Opérations non urgentes déprogrammées, cours reportés dans les facultés de médecine, grande manifestation à Paris… La journée de mobilisation des personnels paramédicaux, médecins, internes et étudiants en médecine, jeudi 14 novembre, pour « sauver l’hôpital public » pourrait être d’une ampleur inédite depuis une dizaine d’années. Parmi les revendications des manifestants : une augmentation immédiate de 300 euros net mensuels de tous les salaires, l’arrêt des fermetures de lits d’hospitalisation et l’abandon de la tarification majoritaire à l’activité.
Si cette journée de mobilisation fédère autant d’acteurs du monde hospitalier, réunissant aussi bien des syndicats de médecins que la Conférence des doyens de facultés de médecine, c’est parce que le malaise qui couvait depuis des années à l’hôpital public a pris ces derniers mois une ampleur nouvelle. En de nombreux endroits du territoire, le système craque.
Une ville comme Mulhouse se retrouve sous la menace d’une fermeture de ses urgences faute de médecins en nombre suffisant. La maternité de Tourcoing est contrainte de suspendre les accouchements, faute d’obstétriciens. Plus de 900 lits sur 20 000 sont fermés dans les 39 établissements franciliens de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), le « navire amiral » de l’hôpital public, parce que plus de 500 postes d’infirmiers sont vacants faute de candidats.
« Il y a trois ans, c’était un problème moral que les infirmières aient une telle charge de travail et une rémunération aussi modeste comparée aux autres pays européens, mais ça n’avait pas de répercussion directe sur le fonctionnement de l’hôpital. Si ça se transforme en crise aujourd’hui, c’est parce qu’on a des difficultés à recruter et à faire tourner les services », explique Martin Hirsch, le directeur général de l’AP-HP.
Cette perte d’attractivité ne se limite pas à l’Ile-de-France. La quasi-totalité des établissements de soins publics (97 %) rencontre des difficultés de recrutement, selon une enquête menée cet été par la Fédération hospitalière de France (FHF), la structure qui représente les hôpitaux publics. « Il y a de vraies tensions avec des postes qu’on n’arrive pas à pourvoir », assure Frédéric Valletoux, le président de la FHF, qui dénonce un « sous-financement organisé de l’hôpital ».
Chez les acteurs du monde hospitalier, on cherche à alerter l’opinion et les pouvoirs publics sur la gravité de la crise. « Ce système s’écroule et nous ne sommes plus en mesure d’assurer nos missions dans de bonnes conditions de qualité et de sécurité des soins », préviennent, mercredi 13 novembre, dans une tribune publiée dans Le Monde, 70 des 78 directeurs médicaux des départements médico-universitaires de l’AP-HP. « La situation est critique », alertait il y a un mois Noël Garabedian, le président de la commission médicale d’établissement de l’AP-HP, le parlement des médecins du groupe hospitalier.
Nouveau plan attendu
Depuis le mois de juin, la ministre de la santé, Agnès Buzyn, a déjà annoncé deux plans en faveur des urgences, en réponse au mouvement de grève démarré en mars et qui touche désormais plus de 260 services. Mais, à Matignon comme à l’Elysée, on reconnaît que ces mesures n’ont pas suffi à calmer la colère des personnels soignants. « Il y a beaucoup d’endroits où ça craque parce que rien n’a été fait ces dernières années et l’hôpital en fait partie, concède un proche du premier ministre, Edouard Philippe. On essaie d’y répondre par des réformes de long terme, mais on se rend compte que cela ne suffit pas et qu’il y a besoin de mesures d’urgence. »
Après avoir accordé en septembre aux urgences une rallonge de 750 millions d’euros sur trois ans, financée par des redéploiements de crédits, l’exécutif se dit aujourd’hui prêt à des concessions plus importantes, pour éteindre une bonne fois pour toutes la contestation. « Les arbitrages sont en cours mais l’objectif est d’avoir des annonces fortes », explique-t-on à Matignon. Un nouveau plan « global » pour l’hôpital est désormais attendu d’ici à la fin du mois.
Mardi après-midi au Sénat, lors du début de l’examen du projet de budget 2020 de la Sécurité sociale (PLFSS), Agnès Buzyn a annoncé que des « discussions » étaient « en cours » sur le niveau de l’objectif national de dépenses d’assurance-maladie, dont l’augmentation avait été fixée à 2,1 % pour l’hôpital en 2020, lors de l’examen en première lecture du texte à l’Assemblée nationale. « Ces discussions sont lourdes de conséquences, elles nécessitent des arbitrages difficiles », a fait valoir la ministre devant des sénateurs mécontents de débattre d’un texte sans connaître le nouveau plan du gouvernement. « La base, ce serait 1,5 milliard en plus, pas de nouvelles économies à l’hôpital et le plan urgences financé », plaide Anne Gervais, porte-parole du Collectif inter-hôpitaux, à l’origine de la journée de mobilisation du 14 novembre. « Et il faut un modèle qui tienne la route. Je ne vais pas me rouler par terre chaque année de septembre à décembre pendant le vote du PLFSS... On a mieux à faire ! », ajoute-t-elle.
