On voudrait bien suivre Pierre Rosanvallon sur les chemins où nous emmène sa fresque des cinquante dernières années. On le souhaiterait même d’entrée, tant l’amorce de son dernier ouvrage vitupère les renoncements et les promesses non tenues, les vies rétrécies par les épreuves et les attaques sociales, des sociétés sans cesse plus inégales sur une « terre inhospitalière ». On attend donc beaucoup de ce qu’il annonce dans ces premières pages : où trouver des pensées pour s’en sortir et exorciser les désenchantements, comment conjurer la malédiction des amertumes et des déceptions, comment « tenir en échec les puissances environnantes du monde hostile » ? D’emblée, on a d’ailleurs envie de se précipiter sur la dernière partie du livre ouvrant sur « les tâches du présent », celles qui sans doute dessineraient des espérances émancipatrices. Entre-temps, se dit-on au fil de l’introduction, on aura mieux compris les raisons de ce que Pierre Rosanvallon décline dans un camaïeu de mots endormis : l’assoupissement, l’affaissement, l’enlisement, l’évanouissement. Mais alors, se dit-on encore, elles seront là, en fin d’ouvrage, ces idées et ces perspectives, ces possibles à réinventer, intenses et pratiques, inventifs et non pas lunaires : salutaires.
On voudrait bien mais c’est pourtant la déception qui domine en refermant ce livre que l’auteur publie au Seuil dans sa collection « Les livres du nouveau monde ». Ce nouveau monde, justement, fait défaut : le paysage émancipateur n’est pas esquissé. Encore n’est-ce pas là le motif principal de la déconvenue : pour répondre à cette frustration dont il est peut-être conscient, l’auteur annonce un futur Traité de l’émancipation au XXIe siècle, l’énoncé donc d’un travail futur pour compenser un sentiment, ici, d’inachevé. En réalité, ce qu’on regrette le plus, c’est que Pierre Rosanvallon n’applique pas sa propre méthode, une « histoire conceptuelle du politique », aux sujets-phares qui défilent dans le livre, de l’autogestion au néolibéralisme en passant – trop brièvement – par le populisme. C’est aussi que des interrogations réflexives manquent et, dès l’abord, sur ce « nous » dans lequel il entend nous entraîner : quel est ce « notre » du titre et d’une histoire qui n’est pas, en réalité, la « nôtre », tant elle est largement déconnectée du monde social ? La discussion franche, argumentée et serrée, telle qu’on la présume appréciée par celui qui se qualifie d’« entrepreneur intellectuel », n’est pas vraiment menée. L’échange intellectuel, au sens d’une mise en œuvre des intelligences collectives, fait dans ce livre trop défaut. Et puis c’est vrai, on attendait que Pierre Rosanvallon prenne à bras le corps les enjeux qui taraudent cette histoire – pour le coup son histoire étant donné la place politique et intellectuelle qu’il y occupe. Hélas, la rapidité avec laquelle il en traite laisse parfois, outre un goût amer, une surprise devant des raccourcis de vocabulaire et de pensée.
Mais ouvrons-la, cette discussion…
Et d’abord pour revenir au titre, Notre histoire intellectuelle et politique : si beaucoup de lectrices et lecteurs ne se reconnaîtront pas dans ce « nous », on comprend là que Pierre Rosanvallon n’ait pas d’entrée de jeu assumé son « je ». C’est pourtant principalement un parcours autobiographique que cet opus propose, certes disséminé dans une histoire plus vaste, aux contours bien voire très connus. L’intérêt majeur est donc ce positionnement, une manière de retracer un parcours et des choix, des places et des décisions. Ce n’est pas là un essai d’auto-socio-analyse [1] : le travail de Rosanvallon, de manière générale, est une histoire des idées et des concepts, incarnée dans des pratiques et des procédures, mais peu ancrée dans l’univers social dont ils émergent. Cette fois, l’ancien élève de l’École des Hautes Etudes commerciales devenu secrétaire confédéral de la CFDT puis universitaire parvenu aux sommets de la hiérarchie académique et du prestige afférent – École des Hautes Etudes en sciences sociales et Collège de France – revient sur son parcours mais n’en retrace pas pour autant les linéaments sociaux, familiaux ou de réseaux.
