C’est devenu le symbole du changement d’époque. Un peu par accident [1], le 9 novembre 1989, la frontière entre les deux Allemagnes a été ouverte. Finalement, la chute du mur de Berlin a décidé de l’effondrement du bloc dominé alors par l’Union soviétique. L’événement participa d’une diffusion massive, inédite à l’échelle mondiale, du modèle d’élections pluralistes. De l’Europe postcommuniste à l’Asie du Sud-Est en passant par l’Afrique subsaharienne, la démocratie libérale semblait devenir l’horizon politique indiscuté des sociétés humaines. La répression chinoise du Printemps de Pékin, en juin 1989, n’en apparaissait que plus anachronique.
Trente ans plus tard, que reste-t-il de ce paysage et de ces promesses ? De nombreux observateurs alertent sur un regain de l’autoritarisme à l’échelle planétaire, et se préoccupent de l’attraction exercée par le puissant régime chinois, lequel s’est inséré avec succès dans la globalisation en même temps qu’il a écrasé toute forme de dissidence intérieure. Dans l’Union européenne même, dans sa partie orientale, l’État de droit est menacé. Paradoxalement, c’est au cœur de la « bête capitaliste », les États-Unis d’Amérique, que le socialisme honni inspire des activistes et des citoyens toujours plus nombreux.
En cinq épisodes, Mediapart esquisse le tableau des changements de régime, de rapports de force idéologiques et internationaux, qui ont façonné le monde contemporain. Pour notre premier volet, nous avons souhaité commencer là où le mur est tombé, dans un pays aujourd’hui « disparu », selon le mot de l’historien Nicolas Offenstadt dont nous diffusons plus bas un entretien vidéo [non reproduit ici.]. En effet, le 9 novembre 1989 a débouché sur la fin de la République démocratique allemande (RDA), évanouie le 3 octobre 1990 en raison de son intégration à la République fédérale.
Depuis, la majorité des historiens et des politiques ne remettent pas en cause le lien direct souvent fait entre ces deux dates. Dans sa motion présentée par les groupes sociaux-démocrates et chrétiens-démocrates pour la commémoration des manifestations ayant précédé la chute du mur, le Bundestag estime que celles-ci ont « ouvert la voie à la réunification ». Mais cette vision déterministe de l’histoire oublie que la disparition de la RDA n’était pas écrite d’avance.
En tout cas, pas pour les manifestants et les opposants au régime dominé par le Parti socialiste unifié allemand (Sozialistische Einheitspartei Deutschlands, SED). Entre les premières contestations, lors des fraudes constatées aux élections municipales de mars 1989, et la fin du mois de janvier 1990, d’autres scénarios ont été envisagés, que l’on regroupera sous le terme générique de « troisième voie ». Parmi ceux-ci : le maintien d’une RDA indépendante, démocratique et sociale, son intégration dans une « confédération » avec la RFA, ou encore un chemin progressif vers la réunification qui aurait conduit à un nouvel État adoptant des éléments des deux anciens pays.
La voie du socialisme démocratique, refermée par deux fois
Ce « possible non advenu » a un précédent, qui mérite d’être mentionné. Entre 1945 et 1947, dans la zone soviétique d’occupation qui allait devenir la RDA, les communistes du KPD coexistaient avec une social-démocratie reconstituée. Celle-ci l’était sur des bases moins modérées qu’à l’Ouest, tout en étant farouchement attachée au pluralisme. Selon l’historien Gareth Pritchard [2], les sociaux-démocrates d’Allemagne de l’Est entendaient revenir à la radicalité réformiste du parti social-démocrate (SPD) d’avant 1914 et la « trahison » du vote des crédits de guerre.
D’une certaine façon, le contexte était favorable à un tel projet. Les structures conservatrices de l’État impérial, qui avaient perduré sous la République de Weimar, s’étaient largement effondrées à l’issue de la période nazie. Les communistes n’arboraient pas le même sectarisme que dans l’entre-deux-guerres, coopérant avec les sociaux-démocrates pour mieux répartir la propriété de la terre, nationaliser des secteurs clés de l’industrie, ou démocratiser le système éducatif. Les pouvoirs locaux faisaient l’objet d’une sérieuse dénazification, au profit d’antifascistes et d’une proportion inédite de citoyens d’origine populaire, propulsés à des postes de responsabilités.