La piste d’une reprise de la dette de 30 milliards d’euros des hôpitaux publics, évoquée le 10 novembre par le Journal du dimanche comme un remède à la crise, « n’est pas une option envisagée par Bercy », répète-t-on depuis quelques jours au ministère de l’économie et des finances. Et de rappeler l’avertissement donné par Bruno Le Maire, le 28 octobre sur RTL : « L’état de nos finances publiques justifie que, si l’on dépense de l’argent pour l’hôpital, nous trouvions des économies en face. »
En coulisses, le ton est un peu différent. « Il y a un besoin de financements supplémentaires et de mesures d’urgence pour l’hôpital, mais cela doit se faire en bonne gestion. Le sujet de la reprise de dette a été évoqué il y a une dizaine de jours, lors d’une réunion interministérielle, il a été mis de côté pour le moment. Mais il n’est pas impossible que cela revienne par la fenêtre. Le plan de soutien n’est pas encore arbitré. Ça se joue chez Buzyn et à Matignon », explique une source proche du dossier.
« Question politique »
De fait, l’hôpital étant une administration publique, faire supporter sa dette par l’Etat ne changerait pas le déficit public total de la France. Pas de quoi, donc, mettre Paris en porte-à-faux par rapport à ses engagements européens en matière de finances publiques. Et ce, alors que le taux moyen des intérêts de la dette hospitalière est de 2,4 %, contre 1,8 % pour la charge (les intérêts) de la dette payée par l’Etat. « Il s’agirait donc d’un transfert d’une administration à une autre, cela ne changerait strictement rien vis-à-vis de Bruxelles, décrypte François Ecalle, ancien conseiller maître de la Cour des comptes et fondateur du site d’analyse des finances publiques Fipeco. Et cela permettrait aux hôpitaux de faire une économie de plus de 700 millions d’euros par an en dépenses de fonctionnement, qu’ils pourraient utiliser pour investir ou augmenter les salaires. »
« Mais la question est politique, ajoute-t-il. Bercy a toujours tout fait pour maintenir un déficit de la Sécurité sociale, avec l’idée que c’est un moyen de demander des économies. » Le sujet est explosif, au moment où les revendications sociales se cristallisent, des écoles à la police en passant par les cheminots ou les pompiers. « Si l’Etat reprend leur dette, il dit aux hôpitaux : vous pouvez vous endetter davantage », craint une source gouvernementale. « A un moment, il faut savoir si la dette est un problème ou pas. On ne peut pas raser gratis ! », s’agace-t-on dans les couloirs de Bercy.
François Béguin, Cédric Pietralunga et Audrey Tonnelier
• Le Monde. Publié le 15 novembre 2019 à 05h37, mis à jour à 06h26 :
https://www.lemonde.fr/societe/article/2019/11/14/crise-dans-les-hopitaux-les-soignants-en-colere-dans-la-rue_6019077_3224.html
La tentation du départ des médecins de l’hôpital public
A l’origine du « blues » des médecins, le sentiment de tenir à bout de bras un système hospitalier à bout de souffle, fragilisé par des années de restrictions budgétaires.
Fin décembre, Caroline Maes, 41 ans, la chef du service des urgences de Chalon-sur-Saône (Saône-et-Loire), quittera l’hôpital public où elle exerce depuis près de douze ans. Lassée d’être confrontée à des situations « de plus en plus souvent intenables » aux urgences, particulièrement « lorsque des personnes âgées sont laissées vingt-quatre ou quarante-huit heures sur des brancards, dans un couloir », elle part monter une structure de bien-être et de soins « pour aider les gens à reprendre en main leur santé ».
Aucun chiffre officiel ne vient attester de l’ampleur d’un phénomène largement ressenti en ce moment au sein de l’hôpital public : déçus par leurs conditions de travail, n’y trouvant ni le sens ni l’équilibre avec la vie privée qu’ils espéraient, de plus en plus de praticiens – souvent quadragénaires – quitteraient ou songeraient à quitter l’hôpital public. « Beaucoup de médecins sont désabusés et quittent le navire parce qu’ils n’y croient plus », constate Thierry Godeau, le président de la conférence nationale des présidents de commissions médicales d’établissement.