En revanche, dans la première partie intitulée « Enthousiasmes et explorations », il évoque ses lectures dans une période marquée par l’anti-impérialisme (Fanon, Césaire, Memmi), sa lecture de Marx (les Manuscrits de 1844 et les Grundrisse surtout), sa fréquentation amicale et intellectuelle de Cornélius Castoriadis, André Gorz et Ivan Illich ou encore, comme le souligne un intertitre, « [sa] rencontre avec Michel Foucault ». C’est certainement subjectif, et de surcroît certainement lié à ces années d’après 68 marquées justement par les « enthousiasmes », mais cette première partie apparaît la plus stimulante, au gré d’une période passionnante. Cet élève d’HEC qui lit Marx et Lefebvre fait son stage de Grande École sur une chaîne de montage automobile (celle des 4L chez Renault, à l’été 1967), non sans lucidité sur ce que les dirigeants peuvent attendre de tels stages : la « prétention à connaître la réalité aussi bien que l’ouvrier » et un « management plus efficace ». À 21 ans, Pierre Rosanvallon devient secrétaire confédéral de la CFDT et conseiller d’Edmond Maire. Le travail d’élaboration politique y est foisonnant, avec les écoles normales ouvrières ou la revue Faire que dirige Patrick Viveret. On lui sait gré de noter que les syndicalistes de son entourage sont bel et bien « de vrais intellectuels » – le mot n’est alors pas laissé à la seule désignation d’un petit milieu académique ou médiatique.
Le cœur de la réflexion dans cette partie est, comme de bien entendu, l’autogestion. On connaît son histoire grâce aux abondants travaux de Frank Georgi sur la question2 ; sans comprendre tout à fait pourquoi ils ne sont jamais cités, on identifie évidemment le rôle important joué par Pierre Rosanvallon dans sa mise en forme théorique. L’effervescence programmatique et politique du moment voit exhumer les propositions de marxistes libertaires et/ou conseillistes comme Anton Pannekoek et Max Adler, et les ouvrages de Rosa Luxemburg. Pierre Rosanvallon reprend ici sa distinction forgée dans L’Âge de l’autogestion (1976) sur les trois attributs constituants de la propriété : usus (droit d’utiliser la chose), fructus (droit d’en percevoir les revenus), abusus (droit d’en disposer et de l’aliéner). Il pense alors la « dépropriation » « qui visait à une reproblématisation de l’idée de propriété collective » ; mais la notion hélas disparaît trop rapidement dans ces pages. Surtout, il est un flottement majeur au sujet de l’autogestion, une absence de définition qui laisse la notion échapper à son cadre sociopolitique initial ; ce manque décisif finit non seulement par la faire dériver tous azimuts mais encore par la retourner en son contraire. Comme on le voit amplement dans les discussions menées au sein des comités de grève et comités d’action en Mai-Juin 1968, l’autogestion suppose de sortir des rapports sociaux de production tels qu’ils s’imposent dans le salariat au fondement du capitalisme. Celles et ceux qui défendent l’autogestion, notamment au cœur des occupations, insistent sur la nécessité de rompre avec la mise en concurrence et le rapport d’exploitation salarial. Se donner cette perspective est d’autant plus fondamental que le pouvoir ressort de ses cartons l’idée de participation, sous forme de primes et d’intéressement, soit la cogestion. Et évidemment, non seulement ça n’a rien à voir mais c’est même l’inverse de l’espérance autogestionnaire. La cogestion, son nom ne l’indique que trop bien, est une manière de faire accepter le mode de production, entériner et valider par les salarié.es convié.es ainsi à faire corps avec leur entreprise et ses résultats. C’est aussi et bien sûr une façon de contrer l’antagonisme social et la conflictualité de classes. C’est donc une machine à adhérer, radicalement éloignée de la rupture autogestionnaire dont témoignent en esquisse les occupations de 68 puis des expériences similaires en Belgique, en Italie et en Argentine au cours des années suivantes. Or, Pierre Rosanvallon ne s’arrête pas sur cet ancrage pourtant essentiel. Il évoque « l’intervention des salariés sur leurs conditions de travail et la marche des entreprises » comme un « approfondissement » et une « concrétisation » de l’idée. Sans adopter ici une vision téléologique et fataliste, ce qui pourrait apparaître comme un glissement sémantique est en réalité un retournement politique, puisqu’il abandonne toute perspective de rupture radicale au profit d’un accompagnement de la logique du capital. Le ver était-il dans le fruit ?
