finances. Le système de retraite français serait en péril en raison du déséquilibre croissant entre le nombre de cotisants et celui de pensionnés. Il a été répété le 11 décembre par Édouard Philippe. Ces oiseaux de mauvais augure en veulent pour preuve les prévisions du Conseil d’orientation des retraites (COR) prévoyant un déficit pouvant aller jusqu’à 27 milliards d’euros en 2030. Cette partition est jouée à chaque réforme pour défendre l’idée de la nécessité d’un « effort » et de l’allongement de la durée de cotisations. Mais, là aussi, l’argument ne tient pas.
D’abord parce que les réformes successives ont déjà prévu de réduire le montant et la durée des futures pensions. Les prévisions du COR ne prévoient pas de dépassement du niveau de 14 % du PIB pour les dépenses de retraites en France d’ici à 2030, ce qui est précisément la limite fixée par la réforme proposée qui, soit dit en passant, n’envisage pas de sortir de ces prévisions. Autrement dit, la retraite à points n’offre pas directement de nouvelles mesures d’économies. Le déficit provient donc principalement des recettes, ce qui s’explique par deux facteurs : une dynamique des salaires trop faibles (notamment du fait d’un rythme modéré de hausse du Smic) et, surtout, des mesures d’économies dans la fonction publique. En embauchant moins, l’État cotise moins et donc creuse le déficit des retraites. Mais, en théorie, ce déficit est le pendant des économies réalisées. Il n’est donc pas préoccupant en soi. Pointer le seul déficit des retraites, c’est donc viser le modèle de répartition intergénérationnel pour d’autres raisons que des raisons financières.
D’autant que les 27 milliards d’euros de déficit annoncé (chiffre soumis à des conditions très nombreuses et à l’incertitude naturelle de ce type de projection) ne sont guère un souci en soi. À partir de 2024, la dette sociale, autrement dit la dette de l’ensemble de la Sécurité sociale, aura été remboursée. Cela permettra de dégager pas moins de 18 milliards d’euros par an de recettes disponibles pour les caisses de la Sécu, donc des retraites, via la contribution au remboursement de la dette sociale (CRDS) et la part de la CSG qui est dirigée actuellement vers la Cades, l’organisme qui amortit cette dette. Dès lors, le déficit peut être fortement minoré sans augmentation d’impôts. Sans compter que le système de retraite français est riche : son patrimoine net est évalué par le COR à 127,4 milliards d’euros, soit pas moins de cinq fois plus que le déficit cumulé maximal de 2030. Et sur cette somme, le Fonds de réserve des retraites (FRR) créé par Lionel Jospin en 1999 pour… faire face aux futurs déficits dispose de 36,4 milliards d’euros fin 2017. Comme avec la baisse attendue des pensions, le système doit se rééquilibrer vers le milieu du siècle, il faut donc bien le dire : le système français des retraites n’a pas de problème de financement ni de déficit.
Le patrimoine du système des retraites. © COR
Le vrai problème, c’est bien la baisse du niveau de vie des retraités futurs qui a été programmée par les anciennes réformes et que la nouvelle n’entend pas corriger. Bien loin de là, puisque le gouvernement entend obliger le nouveau système à être à l’équilibre d’ici à 2027 par ses propres moyens. Comme les cotisations sont désormais fixes (c’est le principe de base de la retraite à points), on ne pourra jouer que sur les dépenses, donc les pensions. Mais alors, la question reste bien de savoir pourquoi le gouvernement veut absolument cet équilibre. Écartons d’emblée, le pseudo bon sens néolibéral des « comptes en ordre ». L’État n’est pas un ménage et la France n’est pas en faillite, n’en déplaise à François Fillon. Un déficit de 27 milliards d’euros en 2030 ne pose pas de problème.
En fait, le cœur de la question est ailleurs. Si le gouvernement insiste tant sur l’équilibre, ce n’est pas par souci d’équilibre financier. C’est parce qu’un tel équilibre va permettre de financer… des baisses d’impôts. Pour comprendre cette réforme, il faut comprendre le point de départ de l’idéologie gouvernementale : la dépense publique en France est trop élevée parce qu’elle empêche des baisses d’impôts qui favoriseront la compétitivité du pays. Or, la dépense publique, c’est d’abord et avant tout de la dépense sociale. Avec la retraite par points à « cotisations définies », on pourra plus aisément maîtriser ces dépenses pour assurer l’équilibre et ainsi financer les futures baisses d’impôts et de cotisations. Avec le système actuel, il fallait une réforme tous les cinq à dix ans pour piloter le système. Désormais, le système se pilotera lui-même par la règle d’or de l’équilibre financier. Mieux même, ce pilotage sera assuré par les partenaires sociaux, permettant à l’État de se décharger de sa responsabilité.
Dès lors, il convient de bien se souvenir de ce qui vient de se passer avec l’article 3 du projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) qui met fin à la compensation systématique des exonérations de cotisations. Cet article oblige le système social à s’adapter aux politiques de compétitivité coûts décidées par l’État. L’État « affame la bête » puis, comme vient de le faire avec la retraite Édouard Philippe, tire la sonnette d’alarme du déficit et oblige à des réductions de dépenses et de prestations. Avec la retraite par points, ce système est automatique : le comité de pilotage, soumis à l’obligation d’équilibre et incapable de jouer sur le niveau des cotisations, devra amortir les futures exonérations par le niveau de remplacement des salaires en pensions. C’est donc une formidable machine à permettre de futures baisses d’impôts sur le capital et de destruction du système de solidarité. Immédiatement d’immenses possibilités de baisses d’impôts se présentent : de la CSG, à la CRDS, en passant par le niveau des cotisations, notamment pour les salaires moyens. Le véritable enjeu de cette réforme est là et c’est pourquoi cette réforme centralisatrice et étatiste est défendue bec et ongles par les élites néolibérales.