Conséquence de ces départs : des petits hôpitaux souffrent et risquent de devoir fermer certains services, non par manque d’activité mais par manque de praticiens titulaires. « Beaucoup d’établissements sont au bord de la rupture en termes d’offre de soins, et la situation s’aggrave à vitesse grand V, il faut agir très vite », estime M. Godeau. « Il y a des situations locales mais il n’y a pas de départs massifs qui mettent en péril l’institution », nuance toutefois la Fédération hospitalière de France, la structure qui représente les hôpitaux publics.
Cette tentation du départ, qui existait déjà dans les spécialités en forte tension, comme chez les urgentistes, où des centaines de postes ne trouvent pas preneur, existe désormais dans d’autres services de l’hôpital. « J’y pense sérieusement, alors que jamais, jamais, jamais je n’aurais envisagé cela ne serait-ce qu’il y a deux ou trois ans », témoigne Nathalie Lerolle, une praticienne hospitalière de 38 ans. Exerçant dans un service de médecine interne de l’hôpital Bicètre (Assistance publique Hôpitaux de Paris, AP-HP), elle dit ressentir « de plus en plus une grande frustration de ne plus pouvoir prendre en charge chaque patient avec le temps nécessaire ».
Système qui dysfonctionne
A l’origine de ce « blues » des médecins, le sentiment de tenir à bout de bras un système hospitalier à bout de souffle, fragilisé par des années de restrictions budgétaires. Nathalie Lerolle décrit des journées de travail « ultradenses et intenses », qui la mettent en « burn-out quasi permanent ». Elle raconte le temps passé à « batailler » pour obtenir des rendez-vous d’examens pour ses patients ou à relancer les brancardiers pour que les patients envoyés par les urgences n’arrivent pas trois ou quatre heures plus tard. Elle dénonce également la « pression administrative de rentabilité », c’est-à-dire « l’injonction de garder les patients le moins longtemps possible alors qu’on n’a pas assez de kinésithérapeutes pour aider à la reprise de la marche des patients et pas assez d’assistants sociaux pour préparer les retours à domicile ».
« Garder à l’hôpital public pour 4 500 euros mensuels des chirurgiens alors que le double leur est proposé dans le privé non lucratif et cinq fois plus dans le privé. Comment voulez-vous qu’ils résistent ? », interroge un chef de service
D’autres considérations viennent se mêler à cette exaspération d’un système qui dysfonctionne. Dans certaines spécialités, l’hôpital public ne parvient pas à rivaliser avec le privé en termes de salaire. « Garder à l’hôpital public pour 4 500 euros mensuels des chirurgiens de niveau international devient difficile alors que le double leur est proposé dans le privé non lucratif et cinq fois plus dans le privé. Comment voulez-vous qu’ils résistent ? », demande Marc-Olivier Bitker, chef de service en uro-néphrologie et transplantations rénales à la Pitié-Salpêtrière, l’un des plus gros services de chirurgie de l’AP-HP.
Au-delà même de l’incapacité du public à rivaliser financièrement avec le privé, Marc Olivier Bitker s’interroge sur l’« engagement » des nouvelles générations de médecins. « Ils ne veulent même plus être professeurs, soupire-t-il. Quand nous étions plus jeunes, nous étions tellement fiers d’être des Hôpitaux de Paris… On en tirait une fierté qui nous gonflait d’orgueil et nous faisait tout avaler. On était payé par le prestige de l’exercice en milieu universitaire. J’étais cent vingt heures par semaine sur mon lieu de travail, mais on était tellement content… Jamais on n’a compté nos heures. »
Fracture générationnelle
Confessant porter un regard « pessimiste et un peu amer » sur sa situation, Armand (le prénom a été modifié à sa demande), 40 ans, maître de conférences des universités et praticien hospitaliers dans un prestigieux hôpital de l’AP-HP, assure que sa décision est prise. Qu’il obtienne ou non son titre de professeur des universités, il quittera prochainement l’hôpital public pour le privé ou le privé non lucratif. « Dans le public, on fait tout à l’arrache, en surrégime, c’est épuisant. Il y a un moment où ça suffit, lance-t-il. Je pars parce que je suis en train de sacrifier ma vie de famille, je suis de garde un samedi sur deux, et je ne m’amuse pas dans mon travail. »
Dans une tribune titrée « Pourquoi les internes ne défendent pas plus l’hôpital public ? » publiée le 7 novembre sur le site du syndicat Jeunes Médecins, le chirurgien Eric Vibert constate, lui aussi, l’existence d’une fracture générationnelle. « En 2020, écrit-il, nos jeunes collègues ne veulent plus travailler quatorze heures par jour, être “malmenés” au staff, insultés au bloc opératoire ou se retrouver deuxième auteur sur un papier dont ils ont écrit la première mouture. » Estimant que l’hôpital, et surtout le milieu « hospitalo-universitaire », est « un vieux monde plein de nostalgie qui regrette son rayonnement d’antan », il constate que les jeunes médecins « sont moins attachés à l’hôpital car le modèle et ceux qui y travaillent ne les font plus rêver » et appelle à « réinventer le CHU, son organisation hiérarchique et son état d’esprit ».