En tout cas, cette sorte de perversion de la perspective – au sens strict d’un détournement – est corroborée par l’introduction subreptice d’un champ lexical auquel puisera très largement dans les années suivantes la gauche au pouvoir : celui de l’entreprise. Dans Pour une nouvelle culture politique (1977), Pierre Rosanvallon et Patrick Viveret croient utile de présenter désormais « le militant » comme un « entrepreneur ». P. Rosanvallon y revient aujourd’hui à la manière d’une évidence, sans s’interroger sur ce que ce terme et avant tout la réalité qu’il désigne viennent briser. Le mot renvoie simplement selon lui à une « force sociale porteuse d’innovation ». C’est encore une fois le rapport salarial, dissymétrique, hiérarchique et inégalitaire qui disparaît sous le boisseau des mots nouveaux ou resurgis pour les transposer et les imposer. Dans de tels discours, « l’entreprise » forme une totalité, sans plus de distinction entre ses dirigeants et ses employés. En 1981, Jean Riboud, le PDG de Schlumberger, explique qu’« il appartient à la gauche de libérer l’esprit d’entreprise et les entrepreneurs, de révolutionner les mentalités dans ce domaine. Et cela, la droite ne pouvait pas le faire, seule la gauche le peut ». Dans le magazine Challenge, en décembre 1983, François Mitterrand en appelle à la « redécouverte de l’entreprise » ; Laurent Fabius assimile entreprise et modernité. Cette alliance ne va dès lors plus vraiment cesser au sommet du Parti socialiste et éclaire les expressions réitérées de Dominique Strauss-Kahn soucieux de « réconcilier les Français avec l’entreprise » ou de François Hollande qui indique en 2008 avoir « besoin d’un patronat fort » pour « moderniser l’espace social et l’entreprise ». En 2012, le ministre de l’Économie Pierre Moscovici réaffirme, pour qui en douterait, que « la culture d’entreprise n’est pas de droite ». On sait ce qu’il en est avec Emmanuel Macron et la célébration des auto-entrepreneurs, de Deliveroo à Uber. C’est désormais dans les écoles, les collèges et les lycées que s’enseigne l’« esprit d’entreprise », au moyen d’accords, de conventions et de multiples partenariats public-privés passés par le ministère de l’Éducation nationale et par le biais d’associations qui pénètrent dans le système scolaire, telle Entreprendre pour Apprendre3…
Évidemment, ce nouveau langage s’impose en proportion de ce que Pierre Rosanvallon appelle « les rendements décroissants du marxisme ». A l’aube des années 1980, le marxisme se démonétise et l’auteur – « entrepreneur intellectuel » donc – en prend acte pour aller cueillir d’autres fleurs, au rendement pour sa part croissant. Vient alors ce que la deuxième partie nomme « Le temps du piétinement ». On y retrouve la métaphore de saison gelée déjà utilisée par Félix Guattari dans Les Années d’hiver : c’est une « bise glacée », « comme si les membres s’étaient retrouvés peu à peu engourdis par un froid insidieux ». Mais tandis que Guattari se met en ce temps-là à distance d’une « gauche de gouvernement » dans laquelle il ne se reconnaît pas, Pierre Rosanvallon en est partie prenante. Pourtant ou pour cette raison même, les pages consacrées à cette phase laissent la lectrice ou le lecteur sur sa faim. Pierre Rosanvallon décrit un « essoufflement », un « sommeil » qui tombe, mais on ne sait pas d’où. Il n’analyse pas les dispositifs économiques, politiques et intellectuels qui conditionnent cette supposée léthargie. C’est « la société » qui « semble s’être mise avec désenchantement à l’école des faits ». La société a bon dos, il est vrai, ainsi essentialisée. A côté d’elle, il y a aussi « chacun » : « Chacun se sent plus réaliste et patauge le front bas et à contrecœur dans la glaise épaisse des contraintes ». Ces images boueuses ne permettent pas néanmoins d’identifier des actions et des responsabilités, comme si point n’était besoin d’adopter une analyse un tant soit peu et socialement différenciée. Nous avons simplement affaire à un « consentement aigri », qui plane, déconnecté du monde social ou plus encore englué en lui.
