Le verdict. Dessin de Claire Robert. © Claire Robert
Les 46 audiences de ce procès avaient permis de regarder en détail ce qui s’est déroulé pendant les années 2006 à 2010 dans la machine managériale d’une société du Cac 40. Tous les dispositifs furent mis à nu, les plans Next et Act, les parts variables, les discours à l’Acsed, les formations de l’école de management, les alertes des médecins du travail, des CHSCT et du CNHSCT, les présentations de diapositives sur les objectifs de – 22 000 salariés, les outils de pression, les « espaces développement », etc. Celles et ceux qui auront suivi ces longues audiences précises et détaillées ont pu voir la mécanique totale et globale à l’œuvre pour faire partir « par la porte ou par la fenêtre » plus de 22 000 salariés en 3 ans.
Ces audiences auront aussi permis de donner corps à celles et ceux qui ont subi, directement ou indirectement, et qui pour beaucoup restent profondément marqués dans leur intégrité par les méthodes brutales auxquelles ils furent confrontés. Parties civiles ou témoins ont pu dire leur vérité devant le tribunal et devant les prévenus.
Face à cette vérité, les prévenus n’auront livré que leur novlangue où l’euphémisme succède à la brutalité des mots pour continuer à esquiver leurs responsabilités et tenter de faire croire à la fable des « grands sauveurs de l’entreprise ». Ce n’est guère que sur leur propre sort qu’ils furent brièvement émus.
Ils furent là à toutes les audiences, en rang serré avec leur bataillons d’avocats qui débordait dans la salle dans une stratégie de défense collective qui fit dire au procureure qu’ils étaient « en bande organisée ». Pendant 41 jours, ce procès aura permis symboliquement de séquestrer plusieurs patrons avec le soutien de la police et de la justice…
Le délibéré a été rendu ce 20 décembre. Comme l’avait exprimé l’un de nos avocats, Jean-Paul Tessonnière, dans sa plaidoirie : « Le droit pénal a une fonction répressive et une fonction expressive. Il doit exprimer les interdits majeurs d’une société. La question que vous devez vous poser est simple, presque enfantine : est-ce que c’était interdit ? On attend de ce jugement qu’il indique que ce qui s’est passé à France Télécom doit être rangé parmi ces interdits majeurs. »
Le verdict prononcé à l’égard des prévenus est en effet exemplaire car il indique bien de manière claire un interdit majeur. En condamnant Didier Lombard, Louis Pierre Wenes et Didier Barberot à 1 année de prison, dont 8 mois avec sursis et 15 000 €..d’amendes, Nathalie Boulanger , Guy Patrick Cherouvrier, Brigitte Dumont et Jacques Moulin comme complices à 4 mois de prison avec sursis et .5000 €.d’amendes et, enfin la société France Télécom à 75 000.d’amendes. Au niveau civil, les condamnés devront verser plus de 5 millions d’€.
Pour l’union syndicale Solidaires qui s’était porté partie civile, la question centrale de ce procès n’était pas celle de la réparation ou de l’indemnisation mais bien celle de la condamnation de ces méthodes mortifères car nous devons les interdire, comme le fut en son temps l’amiante. Ce qui s’est passé dans cette entreprise et continue à se passer ailleurs concerne l’ensemble du monde du travail et cela doit cesser. Le jugement prononcé ce jour est un pas majeur dans la lutte contre les méthodes mortifères du capitalisme.
19 décembre 2019
Éric Beynel
Aucun geste n’est vain
Vendredi 28 juin 2019 se déroulait au palais de justice de la porte de Clichy la trente deuxième audience du procès en correctionnel de France télécom et de sept de ses anciens dirigeants. Eric Beynel porte-parole de l’union syndicale Solidaires, seule organisation syndicale interprofessionnelle à s’être portée partie civile, était appelé. Voici le texte de l’intervention.
Ce n’est pas anodin d’être ici et d’y prendre la parole. En tant que porte parole je devrai y être habitué mais ce que cette parole porte ou va tenter de porter aujourd’hui, j’en mesure la force et le symbole. Cette nécessité est renforcée par une présence et une écoute depuis le 6 mai sur les bancs des parties civiles. Être à la hauteur pour celles et ceux qui ont joué leur vie, pour celles et ceux qui l’ont perdu, pour celles et ceux qui ont eu le courage de venir se mettre à nu dans cette enceinte parce qu’ils pensent parfois ne plus avoir rien à perdre pour avoir selon eux déjà beaucoup perdu. Mais en fait ils affrontent eux la vérité, ils ne se cachent ni derrière des mots, ni derrière une posture. Ils sont juste humains et, comme on me l’a soufflé à l’oreille il y a quelques jours, ce sont des héros.
