La mort de James Brown fut vécue, au sein de la communauté noire, comme un véritable deuil national. Car le personnage, au-delà des ou trances mégalomaniaques (il paya un soir 35 000 dollars Solomon Burke juste pour qu’il lui passe sa cape de King of soul ») et des fautes de goût de sa fin de carrière, avait su incarner une fierté enfin retrouvée chez les petits-fils ou filles d’esclaves. Non seulement grâce à une musique militante et contestataire, mais aussi, comme toujours dans la culture populaire, en magnifiant les héritages vocaux et harmoniques du blues et du gospel. Chanteur de charme au charisme sexuel incroyable, bête de scène et haut-parleur politique, James Brown est un immense artiste. Lui rendre hommage, c’est aussi confronter la légende à sa réalité personnelle, et comprendre ainsi que l’impact de l’art dépasse la simple biographie du créateur.
La date naissance de James Brown reste un mystère, que le chanteur a emmené dans sa tombe. Cette ultime coquetterie démontre ce besoin pathologique d’échapper au sort du commun des mortels, en se rajeunissant. Officiellement, James Brown a vu le jour en 1933, en Caroline du Sud. Sa jeunesse est profondément enracinée dans le sud des États-Unis, et elle se déroule pour une bonne part à Augusta, en Géorgie. Son parcours s’avère emblématique de la misère sociale dans laquelle sont plongées les victimes de la ségrégation. Tout gamin, il a recours à des petits boulots pour améliorer le quotidien, cirant des chaussures ou ramassant des restes de charbon. Il sert aussi de rabatteur pour le bordel de sa tante. Adolescent, il accumule les petits délits et se retrouve, dès 16 ans, derrière les barreaux.
Révolution
La prison va changer le cours de sa vie. Ce passionné de boxe et de base-ball y croise la route de Bobby Byrd. Ce dernier repère tout de suite la potentialité de l’énergumène et l’engage à le rejoindre dans son groupe. The Famous Flames se transformera vite en James Brown & The Famous Flames, et signe auprès d’un petit producteur juif du nom de Syd Nathan, propriétaire du label King Records. Les premiers hits, dans un registre très classique, s’enchaînent à partir de 1956, avec la larmoyante ballade Please Please Please.
Ensuite - surtout au cours des années 1960 -, James Brown s’affirme comme l’un des principaux protagonistes de la soul music, qui traverse son âge d’or (avec les grands labels Stax et Motown), dans un style largement inspiré du gospel (la musique de rédemption par excellence, toujours prête à basculer dans le profane et la luxure). Il copie encore largement ses prédécesseurs, tels Roy Brown (le parrain noir du rock’n roll), auteur en 1947 de Good Rockin Tonight, ou Hank Ballard, le premier interprète du twist. Il s’imprègne, en outre, de ses contemporains, comme Jackie Wilson (également idole d’Elvis Presley, auquel ils vont tous les deux emprunter son jeu de jambe), Joe Tex, ou l’allumé tragique Little Willie John (il mourra d’une pneumonie en prison), l’auteur originel de Fever. Bien qu’affirmant crânement et constamment sa supériorité, James Brown comprendra très tôt la nécessité de maintenir l’émulation autour de lui, pour mieux vampiriser les talents qu’il découvrait ou embarquait dans ses interminables tournées. Il prit avant tout soin de choisir les meilleurs musiciens possibles (les Famous Flames du début, puis les JB’s de Maceo Parker), même s’ils finissaient toujours par le quitter, lassés de ses exigences narcissiques (il mettait des amendes pour une fausse note en concert).
Si les disques de Brown marchent de mieux en mieux et assurent son succès auprès du pu blic black, et d’ailleurs aussi auprès des jeunes anglais férus de rythm’n blues (dont les jeunes Beattles), ce fut sur scène que sa gloire naissante éclata. Sillonnant la moindre salle du Sud profond, il décide de graver dans le marbre ses prestations (jusqu’à trois concerts par jour). Son Live at Appollo (une salle new-yorkaise mythique où son corps sera exposé) de 1962 reste encore l’un des meilleurs albums jamais sortis dans cette catégorie. Dans le feu brûlant de ses shows, se forge, à travers des morceaux comme Cold Sweat, Out of Sight ou There was a time, une révolution dont James Brown sera, cette fois-ci, le seul père incontesté : le funk.
Transcendance
Ce nouveau son marque un changement d’époque, tant créatif que politique. La rythmique devient prépondérante. La basse plus lourde, le riff de guitare envahissant. Et sa voie surpuissante s’impose. Le funk sera donc une musique de danse, de fête et de combat. Cette vibration, gavée de slogans ou d’appels au peuple, renverse les murs de l’Amérique conservatrice. Le funk représente l’une des musiques noires les plus explicitement revendicatives, miroir de la quête de justice, du refus de la guerre du Viêt-nam, etc. Le rêve des droits civiques s’effondre en même temps que le corps de Martin Luther King. Les radicaux font les yeux doux à un James Brown dont la presse se demande s’il n’est pas « le Noir le plus important des États-Unis ». Ce dernier commence à décliner dans une mégalomanie qui le pousse à manger à tous les râteliers, jusqu’à son effroyable participation à Rocky IV, chantant le très patriotique Living in America.
James Brown ne cesse pourtant d’inspirer. Dans le film Blues Brothers, John Landis lui fait endosser l’habit d’un prédicateur fou et allumé, mais en connexion directe avec le seigneur. Rôle somme toute assez proche du bonhomme. Le hip-hop, qui commence son envol, le pille allégrement, et des groupes comme Public Ennemy ou Eric B & Rakim sont, à coup sûr, ses enfants naturels les plus crédibles.
La trace artistique que James Brown a laissée dans l’histoire de la musique est immense. Le funk a transformé le son des musiques urbaines. Symbole de l’artiste afro-américain fier de sa culture mais toujours en quête de reconnaissance, oscillant entre le mauvais garçon et le nouveau riche, James Brown a fait preuve d’un talent démontrant, une fois de plus, que la musique est transcendance, et le reste, littérature.