Le SPD, qui dénonçait la violence de l’occupation soviétique, gagnait en force militante et en popularité, de façon plus rapide que son homologue communiste. Les Soviétiques exercèrent alors une pression immense pour le faire fusionner avec le KPD. En dépit de fortes réticences internes, contrebalancées par la conviction que la réunification du mouvement ouvrier était souhaitable, les sociaux-démocrates acceptèrent finalement de se fondre dans le SED. Au bout de quelques mois, la montée des tensions internationales et l’avènement de la guerre froide conduisirent les Soviétiques à normaliser le SED.
La doctrine du parti ne fit plus mention de « la voie allemande vers le socialisme », mais des « leçons à apprendre » de l’URSS. Aux purges massives et à l’écrasement de la révolte ouvrière de 1953, succédèrent des décennies de contrôle policier qui ont eu raison d’un milieu social-démocrate quasiment centenaire. En 1989, aucune institution n’avait survécu qui pouvait servir de véhicule à l’idéal poursuivi dans l’immédiat après-guerre. Or, les partisans de cet idéal existaient bel et bien, et ont vu une fenêtre d’opportunité s’ouvrir à nouveau avec la chute du régime autoritaire.
Beaucoup d’Allemands de l’Est, sinon la majorité, avaient en effet l’ambition de se libérer d’un régime oppresseur sans se jeter dans le capitalisme occidental. Une façon de redéfinir un socialisme nouveau, démocratique, mais préservant des éléments de la culture construite au fil de quarante années d’existence de ce pays. Cette voie a été refermée sous le poids de trois facteurs : la stratégie de priorité donnée à la réunification par Helmut Kohl et son gouvernement, les difficultés économiques de la RDA après la chute du Mur et les circonstances géopolitiques, qui ont conduit à ce que la réunification devienne l’objet de négociations entre grandes puissances.
Pour autant, ce nouvel échec d’un régime à la fois démocratique et socialisant ne doit pas faire oublier les tentatives d’y parvenir, assez uniques dans les pays de l’ex-bloc de l’Est.
Construire une nouvelle RDA ?
Depuis le milieu des années 1980, plus personne en RDA ne croit réellement dans l’avenir d’un régime qui, sous la houlette du vieux et incapable Erich Honecker, s’enfonce dans la paranoïa et le ralentissement économique. L’État-SED ne tient guère que par la force et le soutien de l’URSS. Mais, à la différence de ce qui se passe ailleurs dans les pays du pacte de Varsovie, de nombreux Allemands de l’Est restent attachés à l’idée de socialisme. Et cet attachement est particulièrement fort chez les dissidents.
Dans un ouvrage daté de 2004, Auf der Suche nach dem Dritten Weg (À la recherche de la troisième voie, éditions Christian Links, non traduit), l’historien Christof Geisel rapporte les propos de Friedrich Schorlemmer, un pasteur protestant, actif dans l’opposition au régime depuis plus de vingt ans : « À l’été 1989, je me suis rendu en Pologne et j’ai discuté avec des Polonais qui se sont presque moqués de moi lorsque je leur ai dit que je voulais vraiment retenir quelque chose du socialisme. » Cette anecdote résume cette particularité du mouvement des droits de l’homme en RDA : il n’est pas question de se rallier au capitalisme néolibéral naissant de l’Ouest. On y réfléchit plutôt à un « socialisme réformé » où les droits fondamentaux seraient respectés mais où seraient prises en compte les exigences sociales et environnementales.
Bannière de protestation en hommage à Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg, 1988. © DR
En janvier 1988, l’opposition choisit la marche traditionnelle en hommage à Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg pour confronter les dignitaires du SED à des citations de ces deux penseurs socialistes sur la liberté de penser et la nécessité du changement. L’utilisation contre le régime de ces deux figures non léninistes du socialisme allemand n’est pas un hasard et l’un des organisateurs de l’opération, Wolfgang Templin, insiste sur « l’importance historique » des deux figures [3].