Pierre Rosanvallon a raison de ne pas faire de 1983 le « tournant » qu’on lui attribue trop souvent. Le changement de politique s’amorce à l’automne 1981, opérant le basculement d’une relance néokeynésienne vers une politique de l’offre centrée sur la rigueur budgétaire et monétaire, la priorité donnée aux entreprises et aux investissements. Dans les entreprises nationalisées, comme le spécifie alors Jacques Delors, les salariés doivent se faire les acteurs des gains de productivité, de la compétitivité accrue et des profits restaurés. Mais ce n’est pas ce changement que récuse Pierre Rosanvallon. Au contraire, il assure avoir été et continue d’être un partisan de sa supposée nécessité. Le seul reproche qu’il adresse aux gouvernements de l’époque, c’est de n’avoir pas explicité cette nouvelle matrice : « la gauche au pouvoir ne s’est pas expliquée » et aurait fait preuve « d’un silence embarrassé ». Ce n’est pourtant pas exact et les représentants de ces gouvernements ont endossé non seulement la « rigueur », mais encore le ralliement général au marché – dont Pierre Bérégovoy déclare alors qu’il n’est « ni de droite ni de gauche ». La formulation et la formalisation de ce nouveau positionnement s’assortissent des politiques que l’on sait.
Durant cette période, Pierre Rosanvallon écrit dans Le Nouvel Observateur, Le Matin de Paris et Libération. C’est un maître à penser. Il revient sur le « séminaire informel » qui, au début des années 1980, réunit à l’EHESS Claude Lefort, Cornélius Castoriadis, Krzysztof Pomian, Pierre Nora, François Furet, Bernard Manin, Pierre Manent, Marcel Gauchet et lui-même, aréopage dont les divergences politiques sont gommées sous les « analyses convergentes de la conjoncture intellectuelle ». Dans ce sillon, on attend d’en apprendre plus sur la Fondation Saint-Simon où se retrouvent des essayistes sous l’égide de François Furet, des journalistes – Anne Sinclair, Christine Ockrent, Serge July, Laurent Joffrin, Franz-Olivier Giesbert –, des représentants de la finance – Alain Minc, ex-directeur financier de Saint-Gobain –, des patrons – Roger Fauroux, PDG de Saint-Gobain, Antoine Riboud, PDG de Danone4… Mais on n’en saura presque rien. Pierre Rosanvallon n’entre pas dans les discussions qui y sont menées ni dans la perspective politique qui y est tracée, ou si peu. Il n’a, a posteriori, qu’une critique à lui adresser : elle était trop old school, « queue de comète d’un réformisme du passé ». Il y a une forme d’aveuglement social à ne pas percevoir l’entre-soi d’une élite formée par des patrons et quelques intellectuels au sein de ce think tank destiné à accroître la compétitivité économique et pour ce faire à théoriser les nouvelles alliances de la société et du marché. Rosanvallon le reconnaît lui-même, il ne le mesure pas et déclare tout bonnement, alors qu’il en a été secrétaire général : « l’animation intellectuelle de