François Béguin
• Le Monde. Publié le 15 novembre 2019 à 05h37, mis à jour à 06h26 :
https://www.lemonde.fr/societe/article/2019/11/14/la-tentation-du-depart-des-medecins-de-l-hopital-public_6019086_3224.html
« Chaque jour, j’ai des infirmières qui craquent et qui pleurent »
De nombreux soignants ont répondu à un appel à témoignages du « Monde.fr ». Ils décrivent tous des conditions de travail à l’hôpital dégradées, qui pèsent aussi sur les patients.
A 28 ans, Marlène (tous les prénoms ont été modifiés) est une infirmière « exténuée » par son rythme de travail. En cinq ans, l’effectif du service d’hémato-oncologie où elle travaille a fondu de moitié. Face aux demandes régulières de la cadre de son service de revenir travailler lors d’un jour de repos pour boucher un « trou » de planning, elle a récemment pris une décision radicale : elle ne répond plus aux appels venant de l’hôpital et a même débranché sa boîte vocale afin de ne plus « culpabiliser » et « stresser » de refuser ces demandes.
Ce manque permanent et quasi structurel de personnel, qui oblige à des journées de travail à flux tendu et à annuler à la dernière minute des jours de congé, est le premier problème pointé par les quelque 200 soignants – principalement infirmiers et aides-soignants – du secteur public qui ont répondu à un appel à témoignages lancé sur Lemonde.fr, le 25 octobre.
Certains se disent « en colère », d’autres « désabusés ». Tous évoquent l’épuisement dû à une « déshumanisation progressive des soins » ces dernières années. « Chaque jour, j’ai des infirmières qui craquent et qui pleurent à cause de ce rythme “à la chaîne” que je leur impose malgré moi. Chaque jour, je ne sais pas comment la journée va se finir », témoigne une cadre de santé d’un centre de lutte contre le cancer. « Ça fait deux ou trois ans que c’est vraiment raide, à se dire “je vais aller faire caissière” », assure une infirmière.
Le constat est récurrent : depuis dix ans, les personnels hospitaliers partant à la retraite n’ont pas tous été remplacés, alors que la demande de soins, elle, a continué de croître. Ces non-remplacements sont durement ressentis par ceux qui restent. « Avant, les congés maladie et maternité étaient remplacés, ce n’est plus le cas aujourd’hui. Les autres agents compensent avec les heures sup », explique Olivier, 47 ans, infirmier en psychiatrie à l’hôpital d’Aurillac.
« Frustration et incompréhension »
« Il y a dix ou douze ans, ça ne se passait pas comme ça : quand il fallait recruter, on recrutait », se souvient Camille, 39 ans, infirmière de bloc dans le service de chirurgie pédiatrique d’un centre hospitalier universitaire francilien. Les heures supplémentaires ? « Elles finissent par vous faire ressembler à un zombie », peste-t-elle, décrivant une « catastrophe » pour la vie de famille. Après dix-huit ans à l’hôpital, et un arrêt maladie pour burn-out, elle a choisi, il y a quelques semaines, la mort dans l’âme, de passer à autre chose, « épuisée par cette pression, ce manque de personnel, ce manque de tout de façon récurrente… »
« Il y a dix ou douze ans, ça ne se passait pas comme ça : quand il fallait recruter, on recrutait », se souvient Camille, 39 ans, infirmière de bloc
Dans de nombreux hôpitaux, assurent les répondants, les absences sont de moins en moins compensées par quelqu’un du pool de soignants non rattachés à un service ou par un intérimaire. Ceux qui restent se retrouvent à faire le travail de trois personnes à deux, favorisant les situations d’épuisement. « On travaille trois week-ends sur quatre, les services de pool ne suffisent plus, on est tout le temps rappelés… Résultat : la fatigue s’installe et de plus en plus de filles craquent », constate Aurélie, 45 ans, aide-soignante en chirurgie digestive pour un peu plus de 1 500 euros par mois dans un hôpital des Pays de la Loire.