Parallèlement, dans les années 1980, l’écologie est un thème mobilisateur parmi les opposants, et notamment parmi ceux « de gauche » comme Wolfgang Harich, intellectuel marxiste condamné à dix ans de prison en 1957 et défenseur d’un éco-socialisme radical. L’adoption du consumérisme occidental n’attire pas l’intelligentsia est-allemande alors qu’en Pologne, en Hongrie ou en Tchécoslovaquie, les dissidents ne cachent pas leur volonté d’adopter le modèle capitaliste occidental une fois les régimes abattus.
Alors qu’en novembre 1988, des milliers d’ouvriers polonais des chantiers navals de Gdańsk accueillent Margaret Thatcher avec enthousiasme [4], de l’autre côté de la ligne Oder-Neisse, on regarde moins du côté de Londres ou de Washington que du côté de Moscou. Dans aucun autre État satellite, la Perestroïka de Mikhaïl Gorbatchev n’a suscité autant d’enthousiasme. Paradoxalement, entre 1987 et 1989, une vague de russophilie déferle sur le pays. On voit dans les ambitions de réformes du régime soviétique la première marche vers un nouveau socialisme et la possibilité d’une réforme de la RDA que la vieille garde du SED a toujours bloquée.
Les vieux slogans pro-soviétiques de l’après-guerre redeviennent à la mode et sont désormais dirigés contre le régime, qui refuse de s’engager dans la voie dessinée par Gorbatchev. La RDA est prise d’une « gorbimania » unique dans les pays de l’Est. Au point que le régime, qui refuse toute réforme politique, doit même interdire en octobre 1988 le mensuel Sputnik [5], lequel réalisait une revue de la presse soviétique. La décision donna lieu à de nombreuses protestations.
Tract contre l’interdiction de « Sputnik » avec une photo de Gorbatchev © DR
Globalement, les grandes organisations de défense des droits civils qui ont organisé les manifestations de septembre à novembre 1989 revendiquent leur attachement à un socialisme rénové. Le « renouveau démocratique » (Demokratische Aufbruch, DA) est marqué à ses débuts par un ton très anticapitaliste. Lors de sa fondation, le 2 octobre 1989, ses membres revendiquent de « vouloir apprendre à nouveau ce que le socialisme peut vouloir dire pour nous ». Une semaine avant la chute du Mur, le DA promeut une « société socialiste sur les bases démocratiques » et se défend de vouloir « réintégrer des relations capitalistes dans la RDA ».
Le Neues Forum (Nouveau Forum, NF), également très actif dans les manifestations, rejette, le 26 octobre, par la voix d’un de ses fondateurs, le fait de « vouloir copier la RFA ». « Nous sommes unis dans l’idée de rester ancrés dans la tradition socialiste », affirme-t-il. Demokratie Jetzt (Démocratie maintenant, DJ) et l’Initiative Frieden und Menschenrechte (Initiative Paix et droits de l’homme, IMF) de Wolfgang Templin, sont sur la même ligne : fin de la « monarchie d’État », mais pas de capitalisme à la RFA.
Parmi les militants d’opposition au régime de la RDA, le modèle est plutôt les mouvements de protestation de l’Ouest que les dirigeants occidentaux. Les idéaux sociaux, démocratiques, environnementaux et pacifistes de la génération de 1968 se retrouvent dans les idéaux de la « révolution pacifique » qui secoue la RDA. Les Verts, qui sont entrés au Bundestag de la RFA pour la première fois en 1983 et qui ont obtenu 8,3 % des suffrages en 1987, représentent une référence. Ils rejettent alors le consumérisme occidental, les codes hiérarchiques de la société et ont une exigence de démocratisation.
Pour beaucoup d’opposants de l’Allemagne de l’Est, la fusion entre la culture socialiste et cette culture protestataire permettrait de dépasser les deux régimes, de la RFA et de la RDA. Ce n’est, du reste, pas sans raisons que les Verts fusionneront après 1990 avec l’« Alliance 90 » (Bündnis 90) qui a regroupé trois des principaux mouvements civiques de l’Est : Neues Forum, IMF et Demokratie Jetzt.