l’institution n’était qu’une activité secondaire pour moi, ne m’occupant que trois demi-journées par semaine »… Mais, comme le dirait Frédéric Lordon, « on n’est cependant pas forcé d’acheter comptant l’histoire que les institutions de pouvoir écrivent aimablement à propos d’elles-mêmes »5. La Fondation reçoit les dons généreux d’institutions et d’entreprises nombreuses, l’équivalent de 300 000 euros versés par la Caisse des dépôts, Suez, Publicis, la Sema, le Crédit local de France, la banque Wormser, Saint-Gobain, BSN Gervais-Danone, MK2 Productions, Cap Gemini Sogeti…
Pour éclairer la fin de l’expérience, il explique avoir été ébranlé en 1995, quand l’un des membres éminents de la Fondation en la personne d’Alain Minc a soutenu la candidature d’Edouard Balladur au lieu de se tourner vers Jacques Delors. C’est pourtant trop peu se pencher sur le rôle politique joué alors par Delors, depuis le début des années 1980, quand il entend mener la « bataille économique joyeuse et sauvage », soutient qu’« une société progresse aussi grâce à ses inégalités », assure que le « tabou de la protection sociale absolue et pour tous » doit être enfin brisé et certifie qu’il est des « réalités aussi souveraines et immuables que les étoiles dans la nuit » : la compétition, l’entreprise et le marché ; « c’est la gauche au pouvoir, au prix d’une stupéfiante et cruelle révolution, qui rétablira les profits »6. « Personne n’a oublié que nous avons obtenu la suppression de l’indexation des salaires [sur les prix] sans une grève », rappellera encore Jacques Delors. Quant à Michel Rocard, autre pilier de la culture politique dans laquelle se reconnaît Pierre Rosanvallon, son gouvernement est crédité d’un « bilan des plus honnêtes fidèle à l’esprit des années 1970 ». Pourtant, là aussi, comment ne pas repérer le renversement opéré ? L’instauration du revenu minimum d’insertion (RMI) ne suffira pas à le masquer, d’autant que les moins de 25 ans, les plus touchés par le sous-emploi, n’en bénéficient pas. Quant à la contribution sociale généralisée (CSG), présentée comme une avancée sociale, rappelons que cet impôt remplace alors une partie des cotisations à la Sécurité sociale et pèse sur tous les foyers fiscaux sans progressivité aucune. Ou bien « l’esprit des années 1970 » serait-il davantage ici celui de Raymond Barre ? A l’époque, nombre d’observateurs n’hésitent pas à qualifier le gouvernement Rocard de « barrisme économique » mêlant politique budgétaire sévère et relance des investissements. Ce monétarisme encourage les marchés financiers tandis que la fiscalité favorise les entreprises. Les grèves chez les infirmières des hôpitaux publics, à la poste, à la SNCF, à la RATP et à Air France sont qualifiées par Rocard d’« entreprises de démolition de l’économie nationale ». Pierre Rosanvallon ne rend pas compte cependant de la conflictualité et des mouvements sociaux.
