A soixante-douze heures du scrutin, l’élection présidentielle du jeudi 12 décembre a-t-elle basculé à l’heure des chausse-trappes et des coups de poignard ? Le candidat Ali Benflis et son entourage se retrouvent, depuis lundi,
sous les projecteurs de la justice. Dans un communiqué publié dans la soirée, le procureur du tribunal de Birmandreis, à Alger, a annoncé l’arrestation et la mise en détention provisoire d’un membre de la direction de la campagne de l’ancien premier ministre pour « intelligence avec un Etat étranger ».
L’homme, précise un parquet pas avare de détails, aurait aussi aidé le candidat et son épouse dans des démarches bancaires relatives à un compte que détenait le couple dans « l’Etat étranger en question ». A savoir la France, si l’on en croit Ali Benflis, qui a admis dans un communiqué avoir possédé un compte désormais clôturé au Crédit du Nord de Marseille, tout en niant toute qualité de cadre politique à l’accusé, « un technicien du son ».
Après son échec en 2004, qui l’a entraîné dans une traversée du désert d’une décennie avant son retour en 2014 et une nouvelle défaite à la clé, celui que certains qualifiaient de « lièvre » survivra-t-il à ce coup de massue, alors que la dynamique semble être du côté d’Azzedine Mihoubi, le candidat du Rassemblement national démocratique (RND) ? L’opacité passée des opérations électorales incite à la prudence. Même si Alger bruit des habituelles rumeurs sur l’identité du fameux « candidat préféré de l’état-major ».
« Le Hirak va continuer »
Ce nouveau rebondissement vient clôturer provisoirement une campagne électorale improbable, menée à huis clos. Elle aura donné à voir des meetings perturbés, des salles à l’assistance clairsemée, des bureaux de vote murés, l’absence d’affiches électorales ou des panneaux détournés.
Jusqu’aux derniers jours, les candidats se sont efforcés d’éviter les grandes villes et la capitale, où leurs déplacements ont été annoncés à la dernière minute et le public trié en amont. Leur passé – quatre sont d’ex-ministres de Bouteflika – et l’absence de tout débat contradictoire ont réduit le débat public à une unique question : pour ou contre ce scrutin voulu et imposé par l’armée, pressée de revenir à une légalité formelle constitutionnelle ?
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La répression s’est intensifiée. La Ligue algérienne de défense des droits de l’homme a comptabilisé un millier d’arrestations et deux cents placements en détention depuis la fin du printemps.
C’est le fait d’un rejet populaire qui n’a fait que se renforcer. Vendredi, une marée humaine a envahi les rues de la capitale pour exprimer son refus de l’élection dans une démonstration de force comparable, par son ampleur et sa diversité, aux manifestations du printemps.
« Le Hirak [le mouvement populaire de contestation qui agite le pays depuis février] a sa propre force. Ce vote, s’il a lieu, est une étape qui n’entravera pas le mouvement. Ce qu’on veut, c’est le changement de système, le Hirak va continuer. Peut-être sous d’autres formes, mais on ne laissera pas le pouvoir se régénérer », affirmait Abdou, un cadre qui manifestait sur l’avenue El-Khettabi. Prévue pour le lendemain de l’élection, la traditionnelle manifestation du vendredi pourrait bien être avancée le jour du vote.
« Il faut un président »
En face, la machine étatique s’est grippée. Deux manifestations convoquées à Alger en soutien à l’armée et au vote ont peiné à rassembler quelques centaines de personnes, amenées en car depuis plusieurs régions du pays. Certains avaient le verbe haut et l’insulte facile, prompts à traiter les opposants de « traîtres et d’agents de l’étranger ».
Les quelques passants proélection croisés dans les rues de la capitale tiennent pourtant un discours bien plus mesuré. A l’image d’Aya et de Salima, deux quadragénaires discutant à quelques centaines de mètres de la faculté d’Alger, dimanche matin, alors que les échos des sirènes de police et des chants de manifestants remontaient du bas de la rue. Des étudiants improvisaient un sit-in. « Il faut un président, il faut de la stabilité. C’est l’armée qui a sauvé ce pays, ils sont peut-être trop jeunes pour s’en souvenir. S’ils veulent vraiment aider l’Algérie, qu’ils rentrent en cours, qu’ils étudient. »
Des propos bien éloignés des outrances déversées quotidiennement par les militants propouvoir et les déclarations des officiels. Comme si la parole des citoyens lambda désirant voter se trouvait, elle aussi, confisquée par la propagande sans nuances du pouvoir, qui bénéficie du soutien de l’ensemble des grands médias publics et privés.
Dans un tel climat, l’Algérie légitimiste est un angle mort. Au-delà des réseaux clientélistes d’un pouvoir affaibli, combien d’Aya et de Salima iront voter quand on sait que la participation aux précédentes présidentielles avoisinait les 20 %, selon des estimations indépendantes ?
Ahmed Gaïd Salah, le chef et la voix de l’état-major de l’armée, maintient, lui, son refus de tout compromis avec le Hirak. Lundi, il affirmait avoir donné « des instructions fermes » pour sécuriser la journée de vote et « faire face à quiconque [la] perturbera ». Des menaces assorties de la conviction que l’élection « [allait] mener le pays vers une nouvelle phase aux horizons prometteurs ».
Un déni de la réalité ? Cette perception de la situation porte-elle les ingrédients d’une confrontation violente, comme beaucoup le craignent en Algérie ?
« Le pouvoir sait ce qui se passe. Il n’est pas concevable qu’il se trompe vis-à-vis des événements », estime Soufiane Djilali, le président du parti d’opposition Jil Jadid (Nouvelle Génération). « Je pense qu’il y a suffisamment d’informations et de renseignements qui remontent, même au niveau du plus petit village, dans le pays, ajoute-t-il. Ce que traduit le discours politique du pouvoir, c’est qu’il essaie de faire passer au forceps sa solution. Va-t-il réussir à dépasser les obstacles qui sont dressés sur sa route ? On le verra dans quelques jours. » Les jours les plus périlleux que va aborder le pays depuis le mois de février.
Madjid Zerrouky