Une fois le Mur tombé, les mouvements civiques doivent construire une nouvelle RDA en précipitant la chute d’un régime à l’agonie, mais qui dispose encore de tous les leviers du pouvoir. À ce moment, l’objectif est de demeurer dans une forme de socialisme. Le 28 novembre, un appel titré « Pour notre pays » et signé par de nombreux dissidents propose une RDA indépendante, démocratique et « socialiste » où seraient assurées la justice sociale et la liberté d’opinion. Ulrike Poppe, de Demokratie Jetzt, proclame encore fin 1989 qu’elle n’entend pas « abandonner le socialisme ». Son objectif reste une « société, solidaire, juste et libre ».
Mais la priorité est encore à ce moment d’en finir avec le régime. Or, si celui-ci vacille, il est toujours debout. Certes, l’ouverture de la frontière inter-allemande a eu raison du gouvernement d’Egon Krenz, le dauphin d’Erich Honecker, qui avait pris la tête de la RDA le 18 octobre. Il est remplacé le 3 décembre par Hans Modrow, un réformateur au sein de la SED qui soutient une évolution « à la Gorbatchev ». Le 7 décembre 1989, il convoque une première table ronde avec l’opposition, sur le modèle de ce qui avait été organisé en Hongrie et en Pologne. Elle regroupe les principaux mouvements civiques. Le bras de fer se joue d’emblée avec le gouvernement sur le démantèlement de l’appareil répressif d’État. Il faudra plus d’un mois et un ultimatum de l’opposition pour que Hans Modrow se résolve à en finir avec toutes les organisations de contrôle de la société. Nous sommes le 15 janvier 1990. Mais ce succès de l’opposition annonce en réalité la fin de son projet.
Car, pendant qu’elle en finissait avec le régime, la stratégie de Helmut Kohl d’une réunification rapide était déjà lancée. Le 28 novembre, le gouvernement de la RFA lance un programme en dix points pour « le dépassement de la partition de l’Allemagne et de l’Europe » et entame une campagne diplomatique en faveur de la réunification. Bonn joue alors un jeu subtil en promettant de soutenir économiquement la RDA tout en ne faisant rien pour ne pas « soutenir le régime ». Helmut Kohl laisse donc l’opposition négocier la destruction de l’État-SED.
À ce moment, la partie n’est cependant pas gagnée pour Bonn. Selon les premières enquêtes d’opinion, les citoyens de RDA défendent un « socialisme réformé ». Un sondage réalisé entre le 20 et le 27 novembre montre que 52 % des personnes interrogées de l’Est s’opposent à la réunification contre 48 % et seulement 16 % qui sont « totalement » en sa faveur.
Le piège Kohl
Pendant que les tables rondes s’enlisent, que la situation économique se complique et que le flux de départs vers l’Ouest s’accélère, l’idée de la réunification finit par s’imposer durant le mois de janvier 1990.
Helmut Kohl navigue si bien diplomatiquement [6], qu’il finit par convaincre Moscou de la nécessité de la réunification. Le 1er février, de retour de la capitale soviétique, Hans Modrow lui-même se rallie donc à l’unification allemande dans un discours où il défend l’idée de l’Allemagne comme une « patrie unie » (« einig Vaterland ») sous une forme confédérale, cependant. Progressivement, la politique est-allemande s’occidentalise. Dès le 9 janvier, la CDU de la RDA quitte le gouvernement et porte désormais la vision de sa sœur de l’Ouest. Fin février, l’éphémère parti social-démocrate de la RDA (SDP), fondé le 7 octobre 1989 et tenté par une voie propre pour l’Allemagne de l’Est, s’aligne à son tour sur le SPD de la RFA au point d’adopter son nom et de s’y dissoudre avant l’unification.
Les mouvements de la « troisième voie », eux, sont progressivement pris au piège. Malgré leur victoire sur le gouvernement le 15 janvier, ils se sont épuisés dans la lutte. Les travaux sur une nouvelle Constitution n’avancent guère. D’autant que les visions sont souvent divergentes entre les opposants eux-mêmes. L’appel « Pour notre pays » restait déjà très flou sur les contours de la future RDA indépendante. À la mi-janvier, les opposants ne sont pas parvenus à construire une vraie proposition alternative à la réunification, et il est alors clairement trop tard.