Il ne fait qu’une exception pour cette longue période de cinquante ans : la grande grève de 1995. Mais c’est pour ne la voir que négativement et lui faire un procès en manque de projet : « [ce mouvement] n’a pas fait surgir d’idées neuves, n’a pas constitué une étape dans la longue histoire de l’émancipation des hommes et des femmes, ne s’est lié à la formation d’aucune utopie ». Constat-couperet… Certes, c’est un mouvement défensif, qui vise à préserver des acquis sociaux, comme la Sécurité sociale et les régimes de retraite. Durant ces années 1980 et 1990, il est certain que les forces d’opposition au rouleau compresseur des contre-réformes composent ce que Rosanvallon nomme une « gauche de résistance » – pour lui reprocher de n’être que cela. Il va jusqu’à évoquer une « démocratie de rejet », une simple posture. Et de comparer furtivement le « cheminot luttant pour le maintien de sa retraite à 52 ans » et le « travailleur social sous-payé se dévouant corps et âme à sa mission », quand les opposants aux contre-réformes Juppé les rapprochent dans un mouvement de solidarité. Cette chanson-là, on la connaît. Au lieu de regarder l’essentiel des inégalités sociales, de revenus et de fortunes, inégalités pourtant vertigineuses, elle consiste à diviser le monde du travail entre salarié.es à statuts et salarié.es précarisé.es, en particulier les agents du secteur public et les salarié.es du privé. C’est un discours sur les supposés privilégiés, accusés de « corporatisme », mot fameux et mot insidieux que ne manque pas d’employer le professeur au Collège de France. On se souvient que Pierre Rosanvallon a soutenu publiquement le plan Juppé ; on pensait sincèrement qu’il reviendrait en détail sur cette période, dans la troisième partie consacrée à « Un nouveau tournant intellectuel et politique ». Il nous dit surtout qu’il faisait bon voisiner avec d’autres signataires de la tribune en faveur du « plan Juppé-Notat » comme l’ont appelé ses détracteurs en mentionnant la dirigeante de la CFDT, avant de citer Robert Castel, Daniel Defert, Vincent Descombes, Jacques Le Goff, Michelle Perrot, Paul Ricœur, Laurent Schwartz, Alain Touraine et Paul Veyne.
La grève interprofessionnelle de 1995, on le sait pourtant bien, a marqué un grand tournant dans l’histoire des mouvements sociaux et planté la butte-témoin d’un autre retournement : beaucoup ont cessé désormais d’accepter la violence des attaques sociales comme si elle allait de soi. Amorce d’une période marquée par l’altermondialisme et le renouveau des luttes sociales, elle a aussi ouvert une forte interrogation sur le « néolibéralisme ». Or, Pierre Rosanvallon adresse un autre reproche à ces mouvements : celui d’utiliser le « néolibéralisme » comme un « mot caoutchouc ». Rosanvallon a raison : « le terme de capitalisme [a] été secondarisé dans la critique sociale ». À cette période où il était encore si difficile de ramer à contre-courant après quelque quinze ans de glorification médiatique en faveur des entreprises et du marché, où les mots de « capital » et « capitalisme » étaient devenus tabous, où la lutte sociale était vouée aux gémonies – comme dans La République du centre (1988) coécrite par Rosanvallon, Julliard et Furet, livre que l’auteur ne mentionne pas –, il fallait retrouver des forces pour s’opposer à ce qui arrivait. Il n’en va plus de même aujourd’hui. Mais, en sa dernière partie, « Les tâches du présent », l’ouvrage ne tient pas compte des foisonnantes élaborations qui ont vu le capitalisme remis sur le métier de la critique et le néolibéralisme pensé comme une phase avancée de ce système, qu’on utilise ou pas ce terme.