Il y a un faisceau de raisons à ce que Solidaires intervienne aujourd’hui en tant que partie civile à ce procès correctionnel. Avant de les expliciter quelques mots sur la langue, sur les mots justement. C’est un sujet qui est revenu souvent tout au long des audiences. Pour les prévenus, la langue des syndicalistes semblent souvent être une langue inconnue, pas exotique mais cependant lointaine, presque souterraine. On lit parfois des tracts, on entend des déclarations dans des instances et on ne les comprend pas, surtout on ne les écoute pas. C’est étrange, ce refus dans ce lieu où le verbe semble essentiel. Le tribunal à l’ouverture du procès disait vouloir comprendre. C’est en effet indispensable. Et cela passe par la langue, les langues. Y compris celle utilisée par la direction de France télécom. Quelques exemples. Il y a ces termes qui semblent presque tordus, martyrisés comme « professionnaliser » quand il s’agit de s’adresser à des salarié-es avec une expérience de 20, 30 ans. Mais aussi cette expression, parmi beaucoup d’autres, presque une formule magique, un mantra : « impulser une déstabilisation positive pour les populations sédentaires ». On cherche aussi à comprendre, c’est important, ce que peut bien signifier cette phrase, souvent répétée : « on ne pouvait pas laisser des gens sur des chaises vides ». Enfin, il y a tous ces mots brutaux, comme on lâcherait ses poings, à l’Acsed ou ailleurs. Une politique d’entreprise c’est bien souvent des mots.
Mais revenons à nos raisons d’être à cette barre et essayons donc d’être compréhensible.
La première d’entre elle, évidente, c’est de marquer le soutien plein et entier de notre organisation interprofessionnelle à l’action engagée il y a presque dix ans par la fédération Sud PTT lorsqu’elle a déposé sa plainte. C’était un acte d’une grande force car le chemin du tribunal est rarement le choix le plus aisé pour mener nos combats. Il demande du temps, il peut être amer quand des qualifications ne sont pas retenues et ne sont plus à la hauteur des préjudices. Nous savons tous, et plus encore ici dans cette salle d’audience, que bien souvent les faits précèdent le droit. La loi est le socle sur lequel nous construisons avec patience et opiniâtreté nos limites communes. Comme l’écrivait Robert Penn Warren dans Tous les hommes du roi.« La loi est toujours trop courte ou trop serrée pour une humanité en pleine expansion. » Il écrivait aussi dans le même livre : « La loi, c’est une couverture pour une personne dans un lit deux places où sont couchés trois types par une nuit glaciale. » En effet, il nous reste beaucoup de chemin à accomplir avant de parvenir à des modes d’organisations du travail qui ne soient plus pathogènes mais, grâce à des organisations syndicales, grâce à des militants et militantes, comme Patrick, Isabelle, Pascal, Olivier, et bien d’autres, nous avons pris la route et commencé le voyage. Il n’est pas anodin que devant ce tribunal l’ensemble des organisations syndicales, avec leurs différences, soient unies car nous touchons dans ce procès à l’essentiel, l’organisation du travail, domaine qui reste à la seule responsabilité de l’employeur.
La seconde, elle se noue dans des histoires particulières, singulières qui s’accumulent et donnent à voir une histoire plus générale. C’est, pour moi, une première rencontre en 2004, 2005, hors période de prévention donc, avec une fonctionnaire de France télécom qui arrive au ministère des finances en « mobilité » sur mon lieu de travail. Elle me parle longuement de ce qui se passe là bas, comme elle dit. Elle y a gardé beaucoup d’ami-es, de collègues et m’en reparlera souvent dans les années qui suivront avec toujours et de plus en plus la conviction d’avoir échappé au pire, de s’en être sortie. Mais aussi l’inquiétude que là où elle est arrivée cela puisse recommencer. Cette « satisfaction » après une « mobilité » si souvent vantée ici, c’est en définitive celle que vous avez quand vous venez d’éviter le pire...
C’est, aussi, un ami de jeunesse, qui travaille à France télécom pendant la période de prévention, il y travaille aussi avant et après, dans et à proximité des espaces développement. Il se pose beaucoup de questions sur ce qu’il voit, sur ce qu’il fait, il en souffre tant cela percute son éthique et il est marqué par ce qui se passe autour de lui, dépression, démission, suicides, et qui résonne. La question de partir se pose. Aujourd’hui il veut oublier, ne plus en parler.