Car l’espace politique se réduit fortement. Il devient désormais difficile de défendre un « socialisme démocratique » que l’ancien SED reprend à son compte lorsqu’il se transforme le 4 février 1990 en « parti du socialisme démocratique » (PDS). L’effet n’est pas que de façade : pour survivre, l’ex-SED doit reprendre les grands thèmes de l’opposition sur le socialisme réformé et débarrassé de l’autoritarisme du régime. Dès lors, l’opposition civique ne peut plus défendre cette même idée, sauf à s’allier avec l’ancien parti dominant qu’il vient précisément de combattre dans les tables rondes. À l’inverse, s’allier avec des partis affiliés à une formation de l’Ouest serait défendre une intégration complète au capitalisme.
Les mouvements des droits civiques prennent conscience, mais trop tard, de la faiblesse de leur ancrage dans la société et de leur impréparation politique. Logiquement, les mouvements d’opposition au régime s’effacent donc à partir de janvier du jeu politique. La CDU parvient même à attacher le Demokratische Aufbruch, dont fait alors partie une certaine Angela Merkel, à son alliance politique pour la réunification (L’Alliance pour l’Allemagne). Dès lors, les propositions plus construites qui peuvent naître ici ou là pour construire une « autre RDA » sont largement ignorées.
C’est notamment le cas de celle pour un « socialisme moderne » proposé par plusieurs anciens dissidents, comme Rainer Land et Michael Brie [7]. Dans une conférence à Berlin, ils proposent de « profiter de la chute du stalinisme pour construire une véritable alternative socialiste ». Le projet reposait sur l’idée que le socialisme est un « mode de développement » qui ne repose pas sur l’étatisation de l’économie, mais sur des pratiques démocratiques individuelles permettant de prendre conscience des enjeux communs.
« Le socialisme est réel lorsque le développement de la société est en cohérence avec le développement de chaque individu », expliquait le texte. Concrètement, il s’agissait par la démocratisation de modifier les choix économiques des individus non plus en faveur du capital, mais en faveur du développement harmonieux de la société et de l’environnement. Le projet reprenait les grands thèmes de l’opposition au régime. Mais il était trop tard.
En face, la CDU et ses alliés déroulent l’idée attrayante d’une réunification capable de rapidement ramener le niveau de vie de l’Ouest à celui de l’Est. On fait alors miroiter des « paysages en fleurs » (« blühende Landschafen ») grâce à l’arrivée du deutsche mark. Alors que le gouvernement de la RDA perd de plus en plus le contrôle de la situation (le 7 février, Hans Modrow apprend par la télévision que le gouvernement de la RFA a un plan d’union monétaire), les tables rondes se vident de leur substance. L’ambition d’écrire une nouvelle Constitution ne peut plus être remplie quand la question de la réunification devient aussi centrale. Le train est passé.
L’unification, par en haut et depuis l’Ouest
Les tables rondes se voient imposer des élections rapides, le 18 mars, ce qui rend caduque leur fonction constituante. L’opposition essaie d’imposer un respect de l’indépendance de la RDA pour les partis qui concourront lors de l’élection, mais en vain. Fin janvier, les sondages se sont retournés : 79 % des Allemands de l’Est sont en faveur de la réunification. La question n’est plus que celle du « comment ». Le 18 mars, les groupes civiques échouent aux élections devant les partis frères des groupes ouest-allemands. Bündnis 90 obtient 2,9 % des voix.
La nouvelle « troisième voie » porte alors plutôt sur les formes de l’unification que sur sa réalité. Les tables rondes réclament en février un processus lent pour permettre une adaptation commune. C’est, du reste, la position d’une partie des sociaux-démocrates qui s’oppose à la réunification rapide prônée par l’Alliance pour l’Allemagne, au risque de l’impopularité. Alors vice-président du parti, un certain Oskar Lafontaine (futur co-fondateur de Die Linke) craint le coût social pour l’Est et le coût financier pour l’Ouest d’un processus hâtif. Peu enthousiasmé par l’idéal d’un État national au passé discutable (ce qui lui vaudra des procès en patriotisme), il y oppose une priorité à la « justice sociale ».