« Il y a deux fois plus d’arrêts qu’il y a dix ans », estime-t-elle, forte de ses vingt-six années d’ancienneté. Faute de lève-malades adaptés, six des huit aides-soignantes de son service se plaignent actuellement du dos. « Il y a quelques jours, mon dos a dit stop, raconte-t-elle. Mon médecin voulait m’arrêter plus de trois jours, mais je n’ai pas voulu parce qu’il y avait de grandes chances que je ne sois pas remplacée et que ça mette mes collègues en difficulté. »
Pour illustrer cette fragilité du système, un médecin d’un établissement francilien de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) décrit une situation révélatrice de la crise actuelle. « Parfois, nous obtenons un infirmier suppléant qui arrive dans le service. Il commence à prendre en charge les patients, mais, une heure plus tard, il est changé de service pour un autre, où les difficultés sont encore plus importantes, ce qui désorganise les soins et crée de la frustration et de l’incompréhension. »
La charge de travail de ceux qui restent explose. Infirmière à l’hôpital de Briançon (Hautes-Alpes), Christelle Fauconnier, 48 ans, raconte qu’il y a dix ans, lorsqu’elle a commencé à travailler la nuit, elle devait s’occuper de 12 patients. « On est ensuite passé à 15, puis à 20 et enfin 30. Il y a une nuit, j’en ai eu jusqu’à 47 ! », s’exclame-t-elle. Avec autant de patients, « plus un moment de répit ». « Je n’osais plus boire car je savais que je n’aurais pas le temps de faire pipi, je mangeais un bonbon quand j’étais au bord du malaise », raconte l’infirmière, qui travaille désormais aux consultations externes pour 2 130 euros net par mois.
« Des choix impossibles à faire »
Infirmière de nuit dans un hôpital de l’AP-HP, Armelle, 27 ans, pense déjà à se reconvertir, un an seulement après avoir commencé son métier. « Le rythme est plus que soutenu, c’est non-stop, c’est exceptionnel quand j’ai le temps de manger un petit bout », explique-t-elle. En ce moment, deux des cinq infirmières des deux équipes de nuit du service sont en arrêt maladie et ne sont pas remplacées. « On n’arrive pas à recruter, personne ne veut venir travailler chez nous, ce n’est pas attractif du tout. »
Les départs à la retraite non remplacés – notamment de secrétaires – ont augmenté le nombre de tâches demandées aux personnels paramédicaux, relèvent de nombreux soignants. « En vingt-cinq ans, mon métier de soignant est devenu peu à peu secrétaire, gestionnaire de stock, apprenti informaticien, fabricant de protocoles… Bref, tout sauf l’infirmier que je souhaiterais être », estime Olivier, à Aurillac.
« Je n’osais plus boire car je savais que je n’aurais pas le temps de faire pipi, je mangeais un bonbon quand j’étais au bord du malaise », raconte une infirmière
Pour les soignants, ce travail à flux tendu se fait au détriment d’une certaine qualité du soin aux patients. « Avant, on avait le temps d’aller promener nos patients dehors, de faire de l’animation, on avait un horaire aménagé pour ça… Maintenant, il faut revenir sur nos repos », déplore Lila, 43 ans, aide-soignante pour 1 500 euros par mois dans le service de gériatrie de l’hôpital de Montluçon (Allier).
Conséquence de ce « rythme de dingue » : des « choix impossibles à faire sans cesse quotidiennement », estime Marie, 32 ans, infirmière depuis près de dix ans dans un service de chirurgie d’un hôpital de Toulouse, pour 1 600 euros net par mois. « Est-ce que je laisse la mamie dans ses selles pendant deux heures ou est-ce que je laisse ouvert un pansement ? Plus ça va, plus on a ce type de choix à faire. Tout s’aggrave. »
L’infirmière constate également que, cinq ans plus tôt, dans son service, aucun patient n’avait d’escarres. « Aujourd’hui, ils en ont très souvent. On n’a plus le temps de les tourner toutes les heures ou toutes les deux heures. C’est grave. » « On nous demande d’être des techniciens de soins en série, des robots efficaces, regrette-t-elle. J’adore mon métier, mais je n’arrive plus à l’exercer. »
François Béguin
• Le Monde. Publié le 13 novembre 2019 à 10h24, mis à jour le 15 à 06h26 :
https://www.lemonde.fr/societe/article/2019/11/13/crise-de-l-hopital-public-chaque-jour-j-ai-des-infirmieres-qui-craquent-et-qui-pleurent_6018973_3224.htmll