C’est, autre espace, la préparation d’un congrès de Solidaires en 2008 au cours duquel avec Sud PTT et d’autres, nous rédigeons et portons au débat un texte d’actualité sur la souffrance au travail et l’organisation du travail. Mon syndicat d’alors, comme d’autres, travaille et agit sur ces sujets. Nous sommes en juin 2008 et nous affirmons dans ce texte : « à l’origine de la souffrance au travail il n’y a pas de causes individuelles mais une organisation du travail pensée, conçue rationnellement, et générant une dégradation constante des conditions de travail des salariés » Il est voté à l’unanimité et nous décidons de mettre en place un travail et une réflexion interprofessionnelle, une mise en réseau pour comprendre et agir. Je suis élu pour l’animer, ce que j’ai fait depuis.
Un peu plus d’un an plus tard, cela m’amènera au début septembre 2009 à accompagner Sud PTT dans des rencontres au moment de la « crise », par exemple à la DGT avec M Combrexelle. Rassurons tout le monde, nous n’avions pas la même ligne, pas les mêmes mots. Si Solidaires dictait les mots et les notes du ministère du travail, cela se saurait et cela se verrait. Mais, par contre, nous avions alors les mêmes inquiétudes devant ce qui se passe alors et que, pour notre part, nous avions pu voir arriver depuis plusieurs mois. Précisons, si besoin, que si nous avons vu ce qui se passait c’est parce que nous avons pris la peine d’écouter, de lire, d’entendre ce que les salariés et les organisations syndicales de France télecom disaient. Nous avons essayé de comprendre. Les années qui suivront je continuerai à rencontrer dans mon activité syndicale et en dehors des dizaines de salarié-es de cette entreprise, marqué-es par ce qu’ils y ont vécu, comme le tribunal a pu le constater depuis le début de ce procès. Je les ai rencontré à Limoges, Rennes, Rouen, Lille, Chalon, Lyon, Bordeaux avec l’ami Gilbert, Avignon, et dans bien d’autres endroits. Ce qui s’est déroulé alors dans cette entreprise, quoi qu’il arrive désormais, est devenu indélébile, c’est inscrit désormais dans notre histoire collective, il n’y aura pas d’oubli.
La troisième raison, c’est cette action que nous avons commencé à construire depuis 2008 sur ces questions du travail. Ce n’est pas fondamentalement une nouveauté, elle est inscrite dans les racines de l’histoire du mouvement ouvrier comme, par exemple, dans les luttes contre les coups de grisous, contre le phosphore ou l’amiante. A chaque fois, obstinément , il a fallu se battre pour rendre visible ce qui est invisibilisé, volontairement, méthodiquement. Il s’agit, toujours, de faire apparaître la réalité, ce qui a été dissimulé. Pour la mener, cette action, comme l’a fait l’observatoire du stress et des mobilités forcées, il faut chercher à comprendre, il faut s’interroger, il faut aussi s’unir, trouver des alliés dans et hors des entreprises, des scientifiques, des chercheurs, des experts. Il faut se coltiner le monde réel, ses conflits et tensions entre emploi, travail, salaire, environnement pour mettre au cœur de l’action la préservation de l’intégrité et de la dignité humaine. C’est par la multiplication des regards, c’est par la confrontation des idées et des analyses, c’est par la pluridisciplinarité, elle est essentielle, que les effets apparaissent, prennent du relief, s’éclairent et permettent au final de comprendre les causes sur lesquelles agir.
C’est, enfin, une autre raison, le travail. C’est le centre de l’activité syndicale, ce qui lui donne sa légitimité. Dans le travail, l’essentiel ce ne sont pas les mots, ce ne sont pas les chiffres, ce sont les gestes, ce sont les actes, ce sont les faits. Dans le travail s’arbitre les contradictions sociales, les rapports de domination qui doivent pour être régulés quitter la sphère privée et investir le débat public. Dans le travail, il n’y a pas d’actes de désespoir, il y a des cris de colère, il y a derrière des mots, derrière des chiffres, des faits, des conséquences.
Appuyé sur ces raisons, j’aurai voulu vous parler ou vous signaler un certain nombre de choses, parmi les milliers de réflexions, de réactions, d’interrogations qui me sont venus pendant toutes ces années et en suivant les audiences de ce procès. Mais cela ne pourrait être fait que de manière incomplète, parcellaire, insatisfaisante.
J’aurai pu vous parler des retraites, dire que sur ce sujet les réformes, ou prétendus telles, c’est 2003 et 2010, en 2006, il n’y en a pas, pas même en projet, c’est l’élection présidentielle de mai 2007 qui se prépare.