Au-delà du rythme, la question porte également sur la nature de l’unification. S’agira-t-il d’un pacte entre égaux où la particularité de la RDA sera reconnue ? Il faudrait alors créer un nouvel État allemand, avec une nouvelle Constitution, reprenant des éléments des deux États. Cette voie reconnaîtrait donc l’existence d’une culture est-allemande ne se réduisant pas à la Stasi (la police politique du régime) et au parti-État. Ce serait sauver en quelque sorte des éléments de revendication de l’opposition au régime, tout en intégrant des exigences sociales et environnementales dans la nouvelle Constitution.
Étonnamment, c’est une position défendue le 11 février 1990 par… Helmut Kohl lui-même à la télévision publique ouest-allemande ZDF [8]. Il soutient l’idée d’une nouvelle Constitution, « écrite ensemble » et qui, donc, prendrait en compte l’apport de la RDA. Le chancelier déclare alors : « Je suis pour que l’on conserve ce que l’on a obtenu, et cela des deux côtés car il existe aussi des développements qui, au cours des quarante dernières années en RDA, méritent qu’on y regarde de plus près. » Selon lui, il y avait donc bien, au-delà du régime, quelque chose à garder de ce pays.
Ces déclarations, répétées le 28 février à la télévision de la RDA, sont en fait à comprendre dans la perspective des premières élections libres à la Volkskammer, le parlement est-allemand. La CDU et ses alliés de l’Alliance pour l’Allemagne y cherchaient la victoire pour valider la réunification promise par Helmut Kohl. En réalité, cette Alliance, qui va gagner les élections du 18 mars avec 47 % des voix, a bien fait campagne sur une simple absorption en faisant miroiter un rattrapage rapide des niveaux de vie par le miracle du deutsche mark.
Le « pays disparu »
Le nouveau premier ministre de RDA, Lothar de Maizière, de la CDU, fera office de syndic de faillite. Il n’aura guère son mot à dire pour le traité d’union monétaire, social et économique, préparé par Wolfgang Schäuble et soumis pour simple forme au gouvernement de Berlin-Est. De même, tout sera refusé par le même Schäuble pour la réunification proprement dite, comme la demande d’un traité d’unification incluant quelques concessions, comme un changement de drapeau, d’hymne national ou de nom (de Maizière proposait « République fédérale allemande » ou « Fédération des États allemands » plutôt que « République fédérale d’Allemagne »).
« Nous n’avons besoin d’aucun traité, l’entrée dans la RFA peut simplement être proclamée », explique Wolfgang Schäuble. C’est donc l’article 23-2 de la loi fondamentale de la RFA qui s’appliquera, « la voie royale » selon Helmut Kohl lui-même [9]. Cet article prévoyait simplement que la Constitution s’appliquait « aux autres parties de l’Allemagne » une fois ces dernières entrées dans la RFA. Pas besoin donc de traité, de référendum, de nouvelle Constitution. À partir du 3 octobre 1990, la RDA cesse simplement d’exister pour se changer en cinq nouveaux Länder de la RFA.
Cette procédure mettait fin à tout espoir de troisième voie, y compris dans le cadre d’une unification. La RDA devenait alors non pas seulement un régime honni, ce qui faisait consensus, mais un pays honni. La vision était simple : l’Allemagne de l’Est était le fruit de l’occupation soviétique. Dès lors que le régime s’effondrait, le pays ne pouvait exister.
L’histoire est alors écrite par les vainqueurs. On oppose les mouvements civiques qui demandaient un changement de régime au peuple de la RDA qui aurait toujours voulu la réunification. On construit l’idée d’un pays dévasté économiquement, ce qu’on appelle en allemand, « marodes Land ». Cette construction n’aura aucun mal à s’imposer compte tenu du choc économique que constituera l’unification monétaire à un taux beaucoup trop élevé.
En une nuit, les prix des produits de RDA connaissent une réévaluation de 300 % qui les rend totalement inadaptés tant à leurs marchés traditionnels du Comecon qu’à ceux de l’Ouest. La crise est d’une violence rare. La production industrielle recule de 48 % au troisième trimestre 1990. Le choc provoque une explosion du chômage et semble justifier a posteriori la ruine de l’économie est-allemande et la nécessité de la réunification.
