Cinq corps gisent à terre, dissimulés sous des couvertures. Ils ont été disposés côte à côte sur le sol carrelé glacé de l’hôpital México, dans la commune de Sacaba, capitale de la province de Chapare [centre du pays] et dernier bastion de l’ancien président Evo Morales.
Quatre d’entre eux portent une étiquette qui les identifie. Une femme portant la pollera, la jupe traditionnelle amérindienne, arrive et s’écroule devant l’un des cadavres. Anéantie par le chagrin, elle parvient à peine à articuler quelques mots :
“Réveille-toi, mon chéri, réveille-toi, dis-moi que tu dors…”
Elle éclate en sanglots.
La nuit qui vient de s’écouler [du vendredi 15 au samedi 16 novembre 2019] est l’une des plus sombres qu’ait jamais connues Cochabamba. Dans cette ville du centre de la Bolivie, la crise politique qui s’est ouverte depuis la formation du gouvernement de Jeanine Áñez, la présidente autoproclamée, s’est soldée par neuf morts et plusieurs centaines de blessés dans le camp des partisans de l’ancien chef de l’État, après un affrontement avec l’armée et la police, selon les informations données par Nelson Cox, le défenseur des droits à Cochabamba.
Une zone encerclée
Les différentes organisations proches du président déchu avaient convoqué la veille une marche contre le gouvernement intérimaire d’Áñez, en soutien à Evo Morales et contre ceux qui veulent brûler la wiphala, le drapeau [des peuples autochtones] devenu symbole national [en 2009] sous le premier mandat du chef de l’État amérindien. Le parcours devait partir de la commune de Sacaba pour rallier Cochabamba pour une grande manifestation, avant de poursuivre sa route jusqu’à La Paz, siège du gouvernement, où devait se poursuivre la mobilisation.
Pour empêcher des heurts entre les partisans de Morales et ses opposants, la police et l’armée avaient encerclé la zone de Huayllani, à deux kilomètres de Sacaba. La tension était palpable, et la moindre étincelle pouvait mettre le feu aux poudres. Quatre heures se sont écoulées cependant sans qu’aucun échange violent éclate, et les cocaleros ont décidé de se replier sur Sacaba. Mais la corporation de l’ancien président, connue pour sa farouche détermination, est surtout allée recharger ses batteries en vue d’une nouvelle tentative, le lendemain.
Il était environ midi, heure locale, vendredi, quand les forces de l’ordre et les partisans d’Evo Morales se sont de nouveau retrouvés face à face à Huayllani. Les deux camps ont entamé une négociation pour qu’un passage soit laissé aux manifestants, en vain – c’est alors que les violences ont éclaté. Comme la police l’a prouvé, une centaine de manifestants étaient équipés d’explosifs artisanaux, de dynamite et de fusils. Mûs par l’énergie du désespoir, les manifestants ont réussi à franchir le premier cordon policier. Les forces de l’ordre ont réagi immédiatement en envoyant des gaz lacrymogènes.
Une scène de guerre
Sabina (le nom a été changé) était parmi les manifestants. Elle raconte que le choc a duré au moins deux heures. Les partisans de Morales ont lancé des engins explosifs artisanaux et des pétards, et Sabina a entendu aussi des explosions plus fortes, comme de la dynamite. Des tirs ont également retenti, et la situation a basculé dans la répression violente. En larmes, Sabina raconte :
“On a vu arriver des hélicoptères, comme dans une scène de guerre, comme si nous combattions contre un autre pays.”
À la fin de l’après-midi, l’hôpital México était complètement débordé. Ses installations étaient insuffisantes pour s’occuper de toutes les personnes qui arrivaient avec des vêtements tachés de sang ou en boitant. Certaines étaient grièvement blessées. Des médecins prodiguaient les soins sur des matelas posés sur le sol à l’extérieur du bâtiment. La liste des patients était affichée sur la clôture, et une interne la mettait à jour au fur et à mesure avec un feutre rouge. Les sirènes des ambulances qui ne cessaient d’aller et venir se mêlaient aux cris de désespoir : “Ils vont tous nous tuer !”
Une page noire de l’histoire de la ville
Vendredi à minuit, les centres médicaux de Cochabamba, qui quelques heures plus tôt avaient été pris d’assaut par des gens à la recherche d’un proche, étaient déserts.
À quelques kilomètres de l’endroit où s’était déroulé l’affrontement entre les deux camps, derrière les barricades, les feux allumés sur la chaussée et les wiphalas, se trouvaient cinq cercueils ornés de fleurs et de bougies qui se consumaient. Près d’eux se tenaient des personnes au visage triste, pensif ou en colère. Nelson Cox, le défenseur du peuple, est venu leur expliquer qu’une autopsie était nécessaire pour déterminer la cause des décès, mais les proches ont ignoré cette procédure, quittant l’hôpital avec les corps pour les ramener à Huayllani.
Une douille d’une arme de gros calibre et une cartouche de gaz lacrymogène vide dans ses mains, Beatriz Choque, jeune cultivatrice de coca, invectivait Nelson Cox :
“Ils croient que c’est comme ça que la paix s’installera en Bolivie ? Pas moi. Ils nous répriment comme au Venezuela.”
Une autre paysanne, Teresa González, ne pouvait contenir ses larmes, expliquant en quechua que pendant treize ans, sous Evo Morales, les gens avaient réussi à vivre en paix, sans devoir aller manifester ni se faire réprimer : “En à peine quatre jours, il y a déjà eu des affrontements et des paysans massacrés, on nous a tiré dessus avec des balles.”
La dernière confrontation d’une ampleur comparable à Cochabamba remonte à douze ans, lorsque, le 11 janvier 2007, les habitants de la ville avaient affronté les producteurs de coca venus réclamer la démission du gouverneur de l’époque. Trois personnes avaient perdu la vie. Aujourd’hui, Cochabamba compte une nouvelle page noire dans son histoire. Après plusieurs heures d’échanges animés avec Cox, les cultivateurs de coca ont accepté de ramener les corps à l’hôpital dans la matinée pour que l’autopsie soit pratiquée. Certains ont repris leurs anciennes conversations. D’autres ont préféré garder le silence. Ce qu’ils ressentaient était résumé par quelques mots écrits en rouge sur une banderole : “Justice pour nos morts.”
Andrés Rodríguez
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