Pour suivre Jacques Rancière sur ce point essentiel, « nous sommes parvenus au terme d’une grande offensive, que certains appellent néolibérale, et que je nommerais plutôt l’offensive du capitalisme absolu, qui tend à la privatisation absolue de tous les rapports sociaux et à la destruction des espaces collectifs où deux mondes s’affrontaient ». Il est de ce point de vue aberrant – en termes strictement intellectuels, mais l’on en comprend les raisons politiques – que des auteurs ne fassent l’objet dans cette « histoire » d’aucune mention, comme Moshe Postone, David Harvey, Wendy Brown, Frédéric Lordon, Jérôme Baschet et Jacques Rancière lui-même, ou seulement d’une note désinvolte, comme Eve Chiapello et Luc Boltanski, ou encore Pierre Dardot et Christian Laval, ces derniers évoqués seulement parce qu’ils n’auraient pas compris Foucault. Plus largement, les luttes sociales ont fait émerger des théories accompagnées de pratiques – et des pratiques accompagnées de théories – sur la phase néolibérale du capitalisme. L’humain tout entier y devient un capital dans la logique néo-managériale. Pierre Rosanvallon admet que l’« imputation individualisée des résultats » peut « accentuer la pression psychologique sur les individus ». Mais il en souligne surtout les effets selon lui positifs, le travail étant rendu « plus intéressant en accroissant les responsabilités et l’autonomie d’un grand nombre de personnes » – comme si la pratique renouait avec l’autogestion jadis désirée. Pourtant, ces dispositifs aiguisent la concurrence et les rivalités, défait les solidarités par l’individualisation des salaires et des carrières. Les indicateurs de performance, les objectifs quantifiés et les procédures d’évaluation accentuent l’isolement des salarié.es face aux résultats qu’elles et ils doivent assumer. On sait aussi, mais l’ouvrage de Rosanvallon ne s’arrête pas sur les modes de production, que ces formes de management accompagnent un « productivisme réactif » où le temps, instrument de rentabilité, est adapté aux donneurs d’ordres et aux clients : c’est un juste-à-temps, sans attente et sans stock, conforme à ce que Jens Thoemmes a appelé « le temps des marchés »7. Rien n’est dit non plus sur la flexibilité et la précarité qui en est devenue la matrice, ni sur l’individualisation des conditions et relations de travail, aux sources d’angoisses graves allant parfois jusqu’au suicide.
Pierre Rosanvallon a néanmoins des passages intéressants sur la complexité de l’individualisme. Il ferraille contre ceux dont il était autrefois proche, tel Marcel Gauchet. Les pages qui lui sont consacrées sont subtiles. Elles montrent combien Gauchet « module son langage en fonction de son auditoire », ce qui le rend « plus difficile à cerner » qu’un Finkielkraut dont les imprécations sont similaires sur le fond mais d’un autre style, « imprécateur » et dès lors « outrancier ». Marcel Gauchet quant à lui sait se faire « philosophiquement socialiste à la Fondation Jean-Jaurès, conservateur iconoclaste au Point », « allant au bout de ses idées » dans Causeur. On a bien compris, depuis Le Rappel à l’ordre de Daniel Lindenberg (2002) que Pierre Rosanvallon avait édité, combien ce dernier s’est éloigné de la constellation Gauchet sur la question des droits de l’homme et de l’individu en particulier. Il souligne à juste titre que la valorisation de singularités ne porte « pas une tendance à la distanciation de l’individu vis-à-vis de la société (au sens d’un individualisme de repli, séparateur), mais fonde plutôt l’attente d’une réciprocité, d’une reconnaissance mutuelle ». Pour autant, on ne saisit pas bien sur quels fondements empiriques s’appuient ses affirmations sur le rapport entre existences individuelles et conditions sociales. « Les individus sont dorénavant plus déterminés par leur histoire que par leur condition », explique Rosanvallon, qui y revient : « les individus sont dorénavant autant déterminés par leur histoire personnelle que par leur condition sociale ». « Plus » ou « autant » ? Comment savoir ? Où se situe l’historicité du « dorénavant » ? Ces « individus »-là semblent décidément un peu trop abstraits.
Quant au ton général, on remarque au fil de ces quatre cents pages le retour régulier d’un vocabulaire disqualifiant pour désigner tour à tour les aspirations révolutionnaires, les luttes sociales et syndicales ou encore les oppositions aux contre-réformes : ce ne seraient qu’« éléments de langage », « crédos », « rhétorique », « vulgate » voire « catéchisme ». En revanche, un Michel Rocard est classiquement loué pour son « parler vrai » – lorsqu’il explique notamment qu’est « venue l’heure de la rigueur socialiste, celle de l’équilibre économique et l’imagination sociale » – et Lionel Jospin pour son « courage » quand il se sert de formules telles que « Je préfère affronter les impatiences que provoquer les regrets » – formules qui semblent pour le coup se couler dans le moule apprêté des « éléments de langage » répandus dans les milieux où le « courage » est d’asséner des mesures dont les victimes n’ont rien à voir avec eux.