J’aurai pu vous parler aussi de la mobilité des fonctionnaires et de ces « mutations dans l’intérêt du service » qui sont rarement utilisées et le plus souvent sur des motifs disciplinaires.
J’aurai pu aussi vous parler de la loi sur la mobilité des fonctionnaires qui ne sera adoptée qu’à la fin juillet 2009 avec à la fois des facilités pour les employeurs mais aussi des garanties pour les salariés. Il faudrait du temps pour détailler.
J’aurai pu vous faire part de mon étonnement devant ces nombreux dossiers d’agents dont les cas ont été examiné, qui étaient vides ou presque quand ce n’était pas la mauvaise personne. Comment les connaître, les accompagner avec si peu d’éléments ?
J’aurai pu me scandaliser quand on propose aux gens de partir parce qu’ils sont attachés aux valeurs du service public et que, du coup ils ne se retrouveraient plus dans celles de l’entreprise, alors qu’on affirme en même temps vouloir améliorer la qualité de service.
J’aurai pu aborder en détail le rapport Alixio. Quelques mots quand même car c’est significatif. D’abord pour dire quand même qui est Alixio, c’est toujours important de savoir d’où on parle. C’est une société crée et dirigée par Raymond Soubie, qui fut le conseiller social à l’époque du président Sarkozy. Son objet est : « Dans la vie de votre entreprise, vous faites face à de nombreuses transformations. Il vous faut les faire accepter par votre corps social, par votre environnement et mobiliser toutes vos équipes. Alixio vous conseille et vous accompagne tout au long de votre démarche. » Tout est dans le « faire accepter »… Sur le rapport en lui même souligner rapidement son absence de pluridisciplinarité contrairement au rapport Technologia, son cantonnement à la seule psychologie, ses attaques contre le questionnaire alors que celui ci est devenu presque la norme et s ‘appuie sur de nombreux modèles scientifiques. Enfin, et c’est assez significatif du sérieux de ce document. Page 20, au fondement de la critique du questionnaire, il y a un encadré qui définit le biais, c’est un extrait d’un site , dont on peut sérieusement interroger la valeur scientifique, mais prenons quelques instants pour aller voir...Sur la page du site qui contient cet extrait, rien qui ne permette de savoir de qui est cette définition. Les seules références de cette page sur le « biais » mentionnent un certain Stephane Desbrosses, manifestement intéressé par, je cite la note¹ « La détection des émotions humaines chez le saumon atlantique... mort »...Je ne commente pas plus.
J’aurai pu aussi détailler la question de la responsabilité lorsqu’on dirige et organise une entreprise et l’importance de tous les actes pour les salariés. Il n’y pas pas de malchance, il y a une organisation qui est décidée, déterminé,e annoncée et mise en œuvre et elle a des conséquences pour la collectivité de travail. Tout le monde le sait, les prévenus étaient prévenus !
J’aurai pu parler aussi de nombreux autres sujets mais je veux essayer de rster sur l’essentiel et tenter d’être à la hauteur de celles et ceux qui sont venus ici témoigner de leur vécu.
Ce qui se déroule au cours de ce procès ce n’est sans doute pas, et malheureusement, la fin des organisations du travail pathogènes, ce n’est pas non plus juste un mauvais moment à passer qui s’effacera ensuite. Ce qui se dit et se fait dans cette enceinte n’y restera pas confiné et aura des conséquences sur la manière dont est organisé le travail. C’est sans doute un morceau de notre histoire collective dont on ne connaît pas encore aujourd’hui ni la taille, ni l’importance qu’il aura. Mais il est certain qu’il sera essentiel comme le plus petit des rouages. Derrière les milliers de pages et les dizaine d’heures de débats, il y a ces centaines de femmes et d’hommes marqués à jamais et autour, des milliers d’autres qui se reconnaissent en eux. Ce qui aurait pu rester dans le secret et l’invisibilité du fonctionnement d’une entreprise est aujourd’hui mis à nu, disséquer et cela va nous éclairer parce que comprendre c’est essentiel.
Une dernière chose qui me semble importante de retenir c’est que tout ça cela n’existe que grâce aux héros dont je parlais au début. Aucun geste, même petit, n’est vain.
Ps : Sur la petite Boite A Outils de Solidaires [1] de nombreuses personnalités, scientifiques, écrivains, artistes…écrivent, dessinent, filment des compte-rendus jour après jour et relatent l’histoire du procès selon leur point de vue..
29 juin 2019
Eric Beynel