L’affaiblissement du monde du travail
Enfin, il y a une dernière raison derrière l’attachement à cette réforme. Elle est connexe de la prétention à la justice et à l’égalité du gouvernement : c’est l’adaptation « aux réalités nouvelles du marché du travail ». La construction de « la protection sociale du XXIe siècle », a martelé Édouard Philippe. Cette protection doit prendre en compte « les carrières parfois heurtées » ou le développement du « temps partiel ». Très significativement, le premier ministre termine par ces mots : « On peut à juste titre vouloir changer tout cela : revenir au plein emploi, limiter la précarité. Mais c’est le monde dans lequel nous vivons et il est sage de voir le monde tel qu’il est. » Ce discours fait écho à plusieurs propos d’Emmanuel Macron, notamment un passage de son livre-programme Révolution où il estime que « la France ne doit pas rester en dehors du cours du monde », et à son entretien à Forbes du 1er mai 2018 [5], où le président de la République affirmait : « La meilleure protection, ce n’est pas de dire : “Nous résisterons.” »
La vraie pensée qui motive cette réforme est donc celle de la soumission passive à ce qui est perçu comme l’ordre du monde et qui n’est que l’ordre du capital. Cet ordre agit comme une transcendance qui oblige aux réformes. Puisque le marché du travail change, il faut que le système de retraite change pour s’y adapter. Mais derrière ce fameux « bon sens », dont se prévaudrait Édouard Philippe, il n’y a qu’une pensée circulaire autojustificatrice. Car ces conditions de travail, cette « réalité que nous vivons », cette précarisation du monde du travail, ne sont pas le fruit d’une force qui dépasserait les hommes et les États. Tout cela provient de choix politiques de ce gouvernement : les réformes du marché du travail, le refus de réguler les travailleurs des plateformes, le développement de l’auto-entreprenariat. Si l’on voulait garantir plus de droits à ces salariés de facto ou de droit, si l’on voulait réduire le travail fragmenté et heurté, il suffirait de renforcer les contre-pouvoirs dans les entreprises et les régulations. On a fait le contraire. Et précisément parce qu’on a fait le contraire, on en profite pour justifier la retraite par points.
Le système de retraite à points est donc le couronnement des réformes précédentes de destruction du modèle social. On a détricoté le système de protection du travail, puis on prétend que le « monde est ainsi fait » et qu’il faut adapter les retraites à cette « réalité ». Cela est d’autant plus vrai que ces réformes successives ont affaibli la capacité des salariés de former leur salaire, ce qui conduit à un affaiblissement structurel et radical du système par répartition (autant que les conditions démographiques). La nécessité de la réforme est donc née des réformes précédentes. C’est le principe fondamental du néolibéralisme : chaque réforme en entraîne inévitablement d’autres (lire l’article « La Rhétorique des réformes ou la fuite en avant permanente » [6])…
Et c’est bien ici que le bât blesse. Cette réforme sanctionne la dégradation des conditions sociales et le gouvernement n’entend rien faire pour réduire cette dégradation. En réalité, en assurant un système « adapté » à la précarisation de l’emploi, le gouvernement permet (ou prépare ?) de nouveaux pas dans la libéralisation du marché du travail. L’argumentation sera simple : il n’y aura aucune raison de rejeter une nouvelle libéralisation du marché du travail puisqu’il existe maintenant un système de retraite adapté à la précarité.
Mieux même : puisque la réforme à points est fondée sur une accumulation de droits, il faudra que les salariés acceptent un maximum d’emplois pour engranger un maximum de points. La compétition sera donc renforcée sur le marché du travail et, partant, elle nécessitera encore moins de régulations pour pouvoir « donner leur chance à tous » d’avoir une meilleure retraite. Comme, en parallèle, le gouvernement vient de réduire les droits à l’assurance-chômage, les actifs seront tentés d’accepter le travail comme il vient, quelles que soient les conditions et les salaires. D’autant que beaucoup de salariés âgés seront tentés de rester sur le marché du travail pour améliorer eux aussi leurs pensions dans les dernières années avant la retraite. La retraite à points est donc une garantie future pour une plus grande libéralisation du marché du travail, mais aussi une assurance de plus que le coût du travail va rester bas. C’est donc bien une machine à désarmer le travail face au capital.
Dans ces conditions, la réforme des retraites du gouvernement n’est pas qu’un simple ajustement technique. Elle ne peut être isolée en tant que simple « méthode ». C’est, intrinsèquement, un moyen de réduire les transferts sociaux, de baisser les impôts et de désarmer le monde du travail. Prétendre alors, comme le font certains, que cette réforme est de « gauche » suppose beaucoup d’audace. C’est bel et bien une réforme structurelle néolibérale. Et c’est bien pourquoi le gouvernement et le président de la République y sont si fanatiquement attachés.
Romaric Godin
• MEDIAPART. 16 DÉCEMBRE 2019 :
https://www.mediapart.fr/journal/france/161219/pourquoi-la-retraite-points-du-gouvernement-est-bien-une-reforme-neoliberale?onglet=full