Après avoir été dépassés par la montée en puissance globale de la Chine suite à la sortie du long isolement de cette dernière, les pays de l’Asean (Association des Nations de l’Asie du Sud-Est), apparaissent en mesure de tirer des avantages de la guerre commerciale entre les Etats-Unis et l’empire du Milieu : ces pays, aux niveaux de développement fort contrastés, se situent dans l’orbite géo-économique de la Chine et certains d’entre eux ont, de longue date, d’étroites relations commerciales ou stratégiques avec les Etats-Unis. Ils se retrouvent dans une position propice, tant géographiquement qu’économiquement, pour profiter d’une situation grosse d’incertitudes. Y compris pour eux-mêmes…
Alors que vient de se conclure à Bangkok, lundi 4 novembre, le sommet de l’Asean auquel ont participé les premiers ministres chinois, indiens et japonais ainsi que le secrétaire au commerce américain Wilbur Ross, l’incertitude reste de mise pour l’économie de l’Asie-Pacifique. Les dix pays membres de l’Asean ont beau s’être « engagés » à signer prochainement le « Partenariat économique régional global » (RCEP) – qui associera six autres pays dont la Chine, le Japon et l’Inde –, ce traité est loin d’être acquis : la Chine est favorable à la constitution de ce qui pourrait devenir la plus grande zone de libre échange de la planète mais l’Inde a refusé d’en faire partie, lundi, au dernier jour du sommet de Bangkok.
Pour l’heure, ce serait donc plutôt vers l’Asean que les têtes se tournent : les dix nations qui la composent, – Birmanie, Thaïlande, Laos, Cambodge, Vietnam, Philippines, Emirat de Bruneï, Malaisie, Singapour, Indonésie – forment un ensemble régional de poids : 650 millions d’habitants pour un PIB régional approchant les 3 000 milliards de dollars. Ces dix pays représentent une force de frappe qui fait de leur Association la quatrième région exportatrice de la planète : des biens de consommation à la chaussure en passant par les disques durs et les semi-conducteurs.
« La hausse des tarifs douaniers américains sur les exportations chinoises force certaines entreprises basées en Chine à se délocaliser. Le sud-est asiatique est prêt à les accueillir à bras ouverts »
« La guerre commerciale sino-américaine, ainsi que l’augmentation des coûts [de travail et de production] en Chine et l’orientation croissante de cette dernière vers son propre marché intérieur, ont remis en lumière l’importance de l’Asie du Sud-Est », estime Pavida Pananond, professeure de commerce international à l’université Thammasat de Bangkok. La raison de ce coup de projecteur est connue : la hausse des tarifs douaniers américains sur les exportations chinoises est en train de forcer certaines entreprises étrangères basées en Chine à se délocaliser. Le sud-est asiatique est prêt à les accueillir à bras ouverts.
« La région est une alternative séduisante en raison de sa proximité avec la Chine, ses coûts de production raisonnables et sa croissance économique », affirme encore Mme Pananond. Qui complète son argumentation en avançant qu’après être devenue une « usine de l’Asie » , l’Asean est en passe d’accéder à un statut supérieur, en raison de la montée en gamme de ses productions à plus haute valeur ajoutée : celui de « marché de l’Asie ».
Déjà, les signes se multiplient qui confirment que l’Asean pourrait bientôt tirer les marrons du feu : la Chambre de commerce américaine en Chine a révélé cette année que 40 % de ses membres ont délocalisé leurs usines manufacturières hors de la République populaire – ou étaient en train d’en envisager la possibilité. Un sondage effectué parmi les patrons de ces mêmes entreprises américaines a montré que pour 40 % d’entre eux, l’Asie du Sud-Est est l’une des options les plus attractives. Un quart d’entre eux ont indiqué avoir déjà fait leur choix pour un pays de l’Asean.
Les pays de l’Asean poussés vers l’union
Dans la région, les Etats n’ont pas tardé à réagir à cette bataille à fleurets de moins en moins mouchetés entre Donald Trump et son homologue chinois Xi Jinping : le gouvernement thaïlandais vient de proposer un ensemble de mesures aux entreprises étrangères désireuses de relocaliser leurs productions dans le royaume. Ces dernières pourront bénéficier d’une réduction de 50 % de l’impôt sur les sociétés pour une période de cinq ans. Seule précondition pour bénéficier de ces avantages : investir au moins 1 milliard de baht thaïlandais (environ 30 millions d’euros) et procéder à cet investissement d’ici à 2021.
Selon Kanit Sangsubhan, secrétaire général du projet Corridor économique oriental (EEC) de Thaïlande, qui pourrait devenir un centre de développement industriel important à l’est du royaume, la guerre commerciale sino-américaine a certes des conséquences négatives pour son pays en ce moment mais, « à moyen terme, la Thaïlande va probablement bénéficier de cette situation ». Qui, selon lui, pourrait aussi pousser les membres de l’Asean à s’unir, l’Association étant notoirement désunie…
Les promesses de gains à moyen ou court terme pour l’Asie du Sud-Est dans le climat commercialement délétère qui prévaut entre les deux géants de la planète doivent cependant être assorties de quelques bémols : si des pays comme le Vietnam ou le Cambodge sont les premiers à en profiter, ils pourraient eux aussi, à plus ou moins brève échéance, être victimes à leur tour de la hausse de leurs propres coûts de production. Alors qu’ils sont loin de posséder la qualité des infrastructures chinoises.
En outre, comme l’analyse le Singapourien Manu Bhaskaran, directeur de Centenial, firme de conseil sur les questions économiques et stratégiques en Asie, « la question n’est pas tant de tirer avantage de cette situation que de tirer le meilleur parti possible d’une mauvaise situation : les guerres commerciales sont mauvaises pour nous, car elles réduisent la part du gâteau. Certes, on va peut-être réussir à obtenir une partie de ce même gâteau grâce aux relocalisations industrielles dans notre région. Mais cela ne sera qu’un prix de consolation ».
Bruno Philip (Bangkok, correspondant en Asie du Sud-Est)