Dans les mois qui suivent, une agence de liquidation des actifs publics de l’ex-RDA, la fameuse Treuhand, est mise en place. L’outil productif du pays est vendu à vil prix et largement déconstruit. Au point que, à l’occasion des trente ans de la chute du Mur, certains groupes au Bundestag demandent une enquête sur les pratiques de cette agence [10]. Huit mille entreprises ont été purement et simplement liquidées, détruisant quatre millions d’emplois.
Cette situation ne peut que laisser perplexe lorsque l’on observe le choc des pays voisins de l’ex-bloc de l’Est. Certes, le régime Honecker avait fini par peser sur l’économie de la RDA qui, comme les autres États du Comecon, souffrait de plusieurs difficultés. Mais la RDA demeurait une des principales puissances industrielles du bloc, avec la Tchécoslovaquie. Dès lors, il est étonnant de constater que la désindustrialisation massive de la RDA dans la foulée de la Treuhand n’ait jamais vraiment été dépassée alors que les États voisins, République tchèque, Slovaquie, Pologne, Hongrie, ont su utiliser leur potentiel industriel (y compris la qualité de leur main-d’œuvre) dans les années 1990.
La différence pourrait ne pas être économique. Comme l’ont souligné dans une étude du 9 novembre 2017 deux chercheurs de l’université de Bochum-Essen [11], la Treuhand est apparue pour les citoyens de l’Est comme un instrument de liquidation non seulement de l’économie de la RDA, mais aussi de la culture et de la société du pays. Ce que les opposants au régime de la SED ont voulu éviter, la gestion de la réunification par les conservateurs allemands l’a réalisé.
La RDA est désormais un « pays disparu », comme l’exprime le titre de l’ouvrage de l’historien Nicolas Offenstadt [12] qui en est réduit à une forme d’archéologie pour en examiner les traces (voir ci-dessous notre entretien vidéo).
Vidéo : Entretien avec Nicolas Offenstadt. Non reproduite ici.
Les espoirs d’une sauvegarde d’une partie de la culture de la RDA au-delà du régime ont disparu. Cette liquidation n’a pas été sans conséquence sur les « nouveaux Länder ». Le cœur de la résistance aux lois Hartz de Gerhard Schröder a été Leipzig où des « manifestations du lundi » reprenant le rite de 1989 ont été organisées en 2003-2004. Malgré les efforts du gouvernement Kohl, le PDS, devenu Die Linke après sa fusion avec les dissidents du SPD menés par l’adversaire de Kohl en 1990, Oskar Lafontaine, a rebondi dans les années qui ont suivi la réunification. Parti de 11,1 % en 1990, il a obtenu 28,5 % à l’Est en 2009. Depuis, il est revenu à un niveau plus modeste (18 % en 2017). La force ascendante est devenue l’extrême droite de l’AfD, qui a obtenu 22 % dans l’ex-RDA aux dernières élections.
Le mécontentement est toujours resté vif dans les nouveaux Länder, en dépit de la narration du succès et de l’inévitabilité de la réunification. Comment ne pas y voir en partie les conséquences de la gestion de cette réunification ?
Puisque la culture propre à ces quarante ans de RDA a été niée, la tentation d’une réhabilitation par le PDS/Die Linke, comme la mise en avant du nationalisme allemand, est une conséquence presque inévitable. La poussée de l’AfD peut ainsi s’expliquer par le non-respect de la promesse des « paysages en fleurs ». Les différences de salaires demeurent immenses et béantes entre l’Est et l’Ouest et pourraient, selon l’institut IFO en 2016 [13], encore persister un demi-siècle. L’ex-RDA se vide de sa population. Le même institut montrait ainsi qu’elle était désormais aussi peuplée qu’en… 1905 [14] !
Les espoirs des mouvements civiques ont donc laissé place aux arbitrages néolibéraux et à ses conséquences politiques. Trente ans plus tard, l’option de cette troisième voie, fermée par les Soviétiques eux-mêmes avant de l’être par les conservateurs de l’Ouest quarante ans après, mériterait sans doute d’être revisitée.
Fabien Escalona et Romaric Godin