Fondamentalement, le capitalisme est le grand absent de cette histoire et de cette analyse. Par bribes dans le livre, l’auteur fait le reproche à certains courants – le CERES durant les années 1980, l’antilibéralisme des décennies suivantes – d’en avoir abandonné la critique. C’est un peu fort de café quand on pense à la fonction qu’a occupée Pierre Rosanvallon dans la diffusion médiatique et intellectuelle non seulement d’une résignation à la logique du marché mais encore d’une adhésion aux formes de sa « modernisation ». Certes, désormais, on pourrait lui en donner quitus s’il l’abordait lui-même à pleins bras. Ce n’est pas le cas. Le capitalisme n’est ici presque pas évoqué et certainement pas saisi comme un rapport social de production, dans sa logique de toujours-plus – d’extensions, de profits, de marché –, dans son principe d’accumulation mais aussi de destruction. Quoi que l’on pense à ce sujet, une telle histoire aurait exigé d’être sérieusement traitée. Une absence de taille, immense quand on y pense, s’impose dans ce sillage : le pillage des ressources naturelles, la dégradation des écosystèmes et le changement climatique. Cette histoire se mène ainsi sans référence aux questions socio-écologiques : inégalités environnementales, industrialisation de l’agriculture, surexploitation des ressources, mais aussi résistances paysannes, mouvement anti-OGM, luttes territoriales contre les grands projets inutiles… Une telle indifférence à ces enjeux cruciaux rappelle combien de nombreuses figures intellectuelles ont longtemps contribué – et contribuent encore – à les rendre secondaires ou invisibles.
Dans ces conditions, on voit mal se dessiner la perspective nouvelle qui porterait le nom d’émancipation. Mais Pierre Rosanvallon nous l’annonce pour terminer : un Traité sur le sujet est en préparation. Formons alors le vœu que les discussions suscitées par Notre histoire intellectuelle et politique en nourrissent quelque peu l’horizon.
Ludivine Bantigny
Références
1. Voir à ce sujet Christophe Gaubert, « Genèse sociale de Pierre Rosanvallon en “intellectuel de proposition’’ », Agone. Histoire, politique & sociologie, n° 41-42, 2009, p. 123-147.
2. Cf. Frank Georgi (dir.), Autogestion. La dernière utopie ?, Paris, Publications de la Sorbonne, 2003 et L’Autogestion en chantier. Les gauches françaises et le « modèle yougoslave » (1948-1991), Nancy, L’Arbre bleu, 2018.
3. Cf. Lucie Tanguy, « enseigner l’esprit d’entreprise à l’école », The Conversation, 25 octobre 2016 http://theconversation.com/enseigner-lesprit-dentreprise-a-lecole-66796
4. Laurent Bonelli, « Ces architectes en France du social-libéralisme », Manière de voir, n° 72, décembre 2003-janvier 2004 ; François Cusset, La Décennie. Le grand cauchemar des années 1980, Paris, La Découverte, 2006.
5. Frédéric Lordon, « Les évitements visibles du “Parlement des invisibles’’ », Le Monde diplomatique, 7 février 2014, https://blog.mondediplo.net/2014-02-07-Les-evitements-visibles-du-Parlement-des
6. Philippe Alexandre et Jacques Delors, En sortir ou pas, Paris, Grasset, 1985 cité in Bruno Amable et Stefano Palombarini, L’Illusion du bloc bourgeois. Alliances sociales et avenir du modèle français, Paris, Raisons d’agir, 2017, p. 71-73.
7. Cf. Jens Thoemmes, Vers la fin du temps de travail ?, Paris, PUF, 2000.